Alors que certains médias et les avocats de Jonathann Daval parlent encore de “crime passionnel” pour désigner le meurtre de sa femme, de nombreuses féministes plaident pour sa requalification en “féminicide”. Une catégorie qui gagne du terrain en France, malgré des résistances.
Les mots sont importants. Et peut-être plus encore lorsqu’il s’agit de qualifier les violences faites aux femmes. Le meurtre d’Alexia Daval par son mari, Jonathann Daval, en fait une nouvelle fois la démonstration. Alors que son conseil défend la ligne du “crime passionnel”, de la “crise de couple” ou encore du “drame amoureux”, et que certains médias et éditorialistes s’engouffrent dans cette brèche lexicale, de nombreuses féministes s’insurgent et revendiquent le terme de “féminicide”, qui révèle de manière littérale la nature misogyne du crime. Cette bataille de mots trace une ligne de démarcation très nette entre d’un côté le domaine du fait divers, et de l’autre celui du crime de genre. Or le terme de féminicide reste encore cantonné en France aux seules associations qui militent pour les droits des femmes. Comment l’expliquer ?
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“Une très grande répugnance à reconnaître l’ampleur des violences faites aux femmes”
Pour la sociologue Jules Falquet, enseignante-chercheuse à l’Université Paris Diderot, auteure de Pax neoliberalia : perspectives féministes sur (la réorganisation de) la violence (éd. iXe), le mot ne s’impose pas encore dans le vocabulaire médiatique en raison de résistances culturelles : “Il y a historiquement en France, d’un point de vue social, une très grande répugnance à reconnaître l’ampleur des violences faites aux femmes. La première enquête nationale sur les violences faites aux femmes [l’Enveff, réalisée en 2000, ndlr] avait provoqué des cris d’orfraies chez certains intellectuels et faiseurs d’opinion, de même que l’accusation de viol portée contre le directeur du FMI, Dominique Strauss-Kahn, en 2011. Et aujourd’hui, la publication du manifeste ridicule, déplacé et choquant de cent femmes qui disent être heureuses d’être harcelées témoigne encore d’un climat culturel d’une extrême misogynie”.
“Le traitement médiatique renvoie toujours ces crimes à des affaires privées, or ils comportent une dimension systématique et culturelle”
Dans ce contexte, les mots traduisent une lutte idéologique acharnée entre féministes et conservateurs, dans laquelle le terme de féminicide occupe une place centrale : il permet en effet de révéler la nature misogyne de crimes couramment banalisés comme des “accidents” malheureux de la vie de couples. “Le traitement médiatique renvoie toujours ces crimes à des affaires privées, or ils comportent une dimension systématique et culturelle, même si ce n’est pas forcément conscient dans l’intention du meurtrier, estime Fatima Benomar, du collectif féministe Les Effronté-e-s. Inscrire le terme de féminicide dans la loi permettrait donc que l’on sache au nom de quoi ces femmes sont tuées, de même qu’il y a des crimes racistes ou antisémites. Si on arrive à caractériser cela, ce serait une avancée”.
“Il ne suffit évidemment pas d’avoir le terme féminicide dans la loi”
De nombreuses associations féministes militent en effet pour que le féminicide soit inscrit dans le code pénal comme un délit en soi. C’est le cas par exemple d’Osez le féminisme, qui réclame cette reconnaissance depuis 2014. Elles s’inspirent en cela de l’expérience de pays d’Amérique latine qui se sont dotés de cet outil depuis les années 2000 : Mexique, Costa Rica, Guatemala, Colombie, Chili, Pérou, Salvador…
Le mot lui-même s’est d’ailleurs diffusé à partir de la fin des années 1990 suite à la découverte de très nombreux crimes contre les femmes – et particulièrement atroces – perpétrés à Ciudad Juarez. On le doit à l’anthropologue féministe Marcela Lagarde, qui l’a elle-même emprunté à la féministe américaine Diana Russell. “Cela a permis d’insister sur l’existence et la spécificité de certaines formes d’assassinats de femmes, explique Jules Falquet. Ce sont des crimes de haine contre les femmes, parce qu’elles sont des femmes, par des hommes qui estiment avoir le droit de vie et de mort sur l’ensemble des femmes, et tout particulièrement sur celles avec lesquelles ils ont entretenu des rapports paraît-il amoureux. Une grande partie des féminicides sont en effet commis pendant ou après des relations intimes, quand les femmes décident d’y mettre fin suite à des violences”.
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Mais la reconnaissance de ce terme, et son entrée dans l’arsenal législatif n’ont pas nécessairement entraîné une diminution des crimes. Au Mexique, une justice corrompue et des autorités politiques velléitaires voire complices n’ont pas permis d’endiguer ce fléau qui continue de tuer, jusque sur le campus universitaire de México. “S’il n’y a pas de volonté politique au rendez-vous, et si des hommes harceleurs, violeurs voire commanditaires des assassins sont au pouvoir, il ne suffit évidemment pas d’avoir le terme de féminicide dans la loi pour que les choses changent”, constate Jules Falquet.
“Entrer dans les méandres psychologiques est souvent disqualifiant dans l’échelle des peines”
En France, les juristes ne se sont pas encore saisis de la question, et les avis divergent entre eux. Certains sont assez circonspects quant à l’opportunité d’inscrire ce terme dans le code pénal. En cause, un argument pragmatique : il est difficile de prouver qu’une femme a été tuée parce qu’elle est une femme, et donc à faire condamner les coupables selon ce critère. “Entrer dans les méandres psychologiques des auteurs de ces crimes, c’est souvent disqualifiant dans l’échelle des peines, car le doute profite à l’accusé, on ne sait jamais pourquoi il a tué, mesure Isabelle Steyer, avocate au barreau de Paris spécialisée dans les violences faites aux femmes. Je comprends la philosophie des associations féministes, mais en terme de droit pénal, il ne faut pas masquer ou abolir les lois actuelles”.
Selon la loi égalité et citoyenneté, le sexisme est en effet une circonstance aggravante des crimes et délits depuis 2016, de même que le fait que le meurtrier ait eu une relation affective avec sa victime, ou que le meurtre ait lieu dans le cadre de violences conjugales. “Le lien affectif et amoureux avec la victime permet au criminel de la surprendre pour mieux l’atteindre – que ce soit dans le cadre du viol, des violences conjugales ou du féminicide. Et c’est très objectivable”, rapporte la spécialiste.
“Une figure juridique doit définir de manière efficace la chose. Or prouver la misogynie d’un crime en soi n’est pas chose très aisée”
Pour autant, l’inscription dans la loi du terme de féminicide pourrait avoir des effets dans d’autres champs. “Cela ne changerait pas grand chose au niveau des peines et des poursuites, mais cela permettrait une lecture différente dans les médias, en évitant d’en faire des faits divers, pour en faire des faits de société”, remarque l’avocate en droit des victimes Carine Durrieu Diebolt.
Il faudrait donc distinguer deux niveaux de lutte : le niveau médiatique et idéologique, et le niveau juridique. Si, dans le premier, il est d’intérêt public de populariser le terme de féminicide pour sensibiliser à la nature de ces crimes, dans le deuxième, les effets de sa fixation dans la loi ne sont pas évidents. “Une figure juridique doit définir de manière efficace la chose. Or prouver la misogynie d’un crime en soi n’est pas chose très aisée. En revanche il est évident qu’au niveau symbolique, créer des termes et les faire adopter est un moyen de réagir aux violences faites aux femmes, qui peut faire avancer la réflexion et l’action, même si un terme ne suffit pas à changer nécessairement les consciences”, conclut Jules Falquet.
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