Face aux selfies filtrés, kitsch criard et laideur banale ont aussi droit de cité sur Instagram. Et si le « ugly » était le nouveau cool ?
Face aux selfies filtrés, kitsch criard et laideur banale ont aussi droit de cité sur Instagram. Et si le « ugly » était le nouveau cool ?
« Only the crème de la crème« . On a connu acrroche moins snobinarde que celle d’Ugly Design. Curieux amuse-bouche, tant ce compte Instagram regorge d’aberrations visuelles, du mobilier en toc sorti d’une mauvaise braderie aux sapes criardes vomies par des stylistes fous. Pourtant, malgré le dégoût, plus de 65 000 abonnés se repaissent déjà de ces monstruosités. Les selfies chiadés et les filtres soyeux, c’est fini : le ugly – le moche, le répugnant, le laid – nous apparaît aujourd’hui comme la plus belle des variations lifestyle.
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Le ugly est partout
Il n’y a pas photo : sur Instagram, le laid est partout, des décorations d’ongles multicolores des nail artists aux relents très body shaming de l’ugly selfie challenge (défi nauséeux qu’on pourrait résumer par : « être moche, c’est rigolo« ). Mais loin de ces tendances, le laid a envahi la plateforme des stories au point de devenir son antichambre. Nul besoin de chercher longtemps pour le trouver. Du côté d’Ugly Design donc, où escarpins poilus, téléphone hamburger et horloge-Christ composent un bréviaire des plus surréalistes. Au gré des trouvailles d’Ugly Belgian Houses et d’Ugly Melbourne Houses, salmigondis d’urbanisme moderne globalement foiré – « les maisons belges craignent« , nous assure-t-on en exergue. Ou dans l’antre de Shit Gardens, condensé des pires décorations d’extérieurs au monde – comme une improbable macédoine entre l’art brut et le délire paysagiste.
Jadis îlot de l’ego, Instagram a désormais tout du cabinet de curiosités, ces meubles d’antan encombrés d’objets singuliers et rares ramenés de voyages. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil aux vignettes verdoyantes de Shit Gardens, où sculptures arachnéennes et monstres buissonniers n’ont rien à envier aux pires cauchemars de Tim Burton. Nains de jardin zarbis et arbres phalliques traversent cette galerie à mi-chemin entre un pastiche underground d’Amélie Poulain et une exposition florale de Jeff Koons. « Ces comptes « ugly » sont des collections ouvertes entièrement consacrées au ratage, des inventaires où la laideur fait office d’échappatoire face à une réalité beaucoup trop cadrée « , nous assure Nicolas Thély, spécialiste en art, esthétique et humanités numériques à l’université de Rennes 2.
Culte du kitsch et du médiocre, cette laideur 2.0 nous fascine car elle transgresse le monde aseptisé d’Instagram. Proche du burlesque, ces comptes magnifient les décalages qui font de notre quotidien une pièce de maître obscène. Immeubles de traviole, table en forme de singe ou de girafe, mug-dentier, tas d’excréments posé sous une photo de Trump, toitures biscornues et chaises McDo : l’ugly way of life est un imaginaire qui maltraite le grotesque de notre vie et le sublime en même temps.
De la subversion 2.0
Mieux encore, alors que certain(e)s punks de l’objectif s’éclatent à détourner la censure d’Instagram à coups de vulves fruitées, l’ugly résonne à son tour comme un acte subversif en terrain policé, pour qui sait lire entre les lignes. Des potagers aux bâtisses, cette sérigraphie ne se contente pas de jeter aux toilettes les codes d’Instagram (cadrages étudiés, formes harmonieuses, luminosité douce). Potache et insolente, elle provoque le point de vue que nous portons sur l’art, quel qu’il soit. « Privilégier la mauvaise photo implique d’avoir des codes puis de les casser en morceaux« , analyse Nicolas Thély, qui voit là « un véritable défouloir d’initiés, l’oeuvre d’érudits en art qui puisent dans un certain dégoût du banal, s’amusent à faire tomber les vieux schémas esthétiques afin de retrouver un peu de fraîcheur dans le regard« .
Ce regard-là est sans filtre. Il s’attarde sur notre amour de l’incongruité pour mieux retourner le réel, le rendre absurde et insaisissable. Comme en témoignent Decor Hardcore, compilation de « mobilier émotionnel« , comprendre le plus repoussant bric à broc dégoté sur eBay (des fauteuils-cactus, pourquoi pas ?) et Mattresses of Melbourne, ode cheap aux matelas abandonnés, la laideur d’Instagram est avant tout une manière de fantasmer l’ordinaire en déréglant nos sens. Chaque coin de rue, lavabo ou devanture tordue devient alors un potentiel chef d’oeuvre arty.
« Le beau n’a qu’un type ; le laid en a mille » affirmait Victor Hugo dans la préface de Cromwell. Si l’on ignore le jugement qu’aurait porté l’auteur des Contemplations sur ces loufoqueries esthétiques, on ne peut que lui retourner le bon mot : bizarrement, sur Instagram, le laid a mille styles.
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