[Spécial vélo] De plus en plus visible dans les rues des métropoles, le vélo est l’avenir du monde. Alors qu’une ville écolo comme Grenoble a pris plusieurs longueurs d’avance, de véritables communautés solidaires et engagées se créent autour du moyen de locomotion le plus intemporel et naturel. A tous les sens du terme.
Eté 2048. le silence règne sur Paris, le temps est comme suspendu. La vie ne s’est pourtant pas éteinte : la capitale fourmille de bicyclettes bigarrées. Ici, des cyclo-taxis attendent patiemment des piétons pressés. Là, un jeune couple en plein déménagement affrète un cargo-cycle capable de transporter jusqu’à 180 kilos de meubles.
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Plus loin encore, deux vélomobiles carénés fusent tels des planeurs sans ailes sur la grande route cyclable qui relie le bois de Vincennes au bois de Boulogne. Tandems, plates-formes tractées, food-bikes : Jules Verne n’avait pas imaginé pareil épilogue au progrès industriel. Pourtant, tout porte à croire que le vélo est l’avenir de nos mégalopoles comme de nos villes moyennes, et que la voiture n’y occupera qu’une place réduite, celle d’un corps étranger dans la masse des biclous.
La transformation grenobloise
Futuriste, ce bon vieux vélocipède ? “Carrément, oui !”, répond franchement Eric Piolle, le maire écolo de Grenoble, deuxième ville cyclable de France (après Strasbourg), où 15 % des actifs se rendent déjà au travail à vélo, selon un rapport de l’Insee publié en 2017. L’édile de 45 ans, farouchement cycloman, pédale lui-même quotidiennement pour rejoindre l’hôtel de ville. Et il observe qu’autour de lui, la mutation de la capitale des Alpes a passé la vitesse supérieure : “Il n’y a pas un jour où je ne croise pas des vélos-cargos avec des gamins dans des caisses en bois, des déménageurs à vélo, des vélos allongés qui ressemblent à des minifusées… Ça se développe à vitesse grand V, il y a une telle créativité, ça devient un art de vivre.”
Elu en 2014, cet ancien ingénieur venu à la politique sur le tard a fait de la réduction de la pollution de l’air dans la cuvette iséroise une de ses priorités. La vitesse des véhicules est ainsi limitée à 30 km/h dans la plupart des rues de l’agglomération et, depuis un an environ, le principal axe qui traversait la ville a été coupé à la circulation. “A Grenoble, l’espace public a été conçu dans l’après-guerre, à l’époque du tout-voiture, avec des autoroutes pénétrantes jusqu’en centre-ville. On cherche à rééquilibrer les choses pour donner de la place aux piétons, aux transports en commun et aux vélos”, résume-t-il.
“La pratique du vélo augmente depuis longtemps, et va encore augmenter, car elle a une marge de progression importante, et la modération de la circulation continue de progresser”
Résultat : le nombre de vélos en centre-ville a doublé en un an, et celui des Métrovélos (des vélos en location longue durée, à l’inverse des Vélib’ parisiens, en libre service) a doublé depuis 2014, culminant à près de 7 000 (contre 20 000 en théorie à Paris : proportionnellement, il n’y a pas photo). Et ce n’est pas tout : l’équipe municipale s’est lancée dans la construction d’un vaste réseau de pistes cyclables baptisé Chronovélo, visant à relier les communes qui jalonnent les massifs de la Chartreuse, de Belledonne et du Vercors. En un an, la fréquentation des premiers tronçons a augmenté de 22 %.
Pour couronner le tout, un collectif d’entreprises tournéesvers la bicyclette (Les Boîtes à vélo) s’est greffé sur cette dynamique impulsée à la force des mollets. Même la start-up nation est en roue libre. C’est ce que l’économiste et urbaniste Frédéric Héran, auteur du livre Le Retour de la bicyclette, appelle “le système vélo”. Grâce à lui, la pratique de ce moyen de locomotion intemporel progresse à un rythme de 5 à 15 % par an : “Il y a eu un phénomène de mode au début, mais ce n’est plus le cas. La pratique du vélo augmente depuis longtemps, et va encore augmenter, car elle a une marge de progression importante, et la modération de la circulation continue de progresser”, analyse-t-il.
Le tramway, élément déclencheur
Grenoble n’est qu’un exemple parmi d’autres du bike boom. Presque partout, le même schéma se répète, soulevant chez certains des espoirs de “vélorution” : “L’essor du vélo commence là où on a calmé le trafic automobile – en vitesse et en volume –, c’est-à-dire là où il est le plus gênant : dans l’hyper-centre des grandes villes. Souvent, l’installation d’un tramway est un élément déclencheur. Quand il arrive, il prend de la place à la voiture, il y a moins de bruit, moins de pollution, et les gens ressortent leur vélo”, explique Frédéric Héran.
Respectueux de l’environnement, sain et bon marché, le vélo pourrait apporter une contribution majeure au développement de villes durables. D’autant plus que sa pratique touche désormais toutes les classes sociales, et s’étend à la banlieue proche des grandes villes. Laurent Védrine, réalisateur du documentaire La Reine bicyclette et militant de la “vélorution”, en témoigne : “Dans mon entourage, cinq personnes ont abandonné leur scooter ou leur voiture pour un vélo électrique. Venant de banlieue, ça les avantage dans leurs déplacements, et ils retrouvent une simplicité de mobilité.”
Un mardi soir de mai, à quelques mètres du périphérique parisien, la rue Magenta, à Pantin, se peuple progressivement de cyclistes. Ils gravitent vers la Cyclofficine, un atelier de réparation participatif, une des trois adresses de ce collectif né en 2010 qui se focalise sur la proche banlieue de Paris – en plus de celle de Pantin, l’association compte une adresse à Ivry et une à la lisière du XXe arrondissement, près de Bagnolet et des Lilas. “Au début, il y a eu incompréhension avec la mairie de Pantin”, sourit une des bénévoles de la Cyclofficine rue Magenta. La municipalité leur a d’abord proposé un local le long du canal, quartier de Pantin devenu un vrai repaire de bobos. “Ce n’était pas ce qu’on recherchait. Notre projet repose sur l’éducation populaire dans des quartiers dits ‘politiques’ : on travaille avec les écoles, les centres aérés, les maisons de quartier, notamment celle de la cité des Courtillières.”
“On fait bien plus que réparer des vélos”
Ouverte deux soirs par semaine et le samedi en journée, la Cyclofficine draine une population aussi éclectique que son quartier d’installation : quadragénaires, grands-parents, étudiants, jeunes enfants se partagent la sélection d’outils mis à disposition, alignent leurs sous pour s’acheter des pièces mises en vente à prix libre ou viennent à la recherche de conseils auprès des bénévoles sur place.
“Le point dur est la mécanique vélo, mais autour de ça on touche à plein de domaines”, reprend la bénévole, qui se souvient des premiers ateliers vélo, avant la signature du local, organisés directement dans la rue. “Au fur et à mesure de l’évolution de l’association, des questions ont commencé à s’ouvrir autour des différentes problématiques de domination, notamment le rapport homme-femme, mais aussi l’autogestion, l’éducation et sa mise en pratique, ou le développement d’un quartier. Finalement, on fait bien plus que réparer des vélos.”
“Pour être une femme à vélo, il faut avoir du culot. Oser monter à vélo en jupe ou utiliser un vélo d’homme, ce n’est pas tout le temps facile. Sans parler des réflexions que l’on se prend quand on circule en ville”
A la Cyclofficine, tous les bénévoles se présentent sous le même nom, Dominique Carno, afin de gommer les inégalités de genre. Car le vélo, comme une majorité de sports, reste un lieu où le sexisme est particulièrement présent. “Pour être une femme à vélo, il faut avoir du culot, explique une autre bénévole. Oser monter à vélo en jupe ou utiliser un vélo d’homme, ce n’est pas tout le temps facile. Sans parler des réflexions que l’on se prend quand on circule en ville : sur notre physique, sur notre conduite, sur notre simple présence sur un deux-roues.” Des conflits qui se retrouvent au sein même de la Cyclofficine : les femmes bénévoles ont créé le collectif Les MecanoEs, visant à défendre leur légitimité au sein de l’association et pousser d’autres femmes à venir grossir les rangs des cyclistes.
“Au niveau de l’utilisation du local et de l’évaluation de nos compétences mécaniques, hommes et femmes ne sont pas du tout perçus de la même manière, soupire une des deux Dominique Carno présentes ce mardi soir. Les MecanoEs, c’est aussi un moyen de s’affirmer en tant que femmes usagères du local. Dans le milieu de la mécanique, on n’est pas toujours écoutées, entendues ou prises au sérieux, alors qu’on a le droit de venir ici et de faire ce qu’on a envie de faire.”
“Vers une consommation locale, écologique et durable”
Initiative locale, écoresponsable, participative et éducative, la Cyclofficine rassemble les amoureux du vélo autour de notions qui vont de pair avec la remise en question d’un certain mode de vie. “Il y a eu une époque où il était impensable d’acheter des graines ou de fabriquer soi-même ses meubles, ajoute la bénévole. Les temps ont changé : on s’éloigne de la surconsommation pour se tourner vers une consommation locale, écologique et durable, et le vélo s’inscrit parfaitement là-dedans. Quand on en prend soin, un vélo peut se garder toute une vie.”
L’évolution des pratiques de consommation, avec la généralisation d’une prise de conscience sur l’impact réel de chaque achat, l’érige comme le symbole d’une nouvelle vague de consommateurs : les “vertueux”. “Ces consommateurs prônent le zéro déchet, mangent vegan et local, utilisent des pailles en métal, portent des tote-bags en coton recyclé, explique Vincent Grégoire, directeur du cabinet de tendances NellyRodi. Circuler à vélo est une façon de revendiquer son appartenance à ce groupe qui veut sauver le monde : plus qu’un mode de transport, c’est devenu un accessoire lifestyle doté d’une dimension hautement morale.”
“Le vélo, c’est la liberté. On va où on veut sans contrainte, on découvre sa ville autrement qu’en allant d’une station de métro à une autre, on voit les rues de Paris, ses immeubles incroyables, ses monuments époustouflants”
Les marques de mode et de lifestyle ne s’y trompent pas : les lignes de vêtements “spécial vélo” se multiplient, tandis que leur distribution dépasse les magasins de sport. Le concept-store Centre Commercial, fondé par Sébastien Kopp et François-Ghislain Morillion, les deux créateurs de la marque de baskets écoresponsable Veja, a célébré durant tout le mois de juin l’univers du vélo, et tout particulièrement sa pratique au Japon.
S’ils sont fortement engagés pour une réaction globale à la surconsommation, c’est avant tout sa dimension symbolique qui a séduit ces pionniers du mouvement d’achat responsable : “Le vélo, c’est la liberté, estime Sébastien Kopp. On va où on veut sans contrainte, on découvre sa ville autrement qu’en allant d’une station de métro à une autre, on voit les rues de Paris, ses immeubles incroyables, ses monuments époustouflants. On redécouvre la beauté d’une ville, on se perd, on se balade, on se retrouve. C’est assez jouissif en fait, et même poétique. Plus qu’un symbole, le vélo est un vrai manifeste.” En groupe, en ligue, en procession : ses affidés sont chaque jour un peu plus nombreux à le brandir fièrement, au nez et à la barbe des automobilistes.
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