Mardi 24 juillet, le directeur de l’hebdomadaire « Playa News », Ruben Pat, a été tué par balles dans le haut lieu touristique de Playa del Carmen, au Mexique. C’est le huitième assassinat de journaliste depuis le début de l’année dans le pays. Comment expliquer cette recrudescence dramatique ?
149e sur 180. C’est le rang auquel arrive le Mexique en terme de liberté de la presse selon l’ONG Reporter sans frontière (RSF) qui le définit comme « Etat le plus meurtrier d’Amérique latine », et troisième pays le pus dangereux derrière l’Afghanistan et la Syrie. Mardi 24 juillet, un journaliste a été assassiné pour la huitième fois depuis le début de l’année 2018. Emmanuel Colombié, directeur du bureau Amérique latine de RSF, nous éclaire sur le contexte actuel de corruption et d’impunités qui règne encore aujourd’hui au Mexique.
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Mardi, le directeur de l’hebdomadaire Playa News, Ruben Pat a été tué par balles à du côté de Playa Carmen, haut lieu touristique. Que savez-vous sur les conditions de son décès ?
Emmanuel Colombié – Il a été tué le 24 juillet, vers 6 heures du matin. Il sortait dans un café-bar de Playa del Carmen, en compagnie d’une femme lorsqu’un individu portant une casquette est arrivé, et a tiré 6 balles sur lui avant de disparaître immédiatement. Une enquête a été ouverte par la FEADLE, qui est le parquet spécial en charge des crimes commis contre la liberté d’expression et qui s’occupe notamment de ceux contre les journalistes.
Son assassinat est-il lié à sa condition de journaliste ?
Nous ne sommes pas encore sûrs à 100%, et nous ne le serons peut être même jamais puisque c’est difficile parfois d’obtenir des informations de la part de la justice. Il y a le parcours personnel de Ruben Pat, qui était donc le fondateur de ce média en ligne Playa News, qui est une page Facebook qui a été créée il y a 9 mois et couvrait tout ce qui est en lien avec les crimes organisés, les accidents, les politiques locales de la région de Solidaridad, près de Cancun et Playa del Carmen. Ruben Pat s’est très vite attiré des ennuis en couvrant ce genre de sujets. Il a lui-même été arrêté par la police l’an dernier après avoir diffusé un article qui parlait des liens entre des fonctionnaires locaux et le crime organisé. Il a été arrêté arbitrairement par la police, a été torturé et interrogé de façon totalement illégale avant d’être relâché.
En mai dernier il avait reçu des menaces appuyées sur Whatsapp et suite à celà il avait demandé des mesures de protection auprès du Mécanisme fédéral de protection des journalistes qui dépend du ministère de l’intérieur mexicain et qui met en place une cellule d’analyses de risques, propose en fonction un certain nombre de mesures de protection : des escortes policières, des caméras de vidéosurveillance devant les maison, un « bouton d’urgence » – qui est un petit boitier sur lequel il suffit d’appuyer en cas de danger et les autorités locales peuvent envoyer des unités policières – ou encore des GPS pour pouvoir les suivre à la trace.
Ce Mécanisme lui a octroyé à ce moment-là un GPS et un bouton d’urgence. Quelques semaines plus tard l’un de ses journalistes a été assassiné, il l’avait recruté un mois plus tôt. Et en juin, un autre journaliste, José Guadalupe Chan, a été lui aussi tué après avoir reçu des menaces. A ce moment là on s’était rapproché de Ruben Pat pour lui proposer notre aide et notre soutien, et il nous avait dit qu’il avait très peur, et qu’au niveau individuel il considérait que les mesures de protection n’étaient pas suffisantes. Nous sommes alors entrés en contact avec le Mécanisme de protection pour leur demander une extension des mesures à la vue de la gravité de la situation, en vain. C’est évidement dramatique puisque les autorités étaient au courant et n’ont pas été assez réactives.
Un mois plus tôt, comme vous le disiez, c’est l’un des journalistes de cet hebdomadaire qui était tué dans cette région, José Guadalupe Chan. Ruben Pat déclarait alors à l’AFP qu’il avait pourtant demandé aux autorités à être mis sous protection, en vain. Comment expliquez-vous cette défaillance des mécanismes de protection ?
C’est malheureusement très fréquent. Il y a énormément de journalistes menacés au Mexique. Le Mécanisme fédéral n’a pas les moyens, ni financiers ni humains, d’assurer toutes les demandes et de proposer des mesures adaptées et individualisées à chaque cas. Car chaque cas est bien évidemment différent : on peut avoir des journalistes menacés par des membres du cartel, ou directement par les hommes politiques locaux, voire les deux. En général, ce que l’on pointe du doigt c’est effectivement d’une part un manque de réactivité – parce que parfois les mesures arrivent trop tard – et un manque de ressources financières et humaines pour notamment faire de vraies bonnes analyses de risques. L’idée c’est plutôt de bien cibler les risques locaux au cas par cas, et pourquoi pas aussi bien par région et par états, puisque les situations sont différentes en fonction du niveau de corruption du gouverneur local. C’est une situation très complexe.
Depuis le début de l’année 8 journalistes ont été tués au Mexique, et 11 l’année dernière. Comment expliquez-vous cette multiplication des assassinats ?
C’est dramatique. Le Mexique est l’un des pays les plus meurtriers pour les journalistes alors que ce n’est pas un pays officiellement en guerre. Il y a des facteurs structurels, qui ne sont pas directement liés au travail des journalistes qui peuvent expliquer la situation. Premièrement, le fait que le Mexique est un pays violent, qui souffre depuis de très nombreuses années de la corruption et du crime organisé, essentiellement des cartels de la drogue et du trafic d’armes. On a également, dans certains Etats du côté de la frontière avec les Etats-Unis, des situations de violences ahurissantes avec des cartels sanguinaires qui vont exécuter de façon quasi-automatique toutes les personnes qui vont se mettre sur leur route, et qui vont perturber leurs activités : journalistes, politiques… Pendant la dernière campagne, plus de 100 candidats aux élections au niveau local et fédéral ont été assassinés.
La corruption est aussi un problème central pour comprendre la situation du Mexique puisqu’elle s’étend du haut au bas de la société, et l’on a au niveau local des gouverneurs qui sont soit à la botte des cartels, soit qui leur donnent des ordres. Donc dès que les journalistes commencent à s’intéresser à cette collusion entre crime organisé et politiques, ils sont d’abord menacés, puis suivis, arrêtés et intimidés et peuvent être assassinés.
Il existe au Mexique une impunité quasi-totale puisque 99,75% des assassins de journalistes sont restés impunis selon l’association Article 19. Et ce, malgré la création d’un parquet spécialisé dans les délits contre la liberté d’expression (FEADL)… Que fait la justice ?
C’est le même constat que pour le Mécanisme : un manque de volontarisme politique, et un manque de ressources humaines et financières pour que la FEADL puisse opérer de façon efficace. On ne peut pas critiquer son existence, mais malheureusement, depuis sa création il y a eu encore trop peu de cas pour lesquels on a abouti à des sentences. Et surtout, il n’y a eu quasiment aucun cas pour lesquels les auteurs de ces assassinats ont été arrêtés et traduits en justice. On a régulièrement des arrestations des auteurs matériels, qui sont les exécutants, la plupart du temps des membres du cartel. Mais on a l’impression que la justice trouve le coupable idéal pour faire en sorte qu’il soit traduit en justice et que l’on en parle plus. Sauf qu’en réalité, en général, les donneurs d’ordres sont plutôt les chefs des cartels ou les fonctionnaires et les élus locaux.
Il y a un processus qui est en cours auquel on contribue qui est de réformer les protocoles d’investigation pour les crimes commis contre les journalistes pour gagner notamment en réactivité, et avoir des enquêtes qui puissent avancer plus rapidement. Dans tous les cas majeurs d’assassinats de journalistes au Mexique, les enquêtes ont été très lentes, avec des irrégularités, la plupart du temps les familles n’ont pas pu accéder aux dossiers… Il y a eu des entraves à la justice. La FEADL a le pouvoir d’attirer les cas du niveau local au niveau fédéral parce que le Mexique est un pays très décentralisé et chaque Etat a sa propre justice. En fonction des cas, la FEADL fédérale – quand elle pense qu’il y a une source d’implication d’élus locaux dans le crime – peut récupérer le dossier. Elle ne le fait pourtant pas systématiquement. Donc c’est un manque de réactivité que l’on pointe du doigt, et cette collusion entre le niveau local et le niveau fédéral qui ralentie les enquêtes…
Les journalistes mexicains ont-ils peur aujourd’hui ? Avez-vous le sentiment que cela les décourage à traiter des questions de politiques, corruption ou de narco-trafiques ?
Ils ont très peur, oui. Le cœur de ce cercle vicieux c’est l’impunité, parce que la plupart de ces crimes restent impunis, et cela créé une déconsidération de la profession. On assassine des journalistes et on n’identifie pas les auteurs matériels et intellectuels de ces meurtres. Donc les journalistes vont avoir tendance à s’autocensurer, ils vont arrêter de couvrir les sujets délicats, cela génère des trous noirs de l’information. Il y a certaines régions du Mexique dans lesquelles les journalistes n’ont même plus accès et où l’on ne sait absolument pas ce qui s’y passe. Dans ce contexte-là, l’impact sur la liberté d’information et d’expression est colossal. Cette impunité fait régner la peur et alimente cette spirale dans laquelle on tue des journalistes mais les auteurs courent toujours, d’où la répétition de ce genre d’actions. Et puis il faut souligner l’inefficacité du gouvernement mexicain à endiguer l’activité des cartels qui sont toujours plus riches, influents, violents et dangereux.
Propos recueillis par Fanny Marlier
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