Publiée le 19 mai, une pétition dénonçant le harcèlement de rue que subissent des habitantes du quartier parisien La Chapelle-Pajol est accusée par certain(e)s de raccourcis stigmatisant une population pauvre et immigrée. Retour sur une polémique qui ne cesse de s’envenimer.
Les titres de presse sont alarmants. « Paris : ce quartier Chapelle-Pajol où les femmes ont peur », « Les femmes bannies du quartier Chapelle-Pajol à Paris », « La Chapelle-Pajol : un quartier où les femmes sont en danger », « Ce quartier de l’est de Paris où les femmes sont chassées des rues », « Harcèlement de rue : les femmes désertent les rues d’un quartier de Paris »…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Depuis la mise en ligne par deux associations locales (SOS La Chapelle et Demain La Chapelle) d’une pétition dénonçant le harcèlement de rue subi par les habitantes de ce quartier du XVIIIe arrondissement parisien, la polémique ne cesse d’enfler. Il faut dire que le premier article à relayer la pétition vendredi 19 mai, signé Le Parisien, ne fait pas dans la demi-mesure côté vocabulaire :
« Ce sont plusieurs centaines de mètres carrés de bitume abandonnés aux seuls hommes, et où les femmes n’ont plus droit de cité. Cafés, bars et restaurants leur sont interdits. Comme les trottoirs, la station de métro et les squares. Depuis plus d’un an, le quartier Chapelle-Pajol, à Paris (Xe- XVIIIe), a totalement changé de physionomie : des groupes de dizaines d’hommes seuls, vendeurs à la sauvette, dealeurs, migrants et passeurs, tiennent les rues, harcelant les femmes » écrit la journaliste.
A contrario, d’autres habitantes dénoncent le ramassis de clichés voire le racisme d’une pétition titrée « La Chapelle & Pajol : les femmes, espèce en voie de disparition au cœur de Paris ». Depuis, la guerre aux témoignages fait rage sur les réseaux sociaux comme dans la presse, chacun(e) y allant de son anecdote, de sa photo, et en tirant des conclusions généralistes.
Un quartier de mixité sociale
Le souci que pose la pétition est de ne pas dénoncer le harcèlement de rue en règle générale, mais de le dénoncer dans un quartier en particulier. Et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit d’un quartier de mixité sociale qui abrite la halle Pajol, devenu un symbole de gentrification depuis sa réhabilitation en 2013, des populations migrantes, un temps regroupées dans des campements de fortune sous le métro aérien et sur l’esplanade Nathalie-Sarraute, depuis démantelés par les autorités, comme des vendeurs à la sauvette et des dealeurs à la sortie du métro (entre autres).
Dès lors, la pétition prend le risque de stigmatiser une population majoritairement immigrée, comme le laisse d’ailleurs sous-entendre la poto illustrant le texte, qui montre des hommes métis ou noirs, certains portant sweats et casquettes. Surgit ainsi la figure de l’Etranger, cet Autre dangereux qui serait la cause de l’instabilité sociale voire de l’insécurité des femmes. C’est ce que dénonce Anaïs Bourdet sur le Facebook de son blog féministe Paye ta Shnek :
Il ne s’agit pas de nier les témoignages des femmes rapportant s’être fait insulter, agresser, ou déshabillées par les regards d’hommes postés dans les rues, bien réels, mais de questionner la pertinence de la méthode ainsi que l’emballement et le traitement médiatique réservé à cette pétition. Marylène Lieber, professeure de sociologie à l’université de Genève et auteure de Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question (Presses de Sciences Po, 2008), estime ainsi que la question de l’insécurité des femmes dans l’espace public est « clairement mobilisée ici dans un contexte où l’on discute par ailleurs de la question musulmane et de la question migratoire »:
« On est face à une réappropriation des discours sur la sécurité des femmes qui permet de poser la question de la légitimé des habitants, de qui est légitime dans cet espace public » ajoute-t-elle.
Le harcèlement de rue pourrit alors d’argument prouvant la dangerosité d’une population pauvre et immigrée, et justifiant ainsi la mise en place d’une politique sécuritaire voire anti-migratoire. De surcroît lorsque la pétition débarque en pleine période post-présidentielle et pré-législative, à quinze jours du premier tour, alors même que le spectre du FN plane toujours sur les élections. Surgit dès lors le risque de récupération politicienne. Ainsi de Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, qui a déboulé, ni une ni deux, à La Chapelle afin d’y dénoncer carrément « une zone de non-droit ».
« Dans un pays qui a mis Marine Le Pen au second tour, automatiquement il y a un fémo-nationalisme virulent porté surtout par les hommes d’ailleurs » analyse Yves Raibaud, spécialiste de la géographie du genre à l’université Bordeaux-Montaigne. « Ce ne sont pas les femmes migrantes à qui l’on va demander si ça va dans les espaces publics mais aux femmes des classes favorisées qui vont être entendues par les journalistes qui viennent des mêmes groupes qu’elles, qui vont eux-mêmes contribuer à maintenir un espace public à leur image » explique de son côté Marylène Lieber.
Se pose dès lors la question de l’identité des auteures de la pétition comme des témoignages ayant déferlé le week-end dernier. « Ce droit des femmes à la ville est reconnu ou davantage reconnu depuis quelques années. La ville de Paris a des campagnes sur la question du harcèlement de rue. Mais de quelles femmes parlons-nous ? On est souvent dans une réaffirmation d’une féminité jugée acceptable c’est-à-dire des femmes blanches et de catégories favorisées » note Marylène Lieber.
« Cette ville faite par et pour les hommes »
Pour Yves Raibaud, le parallèle avec l’affaire de Cologne saute aux yeux. Le soir de la Saint-Sylvestre, à Cologne, en Allemagne, des centaines de femmes avaient rapporté s’être fait harceler, agresser, humilier, insulter par des hommes d’origine étrangères sur et aux abords d’une même place. Dans une tribune publiée dans Libération quelques jours plus tard, Yves Raibaud dénonçait l’association des violences sexuelles et de « l’ethnicité de leurs auteurs« , et rappelait que le harcèlement de rue n’était pas uniquement le fait d’hommes étrangers :
« Cette ville, faite par et pour les hommes, résultat d’une éducation asymétrique des filles et des garçons, est fondée sur la reproduction du modèle d’un garçon hétérosexuel, viril et dominant, ce que nous avons appelé, avant d’autres, la fabrique des garçons. Il s’agit donc de lutter pour l’accès à la ville pour toutes et tous, et non pas contre les garçons arabes pris comme boucs émissaires. »
Plus d’un an après, le discours n’a pas changé. « Le fantasme veut que les migrants viennent en France courir après la femme française blonde qui serait l’idéal de liberté qu’ils n’auraient pas chez eux » analyse-t-il. « Ce n’est pas de la langue de bois. La position féministe est juste constamment divisée par les anti-féministes qui se régalent de pouvoir mettre en défaut les mouvements féministes en les taxant de racistes. Dans les faits on a des effets de concentration d’hommes dans la rue qui prennent des allures fantastiques parce que ces hommes sont de couleur noire. »
Egalement chargé de mission égalité femmes-hommes à Bordeaux, Yves Raibaud rappelle que le harcèlement existe partout, tout le temps et connaît des pics lors de rassemblement festifs de rue, type fête de la musique, fêtes de Bayonne… qui associent concentrations d’hommes dans l’espace public et alcool :
« Le travail que nous avons fait sur le quartier des boites en 2016 à Bordeaux a montré que les étudiantes sont harcelées, voire agressées entre 4 et 7 h du matin, par une population masculine majoritairement blanche, étudiante, jeune. Il y a de la prédation pourquoi de nombreuses prostituées ne font pas commerce les soirs de matchs de foot parce qu’elles ont peur de la violence des groupes d’hommes. »
Outre le fait de garantir de meilleurs éclairages, voire des trottoirs plus larges comme le préconise Caroline de Haas, candidate aux législatives dans le XVIIIe arrondissement et militante féministe, la lutte contre le harcèlement de rue dans les quartiers populaires passerait également par la lutte contre la pauvreté et une meilleure mixité sociale. « Le problème c’est aussi de savoir ce que l’on fait de ces populations immigrées auxquelles on n’offre pas de cadres de vie corrects ? » s’insurge ainsi Marylène Lieber.
Ailleurs la réflexion s’amorce doucement mais surement. Le think tank Genre et Ville travaille actuellement au réaménagement des places parisiennes du Panthéon et de la Madeleine en prenant en compte la question de la place des femmes dans l’espace public. A l’automne dernier, la mairie de Paris publiait un guide Genre & espace public, compilation de conseils à destination des urbanistes pour penser la ville mixte de demain. Bientôt à la Chapelle ?
{"type":"Banniere-Basse"}