Consacré à une saga , « La Légende Dragon Quest » est un modèle de livre sur le jeu vidéo, à la fois précis, rigoureux et éminemment personnel. Entre autres choses, le journaliste Daniel Andreyev, grand spécialiste du Japon et de sa culture vidéoludique, y montre que les jeux, en l’occurence les « Dragon Quest », ne sont jamais étrangers à tout le reste – aux autres arts, à l’époque, à ce qui anime et éclaire nos vies.
Les geeks sont insupportables. Pas tous, et pas tout le temps, évidemment, mais on rencontre fréquemment dans le milieu des cultures dites geek (jeu vidéo, manga, comics, cinéma de genre, littérature SF ou fantasy…) une certaine tendance à l’entre-soi méprisant (sus aux faux geeks, qui ne savent naturellement pas de quoi ils parlent) et à l’érudition stérile (on sait tout sur tout, mais on n’en fait presque rien). La Légende Dragon Quest, le livre de Daniel Andreyev sur la plus grande des séries de jeux de rôle japonaises paru chez Third Editions, est le contraire de ça. C’est un livre ouvert et partageur, à la fois sérieux et buissonnier, un voyage aussi personnel que rigoureux à travers l’histoire d’une saga phénomène qui, pour l’auteur, semble compter plus que toute autre.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
« La vrai question est le pourquoi du jeu vidéo. »
« L’objectif de cet ouvrage n’est pas de revenir sur tous les jeux estampillés Dragon Quest, annonce Andreyev en introduction. Hors de question de réaliser de petits résumés des aventures, parfois farfelues, que l’on peut traverser ; on ne va pas passer en revue tous les personnages de chaque épisode. Et ne comptez pas non plus sur une liste complète de tous les monstres classés par ordre alphabétique, cela vous ennuierait autant que moi. (…) Ce qui m’a toujours intéressé dans le journalisme de jeux vidéo, ce n’est pas “Combien de niveaux ?”, “Combien d’armes ?” ou “Combien de personnages jouables ?” La vrai question est le pourquoi du jeu vidéo. »
Ceux qui connaissent déjà le travail de Daniel Andreyev sur le jeu vidéo – quand il n’est pas en randonnée au bout du monde ou en train d’assouvir sa passion vaguement perverse pour les mauvaises comédies françaises, on peut notamment le lire chez les confrères de Gamekult et de Pixels / Le Monde –, ne seront pas surpris par le ton de La Légende Dragon Quest, dont la précision presque maniaque se double d’un sens imparable de la digression utile. Le livre raconte plusieurs histoires. Il y a celle de trois hommes aujourd’hui plus tout jeune, le scénariste et game designer Yûji Horii, le dessinateur Akira Toriyama (toujours plus connu en France pour le manga Dragon Ball) et le musicien Kôichi Sugiyama (qui, Andreyev ne le cache pas, se trouve aussi être un petit peu un sale type d’extrême-droite).
La seconde histoire est esthétique : c’est celle d’une série qui, depuis ses débuts en 1986, à la même époque de Zelda et Final Fantasy et sous la double influence des jeux de rôle américains Ultima (pour la représentation du monde) et Wizardry (pour les combats), est passé par plusieurs phases – Andreyev y voit notamment trois trilogies – sans rompre avec ce qu’il appelle « la ligne claire du RPG« . « Ce qui est primordial, note l’auteur, n’est pas uniquement le trait simple mais sa lisibilité. Il s’agit de choix précis et rigoureux, même pour des détails qui peuvent être considérés comme sans importance. » Et, avec Dragon Quest, une chose est sûre : même quand l’aventure s’étend sur une centaine d’heures (comme dans DQ VII, le plus long des épisodes solo) ou davantage (avec DQ X, le MMORPG malheureusement jamais sorti du Japon), les « détails » (le choix d’un nom, un micro-événement du récit, une petite musique…) sont souvent ce qui marque le plus.
« Une invitation au voyage, une quête de longue haleine et une histoire d’amour »
La troisième histoire est là : la force du livre de Daniel Andreyev, c’est que Daniel Andreyev y est lui-même très présent. Constamment, il fait le lien entre les coulisses de la création des jeux Dragon Quest, leur impact sur le public et la société japonaise et sa propre expérience de joueur. On apprend ainsi comment, tout jeunot – « Voilà d’où je viens », écrit-il –, il avait acheté Dragon Quest V pour ce que représentait à ses yeux l’illustration de sa jaquette (« une invitation au voyage, une quête de longue haleine et une histoire d’amour »). Ou bien, à l’époque de Dragon Quest IX, comment il cherchait désespérément du Wi-Fi sur l’île de Madère pour « récupérer la dernière mission de la semaine » sur sa 3DS. Une partie importante du « savoir » qu’il transmet est là, et pas seulement dans la (passionnante) biographie de Yûji Horii ou les grandes manœuvres industrielles qui, au début des années 2000, aboutissent à la fusion entre Enix, l’éditeur de Dragon Quest, et Square, celui de Final Fantasy.
C’est, en filigrane, le récit d’une vie avec Dragon Quest et l’un des éléments les plus exaltants du livre est justement là : dans cette affirmation implicite, cette démonstration (jamais appuyée : son élégance est aussi là) qu’un jeu vidéo, et en particulier celui-là, n’est pas étranger au reste – au quotidien le plus ordinaire, aux rêves les plus fous, à la littérature, au temps qui passe ou à celui qu’il fait. Andreyev compare Dragon Quest VII à un film de Terrence Malick, cite Philip Roth (qui se demandait « combien de temps on peut passer à se rappeler le meilleur de notre enfance »), Herman Melville, le super-vilain Marvel Thanos ou son propre grand-père.
Même si c’est un peu mal élevé, on ne résiste pas à la tentation de citer sa toute dernière phrase, juste après l’évocation d’un « sentiment, quelque part entre le souvenir d’un temps où nous n’étions pas et le pressentiment d’un temps où nous ne serons plus, [qui] est fondamental dans un pays comme le Japon » : « Dans une île où tout est régulièrement détruit pour être reconstruit, DraQue est devenu ce lien simple et fort, où tout communique avec quelque chose. » Le livre, sans doute l’un des meilleurs jamais écrits en français sur une série de jeux vidéo, le montre merveilleusement.
La Légende Dragon Quest de Daniel Andreyev, Third Editions, 223 pages, 24,90€
Dans cette période très riche pour l’édition d’ouvrages sur le jeu vidéo, on signalera aussi les beaux livres de la maison Mana Books (en particulier son encyclopédie Final Fantasy, pour le coup aux antipodes de La Légende Dragon Quest) et, dans une moindre mesure, de 404 Editions (mention spéciale à l’artbook d’Horizon: Zero Dawn) et surtout la nouvelle et prometteuse revue Immersion, dont le premier numéro propose notamment des textes éclairants sur le décor dans les jeux vidéo, sur le streaming (soit le jeu vidéo comme spectacle) ou des retours sur Bloodborne, Morrowind ou Papers, Please.
{"type":"Banniere-Basse"}