L’élection de Donald Trump n’est ni une aberration, ni une méprise, assure le philosophe américain Dick Howard. Sa victoire se préparait peu à peu depuis plusieurs décennies, avec la montée du ressentiment des ouvriers blancs et l’essor de la droite religieuse américaine.
« Où est donc passée mon Amérique ? », se demande Dick Howard. Dans son touffu essai Les ombres de l’Amérique (Editions François Bourin, septembre 2018), ce philosophe et professeur émérite de l’université d’Etat de New York cherche à comprendre son Amérique natale, qu’il a peine à reconnaître.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Lui non plus ne s’attendait pas à la victoire de Trump, et a été autant choqué que surpris, ce 8 novembre 2016. Arrivé en France il y a cinquante ans, il a décidé de s’atteler dans son livre à un panorama de l’histoire récente des Etats-Unis, de Martin Luther King à aujourd’hui. Il a un seul but en tête : expliquer pourquoi « son » Amérique a mis au pouvoir un milliardaire populiste magnat de l’immobilier. Pendant notre dernier demi-siècle, les conditions pour avoir Donald Trump au pouvoir ont été peu à peu toutes réunies.
Car l’élection de Trump ne doit rien au hasard. La classe ouvrière blanche et la droite religieuse y ont eu un rôle clé, déterminant pour la destinée des Etats-Unis. Sans ces deux grands soutiens, Donald Trump n’aurait sûrement pas été élu.
Le ressentiment des ouvriers blancs, une ombre de l’Amérique
Si l’esclavage est pour certains un des pêchés originels des Etats-Unis, il n’explique pas tout. Dick Howard préfère souligner une autre ombre de l’Amérique, bien plus pernicieuse : le ressentiment des classes pauvres et moyennes blanches. C’est le sentiment de déclassement qui permet « d’expliquer le basculement à droite des ouvriers blancs syndiqués, [anciens] électeurs de gauche », argue-t-il.
Dans les années 1960 aux Etats-Unis, la classe moyenne constitue « le socle du consensus libéral ». Mais dès la décennie suivante, ce consensus se disloque progressivement, souffrant d’une « perte de prestige », remarque Dick Howard. Lors des manifestations contre la guerre du Vietnam, l’animosité des travailleurs blancs éclot. Ils « voient ces manifestants comme des ‘hippies’, des gosses de riches jouissant de privilèges – dont le sursis militaire , alors que les fils des classes pauvres pouvaient difficilement éviter d’être envoyés au front », conte Dick Howard. Et ces ressentis ne se tariront pas :
“A mesure que l’Etat providence – ce qu’était devenu le New Deal – avait élargi son champ d’action, [la classe ouvrière blanche] s’était sentie flouée : c’était elle qui payait les taxes pour financer les bienfaits dont semblaient vivre les autres : les Noirs, et plus largement, les pauvres, éventuellement les femmes, les étudiants, les hippies, les minorités sexuelles… […] Elle s’estimait victime de l’injustice d’un gouvernement qui avait tenté de rectifier sur son dos – pensait-elle – des inégalités dont elle n’était pas responsable.”
Ronald Reagan, ou la fin de la politique sociale-démocrate
Alors que l’ouvrier blanc « ne parvenait pas à se faire entendre », « ses valeurs morales et religieuses, son style de vie, ses aspirations matérielles étaient brocardées, et il était courant de le traiter de raciste, de sexiste, de chauvin… » Il n’en fallait pas plus pour que la classe moyenne et modeste blanche se mette à critiquer l’Etat, rejoignant, à certains égards, les idées des néolibéraux.
En 1980, les ouvriers basculent à droite, votant pour le très conservateur Ronald Reagan, « père spirituel du parti républicain moderne » d’après Dick Howard. La victoire de Reagan marque alors « la fin de la longue domination de la politique ‘libérale’ [soit sociale-démocrate en Europe] inaugurée par le New Deal« . Place au néolibéralisme reagano-tchatchérien, et à ses faux pas.
La religion, une force progressiste devenue fondamentaliste
Mais l’ancien gouverneur de Californie n’aurait pas pu être élu sans un autre soutien de taille : la droite religieuse. Si, à l’époque du pasteur Martin Luther King, « la religion est une force progressiste », elle devient dans les années 1970 l’apanage des fondamentalistes religieux. Opposés à l’avortement, ils entrent dans le débat public en 1973, quand la Cour suprême rend une décision historique : l’arrêt Roe v. Wade. La Cour y consacre l’avortement comme un droit constitutionnel, entraînant des réactions en masse des « évangéliques ».
Il y a 45 ans jour pour jour, la Cour suprême à Washington rendait son arrêt emblématique « Roe v. Wade », qui légalisait l’avortement dans tous les Etats-Unis #AFP pic.twitter.com/jd5uzG2yhA
— Sébastien Blanc (@sebastienblanc) January 22, 2018
Le poids politique de cette droite religieuse « se fit concrètement sentir pour la première fois lors de l’élection de 1980 : deux tiers des [fondamentalistes] votèrent pour Ronald Reagan plutôt que pour leur coreligionnaire, Jimmy Carter ». Le Président sortant Jimmy Carter « fut ainsi le dernier démocrate à conquérir la majorité des suffrages dans le Sud », en 1976, quatre ans avant l’élection de Reagan.
Plus tard, lors de l’élection présidentielle de 2000, George Bush Junior saura jouer avec ce courant religieux conservateur pour ce faire élire. Il se présente alors comme un « pêcheur repenti : alcoolique dépravé, mouton noir de sa famille, [qui] était revenu sur la bonne voie grâce à la foi ! », s’amuse Dick Howard.
“La politique en mode guerrier”
Pour arriver au pouvoir, Trump a aussi su faire sienne une conception très guerrière de la politique. Pourtant, bien avant lui, en 1992, c’est l’homme politique Pat Buchanan qui a théorisé la politique « en mode guerrier ». A l’époque, la campagne présidentielle de 1992 fait rage, et Buchanan décide d’apporter son soutien à George Bush Père, le Président sortant. Il l’annonce lors de la Convention républicaine, lors d’un discours « quasi apocalyptique, [prédisant, selon ses mots,] ‘une guerre culturelle… pour l’âme de la nation' ».
“Ce discours signalait l’intention de l’aide droite de cliver le parti [républicain] autour des questions sociétales, avant de chasser les plus modérés, analyse Dick Howard. […] Parler de ‘guerre’ n’était pas innocent : c’était installer une vision de la politique où il n’y a plus d’opposants ni de désaccords, mais des ennemis. […] Une telle manière d’envisager le combat politique – qui n’est donc plus un débat ni une recherche commune de solutions réelles – laisse inévitablement des morts sur le terrain.”
Les républicains poursuivront pourtant sur cette ligne risquée, et réussiront ainsi à s’emparer de la Chambre des représentants (l’Assemblée nationale américaine) en 1994.
Le rôle d’Obama, malgré lui
Enfin, l’ascension de Trump n’aurait pas aussi été aisée sans les mandats de Barack Obama, suggère Dick Howard. C’est sous la présidence Obama qu’est né en 2009 le Tea party, un mouvement conservateur s’opposant à l’Etat fédéral, à « la réponse du gouvernement à la crise financière » et à « la réforme contestée de l’assurance santé ».
En 2010, les contestations grondent face à l’Obamacare, et la droite républicaine en profite pour lancer « une série de messages médiatiques et publicitaires » dénonçant la réforme santé. « C’était la droite qui se chargeait d’éduquer les Américains », regrette Dick Howard. Obama ne répondra à ces critiques qu’en 2012, deux ans plus tard, alors que « l’opposition s’était structurée » et qu’« il y avait, en effet, un feu dans la forêt, allumé par les rebelles du Tea Party.«
S’attaquer au ressentiment plutôt qu’au racisme
C’est ainsi que la droite radicale a conquis une place à part dans le paysage politique américain. « S’il est vrai que la droite radicale est davantage animée par le ressentiment que par le racisme, c’est au ressentiment qu’il faut s’attaquer en priorité », prévient toutefois Dick Howard :
“La politique anti-immigrants est fondée avant tout sur la mobilisation de ce ressentiment. il ne faut pas abandonner ce terrain à la droite radicale.”
En novembre 2018 auront lieu les élections de mi-mandat. « Pour revenir dans le jeu politique et sortir de la guerre imposée par la radicalisation nationaliste républicaine », le parti démocrate doit d’abord les remporter, estime le professeur. Depuis l’élection de Trump, il confesse être « horrifié » par « le ressentiment aveugle de ses admirateurs, nationalistes et incapables de tolérer l’altérité ». Il préfère croire que « son » Amérique « n’a pas disparu, mais qu’elle est plus difficile à discerner sous l’ombre qui s’est épaissie depuis 2016″.
Dick Howard, Les ombres de l’Amérique, Editions François Bourin, 20 septembre 2018, 22 €.
{"type":"Banniere-Basse"}