On a appris sa mort à 84 ans d’une pneumonie, ce mercredi 27 mai au soir, par son compagnon. Avec la disparition de Larry Kramer, militant incandescent à la colère toujours vive et au parler franc, dont l’activisme au travers d’Act Up a permis de sauver des milliers de vies, l’homosexualité vient de perdre une de ses plus grandes figures.
On a souvent dit que Larry Kramer avait le syndrome du survivant, et que sa colère sans nom vis-à-vis du Sida tenait à ce que, malgré sa séropositivité précoce, il n’en était pas mort, comme des milliers de ses contemporains gays. Dans son premier livre Fags, paru en 1978, (le seul traduit en français et dont le bandeau jaune avertit d’emblée d’un sensationnel “Le livre qui a scandalisé l’Amérique”), les premières pages du roman, plongée douce-amère dans l’univers gay hédoniste des années 70, commencent ainsi : “Il y a 2 556 596 pédés dans la région de New York City (…) Il y a maintenant davantage de pédés dans la région de New York City que de Juifs. (…) L’idéal de bienséance et d’étroitesse d’esprit, si prisé par nos pères fondateurs et tous les pères ultérieurs, est maintenant manifestement et irrévocablement battu en brèche. Quel message Dieu tente-t-il de nous faire parvenir… ?”
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Rest in power to our fighter Larry Kramer. Your rage helped inspire a movement. We will keep honoring your name and spirit with action. In the spirit of ACT UP, join us and chant this (three times). #ACTUPFightbackENDAIDS #ACTUPFightbackENDAIDS #ACTUPFightbackENDAIDS pic.twitter.com/4fAqeO6STW
— ACT UP NY (@actupny) May 27, 2020
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Larry Kramer est né en 1935 à Bridgeport dans le Connecticut d’une famille juive, père avocat et mère travailleuse sociale pour la Croix Rouge. Sa relation avec son père est conflictuelle, son père est autoritaire, violent et n’hésite pas à lui balancer des insultes homophobes. C’est surtout auprès de son frère Arthur, plus âgé, et qui deviendra avocat, qu’il trouvera aide et soutien, comme la force de faire son coming out après avoir commis une tentative de suicide en 1953, lors de sa première année d’étude à l’université de Yale.
A la fin des années 60, Larry Kramer, qui se destine à une carrière de scénariste, part vivre à Londres quelques années, il y connaît son premier succès avec l’adaptation de Women In Love de DH Lawrence qui est un succès nommé pour quatre Oscar du cinéma, qui lui permettra de se lancer dans une adaptation musicale du classique de 1937 Lost Horizon qui, malheureusement, ne connaîtra pas le même sort.
“Un des fauteurs de troubles les plus précieux de l’Amérique”
Revenu aux Etats-Unis, il se lance dans Fags, roman salué par les uns comme un chef-d’œuvre et par d’autres comme une horreur, où il livre un portrait sans concession de l’univers hédoniste des gays new-yorkais de l’époque, entre promiscuité sexuelle, usage de drogues et le sadomasochisme qui sous-tend les rapports entre homos. Le livre est mal compris et divise. Considéré comme moraliste et donneur de leçons par beaucoup de gays de l’époque, malgré le succès phénoménal du livre, Larry mettra du temps à en digérer les conséquences et s’en expliquera des années plus tard, aux débuts des années 90, arguant que les gays et les lesbiennes avaient moins de chance de s’épanouir dans la vie ou de produire de grandes œuvres tant qu’ils et elles se définiraient principalement en fonction de leur orientation sexuelle. Une position à la fois politique et morale, certainement trop en avance sur son temps, mais qui, dans les années 2000, l’épidémie de Sida ayant généré son lot de ravages, prendra soudainement un sens nouveau quand Larry prônera les vertus du sexe protégé, de l’engagement amoureux, de la stabilité affective. Des arguments qui serviront aux débats du grand projet concernant le mariage pour les couples homosexuels.
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Mais ce sont les débuts de l’épidémie de Sida dès le début des années 80, et la lecture d’un article qui indique la mort de jeunes homosexuels d’une forme rare de cancer (le Sarcome de Kaposi) qui va profondément changer le cours de la vie de Larry Kramer, qui de scénariste va devenir activiste, “un des fauteurs de troubles les plus précieux de l’Amérique”, comme le déclarera un jour l’immense Susan Sontag. Dès 1982, lors d’une réunion où il a convié plus de 80 homosexuels dans son appartement new-yorkais, il fonde la première association de lutte contre le Sida, le Gay Men Health Crisis, qui se charge de récolter des fonds, de faire du lobbying, de lancer la première ligne téléphonique d’écoute, de secouer les politiques, notamment le maire de New York de l’époque, Ed Koch, que Kramer trouve trop mou face à l’épidémie, ou d’alerter les médias sur la situation avec ce texte “1,112 and Counting” signé Kramer et publié en 1983 dans le New York Native, média gay de l’époque, et considéré comme le premier essai sur le Sida.
Mais l’évolution, trop soft selon lui, du Gay Men Health Crisis en association caritative n’est pas du goût de Larry, dont la colère qui le rongera toute sa vie, doit s’exprimer d’une autre manière. Il la quitte, et en profite pour écrire the Normal Heart, pièce au succès retentissant qui fictionne l’histoire du Gay Men Health Crisis et où le personnage principal Ned Weeks n’est autre que l’auteur.
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Mais c’est en 1987, que Larry Kramer en créant l’association de lutte contre le Sida, Act Up, va enfin fonder l’entité qui va cristalliser toute sa rage. Contre les politiques accusés de ne rien faire, contre les médias et leur traitement de la maladie, contre les positions rétrogrades de l’Eglise Américaine (et notamment le Cardinal Joseph O’Connor), contre la Food And Drug Administration (l’équivalent du ministère de la santé), contre les laboratoires et leur politique du profit. Une colère qui va se manifester sous forme d’agit-prop, de désobéissance civile, d’affiches au graphisme cinglant (“Silence = Death” écrit sous un triangle rose – celui des déportés homosexuels par les nazis – la pointe vers le haut), et d’actions coup de poing comme celle organisée à la Cathédrale Saint-Patrick, en pleine messe, contre le cardinal John Joseph O’Connor, de die-in face à Wall Street ou quand l’association recouvrit d’un préservatif géant la maison du sénateur conservateur Jesse Helms.
“Sauver la vie de ceux qui sont en train de mourir”
Reports From The Holocaust, collection d’essais, de discours et de textes, centrés sur le Sida et les droits des LGBT, sorti en 1989 et jamais publié en France, ce qui semble inimaginable, est certainement – parmi les nombreux livres de Kramer – celui qui définit le mieux l’engagement de l’activiste et la position d’Act Up. Larry fut ainsi le premier à déclarer que le Sida était une guerre et que les gouvernements, qui laissaient mourir les homosexuels, les noirs, les femmes, les travailleur.euses du sexe, les toxicomanes, les minorités ethniques, avaient du sang sur les mains. Celui aussi qui résume le mieux la pensée politique de l’association Act Up qui va essaimer dans plusieurs pays comme il l’écrivait dans la préface de Act Up, une histoire de Didier Lestrade, co-fondateur de la branche parisienne de l’association : “A Act Up, la règle a toujours été de dire que n’importe qui pouvait créer une antenne. Vous n’avez pas à demander la permission à qui que ce soit. Il n’y a ni charte, ni manuel, ni mécanisme organisationnel pour vous prescrire quoi que ce soit. Vous commencez juste par vos amis et vous descendez dans la rue pour vous défendre. Il y a seulement quelques règles de base : identifiez d’abord votre ennemi. Ensuite, exigez auprès de lui toutes les mesures susceptibles de sauver la vie de ceux qui sont en train de mourir. Enfin s’il refuse, battez-vous pour gagner. Vous vous battez pour obtenir ce que vous voulez et si cela n’aboutit pas, vous vous battez un peu plus.”
Diagnostiqué séropositif en 1988 et également porteur du virus de l’hépatite B, Larry reçu enfin – alors que tout le monde l’annonçait comme mourant – une greffe de foie le 21 décembre 2001, une transplantation lourde dont il sortit miraculeusement vivant. Ce qui lui permit de persévérer, de manière prolifique dans son engagement, avec sa colère toujours intacte, à travers de nombreux documentaires (dont l’incroyable In Love And Anger), des coups de gueule récurrents sur sa page Facebook, ou des romans et essais comme The Destiny Of Me (la suite de The Normal Heart adaptée à la télévision en 2014). Mais surtout les deux tomes gigantesques et touffus de The American People, où Larry prend à bras-le-corps l’histoire de l’Amérique la passant au filtre des épidémies et de l’apport social, politique et culturel, de la communauté LGBT.
Sa mort des suites d’une pneumonie annoncée par son mari David Webster, un architecte avec qui il vivait depuis 1994, est une terrible nouvelle pour la lutte LGBTQI, et résonne de manière particulièrement cruelle à l’heure de l’épidémie de coronavirus. Surtout de la part d’un héros qui n’aura jamais cessé de militer et d’interpeller les puissants, une figure LGBT comme il n’en existe plus, et qui déclarait en 2019 au magazine Interview lors d’un long entretien non sans humour : “Je ne sais pas d’où vient cette colère, mais j’ai appris à l’accepter comme une émotion très positive. Les gens soudainement font plus attention à vous. C’est la leçon que j’ai retenue quand je faisais partie de l’association Gay Men’s Health Crisis, on vous écoute plus si vous parlez fort et de manière odieuse. Autrement vous n’êtes juste qu’une personne parmi les autres. J’ai donc commencé à devenir de plus en plus en colère, au point que je suis surtout connu pour être l’homme le plus en colère du monde.”
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