Longtemps décrit comme un eldorado pour les féministes du monde arabe, le Liban interdit toujours aux femmes de transmettre la nationalité à leurs enfants et maris. Un reste de patriarcat justifié par des arguments xénophobes, dans un pays qui accueille un million et demi de réfugiés syriens.
Le soleil est loin d’être levé sur Choueifat, à la lisière sud de Beyrouth. Il est deux heures du matin et les quelques lampadaires qui traînent là éclairent à peine les rues sombres foulées, comme chaque jour, par Youssef Aïssa. Dix minutes le séparent de la boulangerie où il va enchaîner douze heures de travail d’affilée. Avant, ce père d’une quarantaine d’années doit passer un checkpoint tenu par des militaires ensommeillés. La noria matinale des travailleurs motorisés a encore quelques heures devant elle. L’air bonhomme, Youssef tient dans ses mains tout un tas de photocopies en langue arabe, soigneusement glissées dans une pochette plastifiée. “C’est toujours pareil, je dois négocier avec eux et leur expliquer ma situation pour qu’ils me laissent passer”, souffle-t-il à voix basse, comme pour ne réveiller personne.
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Des apatrides comme Youssef, il y en aurait des dizaines de milliers selon les ONG, qui peinent à obtenir un chiffre précis à ce sujet. Obligé de travailler à la journée, il n’a jamais pris de vacances ni de jours de repos. “Si je ne me rends pas là-bas, mon employeur peut choisir n’importe qui d’autre pour me remplacer. Et ils sont des centaines à pouvoir prendre ma place.”
Sans passeport et ni même d’acte de naissance officiel, “c’est comme être invisible”, soupire-t-il. Le pire à ses yeux, c’est de ne rien pouvoir faire pour que son fils n’ait pas la même vie que lui. Depuis son grand-père, la précarité s’hérite de père en fils dans la famille de Youssef. Et le fait que sa grand-mère, sa mère et son épouse soient toutes Libanaises n’a rien changé à sa situation ubuesque qui n’est pas rare dans ce pays. En effet, au Liban, la femme n’est pas autorisée à transmettre la nationalité libanaise à ses enfants – ce fut le cas pour Youssef.
Seuls les hommes le peuvent, confirme Leïla Alem, avocate au barreau de Beyrouth. “La loi remonte au mandat français sur le Liban. Son article 1 dispose qu’est Libanais toute personne née d’un père libanais.” C’est tout. Aucune mention de la femme libanaise. “Evidemment, cela rentre en contradiction avec la constitution, qui est censée garantir l’égalité des droits pour tous, quel que soit son sexe”, décrypte-t-elle. Depuis le 17 octobre, des centaines de milliers de Libanais sont descendus dans la rue pour réclamer la démission de la classe politique, jugée corrompue. L’extension du droit à la nationalité pour les Libanaises est, d’après les témoignages recueillis par Les Inrocks, une revendication angulaire du mouvement.
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La précarité en héritage
Hadi* fait lui aussi partie de ces refoulés des registres officiels. Et ce, depuis sa naissance, survenue au beau milieu de la guerre civile qui a ravagé son pays entre 1975 et 1990. Les séquelles d’une balle de sniper, venue se loger dans son cou à l’âge de dix ans, l’ont définitivement placé dans un fauteuil roulant ; sa jambe droite et ses mains sont insensibilisées. Pour subvenir aux besoins de ses proches, Hadi s’est mis à vendre des fleurs dans la rue, à 2000 livres libanaises l’unité (environ 1€20). Des années à déambuler dans les quartiers chics du Beyrouth peu à peu gentrifié ont suffi à faire de lui une petite célébrité. Les réseaux sociaux l’ont même affublé d’un surnom, “Flower Power”.
Les choses se gâtent il y a deux ans, lorsque ses examens médicaux révèlent qu’il est atteint d’une leucémie. Lui, le fils d’une Libanaise et d’un apatride, n’a pas de passeport, et ne reçoit aucune aide de la part de l’Etat – ni pour les traitements, ni pour les analyses. Plusieurs dizaines de boîtes de médicaments multicolores sont entassées sur la table de son salon. L’une d’elle coûte, à elle seule, 2000 dollars d’après Hadi. “C’est insoutenable financièrement, je suis obligé de solliciter de l’aide extérieure”, avoue-t-il, pendant que son fils l’habille et lui lustre les cheveux de parfum. Nous sommes en fin d’année, le ciel est couvert et un vent froid balaie Beyrouth. Posté devant un club branché du centre-ville, Hadi va passer la soirée à sourire aux fêtards dans l’espoir d’écouler son stock de roses rouges.
Méandres administratifs
Les apatrides ayant un document pour prouver leur naissance reçoivent des autorités un bien mal nommé « laissez-passer », ersatz de passeport qui ne garantit en rien leur liberté de circuler. De l’aveu général, ce handicap administratif vient essentiellement de la loi sur la nationalité de 1925, laissée presque immaculée depuis près d’un siècle.
La faute à “une classe politique corrompue”, estime Hala Bejjani à la tête d’une organisation lobbyiste qui travaille à renforcer la transparence au sein des institutions du pays. “Avant, nous avions un Conseil d’Etat progressiste, mais ils ont tout noyauté. Pareil pour les juges engagés ou trop indépendants, on les écarte pour les envoyer au fin fond du diable… Le Liban n’est pas un Etat de droit, donc tout combat au nom de principes est perdu d’avance”, estime-t-elle.
“C’est vraiment l’éléphant dans la pièce dont personne ne veut parler”, abonde Rima Majed, chercheuse à l’Université américaine de Beyrouth. “Il n’y a jamais vraiment eu de citoyenneté libanaise : tout ce qui est de l’ordre du civil, du mariage à l’héritage, passe par les différentes communautés religieuses, et non par l’Etat central. Et une manière de reproduire ce système a été de contrôler les femmes.”
Depuis la fin du mandat français au Liban [accordé par la Société des nations à l’Hexagone de 1920 à 1943, ndlr], le système politique du pays repose sur un fragile équilibre entre dix-huit communautés religieuses, réparties en fonction des chiffres du dernier recensement national, effectué en 1932.
“Majoritaires”, d’après ce comptage les chrétiens maronites détiennent le poste de président de la République par exemple ; les sunnites celui de Premier ministre, et ainsi de suite. “L’argumentaire du pouvoir, depuis des années, a été de dire que si les femmes obtiennent ce droit, pourtant légitime, de transmettre la nationalité à leur mari et à leurs enfants, cela bousculerait les équilibres démographiques du pays en naturalisant des réfugiés palestiniens et syriens [en majorité musulmans sunnites]”, explique Karima Chebbo, porte-parole de la campagne « Ma nationalité est un droit pour moi et ma famille », lancée en 2001.
Un décret présidentiel… pour les Palestiniens et Syriens fortunés
Dernière proposition en date ? Celle de Gebran Bassil, candidat aux législatives de mai 2018, d’autoriser les femmes à transmettre la nationalité à leurs enfants et leur mari, avec une exception pour les pères syriens ou palestiniens. Certains y voient des propos “xénophobes”, la plupart remarquant qu’après le résultat des élections, le député Bassil n’est jamais revenu sur cette proposition, ouvertement “électoraliste”.
Rien de plus énervant, pour la famille de Mona et Youssef, que d’entendre depuis leur poste de télévision les dirigeants rejeter la faute sur les Palestiniens et les Syriens. “Leur discours ne tient pas”, s’exclament-ils en dressant la table du dîner. Les hommes eux ont bien le droit de transmettre le passeport libanais à leurs enfants et à leurs femmes, qu’elles soient Syriennes, Palestiniennes ou de n’importe quel autre pays…”
De mémoire de Libanaises, on a toujours vu ces justifications comme une insulte. “Comme si nous étions là, les jambes grandes ouvertes, à attendre qu’un Palestinien ou un Syrien vienne nous enfanter !”, s’exclame l’une d’elles en agitant les bras. “Si l’on veut éviter des mariages blancs entre des réfugiés et des Libanaises, il suffit de vérifier les dossiers au cas par cas tout simplement.”
Personne n’est dupe. Preuve s’il en est, le scandale qui a éclaté l’année dernière après qu’un décret, signé de la main du président Michel Aoun, a naturalisé plus de 300 personnes, dont une majorité de très fortunés Palestiniens et Syriens. “Nous n’avons pas le droit de transmettre la nationalité à nos enfants à cause du trop grand nombre de Syriens et de Palestiniens, mais par contre le président peut leur accorder comme ça, par décret ?”, pouvait-on lire sur Twitter.
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En toile de fond : la corruption et l’immobilisme
Depuis son bureau en face du musée national de la capitale, Lina Abou-Habib a du mal à cacher sa colère. “Nous avons demandé des comptes au président sur ce texte ; la seule réponse que nous avons eue est qu’il n’a pas à se justifier, que c’est son droit d’accorder la nationalité à des personnes qui ont rendu des services immenses au pays”, raconte cette figure féministe, fondatrice du CRTDA (Collective for Research and Training Development – Action), une ONG qui travaille sur les questions de genre dans toute la région. “En tant que citoyenne libanaise, j’aimerais bien savoir ce que ces gens ont fait pour mériter un tel honneur”, ironise-t-elle.
Selon nos interlocuteurs y ayant eu recours, le prix à payer pour obtenir le passeport libanais de cette manière serait de 100 000 dollars en moyenne, cette somme variant en fonction du statut social et de la nationalité. D’ailleurs, selon l’un d’eux, “les hommes politiques n’ont aucun intérêt à changer la loi sur la nationalité : c’est toute une économie qui s’arrêterait du jour au lendemain”. Pas de timbres fiscaux, ni de registre transparent dans ce cas, tout se passe de gré à gré. Depuis la fin de la guerre civile, des milliers de naturalisations auraient ainsi été accordées sous la table selon nos informations. “Toujours en secret et pour des raisons électorales”, assure Lina Abou-Habib, aujourd’hui lassée d’attendre des réunions parlementaires “d’une nullité sans nom” et des commissions ministérielles qui n’ont pas porté aucun fruit.
A l’occasion d’une vague de naturalisation inédite par son ampleur, plus de 93 000 personnes ont pu obtenir la nationalité libanaise au milieu des années 1990 selon le CRTDA. Parmi ces chanceux, il y a la famille de Claude Mailhac, qui habite toujours le petit bourg d’Ain Aar, sur les hauteurs d’Antélias. Chocolats sur la table, guirlandes clignotantes rouges et vertes un peu partout : trois générations sont rassemblées dans le salon de Georgette et Claude en cette veille de fêtes de fin d’année.
Né d’une mère Libanaise et d’un père Français, Claude enseigne depuis une grosse quarantaine d’années “la langue de Molière” dans les collèges des environs. “Ma mère ne pouvant pas me donner sa nationalité, je n’ai jamais pu signer de CDI et je ne toucherai jamais de pension de retraite”, explique ce sexagénaire blasé. Georgette, elle, se souvient de la peine qu’elle avait de voir son mari renouveler ses papiers chaque année. “Combien de fois l’administration avait du retard… Il se retrouvait parfois sans rien, on pouvait l’arrêter à tout moment !”
En 1994, Claude avoue avoir profité de ce décret salvateur pour régulariser sa situation et celle de ses enfants. Mais tous sont restés opposés, “par principe”, à cette manière de faire “patriarcale et arbitraire”. D’autant plus que la famille se retrouve une nouvelle fois piégée dans les complications administratives depuis que leur fille, Chantal, a eu un enfant avec son désormais ex-compagnon, de nationalité brésilienne. Désormais, elle se dit “prête à [se] casser d’ici pour que [sa] fille puisse grandir sans problème”. Sans passeport, le Liban ne sera pas la maison de Yara, a décidé sa mère. “De toute façon, qu’il y ait une guerre ici ou que le pays soit rayé de la carte, c’est le dernier de mes soucis, je n’ai plus d’attache au Liban”, lâche-t-elle sans ambages.
“L’Etat ne reconnaît pas mon enfant”
Le ras-le-bol est le même dans la bouche d’Elsa El-Hachem. “Quand mon fils est né, je n’ai même pas pu l’inscrire sur un registre officiel parce que mon mari est Canadien. Imaginez la violence symbolique… L’Etat ne reconnaît même pas l’existence de mon enfant !”, s’offusque-t-elle. “Mon frère, lui, s’est marié avec une Anglaise et vit à Londres. Comme c’est un homme, il a pu donner la nationalité libanaise à ses filles, alors qu’ils ne viennent presque jamais ici. Moi, je vis au Liban, et j’enseigne dans une université publique.”
A côté de ses cours, cette sociologue d’une trentaine d’années s’est lancée, depuis quelques mois, dans la production artisanale d’un arak — sorte de pastis local — à la pomme. Son fils ne pourra pas hériter de la petite affaire familiale. Comme beaucoup d’autres mères, Elsa envisage de quitter le pays : “Je ne vais pas sacrifier la vie et l’avenir de mon enfant en attendant que la législation change.”
Celles et ceux qui se retrouvent sans nationalité de secours n’ont d’autre choix que de prendre les routes de l’exil pour échapper à la misère. “Un de nos membres est mort au large de la Turquie il y a quelques mois”, raconte Mustafa Shaar, à la tête de l’une des principales campagnes de mobilisation sur la nationalité. Il avait pris un bateau avec d’autres migrants, parce qu’il n’a jamais eu le droit de travailler ici.”
Entre les lignes, on comprend que son père était Syrien. “Beaucoup se sentent en prison, la liste des interdits est longue.” Pêle-mêle : pas d’ouverture de compte bancaire, pas de demande de prêt, pas de sécurité sociale et un accès à l’enseignement public quasiment mission impossible. “Ces gens ne peuvent même pas se syndiquer pour dénoncer leur statut de citoyen de seconde zone”, assure Mustafa Shaar, depuis son bureau de Mar Elias, au sud de Beyrouth.
Fatima Dandan, 29 ans, s’est engagée à ses côtés. A vrai dire, elle n’a pas eu le choix : “C’était Mustafa, ou rien.” Après des études pour devenir traductrice, la jeune femme s’est rendu compte qu’elle ne pourrait jamais pratiquer sa passion pour les langues étrangères, et notamment le français et l’espagnol. Avec un père originaire d’Alep, au nord de la Syrie, Fatima n’a pas pu obtenir le passeport libanais de sa mère. “On me prend pour une réfugiée syrienne alors que je n’ai presque jamais quitté Beyrouth de ma vie et que je ne parle même pas l’arabe syrien… En plus, tout le monde déteste les Syriens ici”, ajoute-t-elle avec un demi-sourire.
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“La file réservée aux touristes, ça me brise le cœur”
Même humiliation pour les enfants d’Européens. Pour Nada Maucourant-Atallah, dont le père est Français, “cette loi est incroyable : c’est la seule dont on justifie le sexisme en utilisant des arguments racistes”. Chaque jour, cette étudiante installée au Liban ressent les limites de son permis de séjour, à renouveler tous les trois ans. “J’ai le droit de rester sur le territoire libanais, de respirer et de manger du houmous ; par contre, je ne peux pas travailler, ça n’est pas possible.” Mais le plus difficile à ses yeux reste l’arrivée à l’aéroport de Beyrouth. “Ça me brise le cœur de devoir prendre la file réservée aux touristes. Je me sens comme étrangère dans mon propre pays.”
Dans le sillage de la Tunisie, qui a réformé dès 1993 sa loi sur la nationalité, la plupart des Etats membres de la Ligue arabe ont voté une série d’amendements pour accorder davantage d’égalité entre les hommes et les femmes, dont l’Arabie Saoudite en 2012. “A long terme, il va bien falloir que les choses changent au Liban”, résume la sociologue Rima Majed. “Chez les jeunes adultes d’aujourd’hui, il y a quatre fois plus de femmes que d’hommes. La plupart des hommes immigrent ; à cause de la crise économique, les femmes de la classe moyenne sont obligées de trouver un emploi. Elles n’ont plus le choix, le travail n’est plus seulement une question d’émancipation.”
Lina Abou-Habib, elle, reste formelle : “La meilleure manière de tenir une société, c’est d’en contrôler les femmes.” Les gouvernements successifs y ont bien veillé. Dans chacun des deux blocs qui siègent au Parlement, les partisans d’un maintien du statu quo sont légion. Résultat, moins de la moitié du corps électoral s’est rendue jusqu’aux urnes des élections législatives de mai 2018. Mais un espoir énorme se joue dans les rues de Beyrouth, de Tripoli et des principales villes du pays depuis le 17 octobre. Début novembre encore, une journée de manifestation pour les droits des femmes était organisée. Une fois de plus, la question de la nationalité se retrouvait sur toutes les lèvres. En attendant, les mères libanaises — et avec elles, leurs enfants et maris — ne se font guère d’illusions. Lina Abou-Habib rit jaune : “Qu’est-ce qu’on dit en français ? On prend les mêmes et on recommence, c’est ça ?”
* Le prénom a été modifié
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