L’annonce d’une directive visant à réduire le nombre de jeux vidéo en ligne afin de prévenir la myopie chez les plus jeunes cache mal un désir de contrôle omniprésent dans le pays dans l’Empire du Milieu
La censure est monnaie courante dans l’Empire du Milieu. Ou au moins le contrôle. Le président chinois Xi Jinping a annoncé, le 30 août dernier, une « importante directive » visant à préserver la vision des enfants. La nouvelle réglementation aura pour objectif de limiter le nombre de jeux vidéo disponibles en ligne afin de prévenir la myopie, un trouble touchant de nombreux enfants du pays, selon le gouvernement.
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Un prétexte ?
Plus de la moitié de la population serait atteinte de myopie, selon l’agence de presse étatique Xinhua pour un pays qui compterait 24 millions d’addicts aux jeux vidéo. Ce trouble oculaire a un impact négatif important sur la santé physique et mentale des enfants. L’avenir de la nation s’y joue donc. Si les autorités souhaitent limiter le nombre total de jeux vidéo en ligne, la directive concernera également les nouveaux titres mis sur le marché, selon un communiqué du ministère de l’éducation. Il est également évoqué de possibles mesures pour limiter le nombre d’heures de jeu des enfants. Souvent accusé de tous les maux (incitation à la violence, dépravation des mœurs…etc), le jeu vidéo est-il pour autant le responsable de cette épidémie de myopie ?
« Croire que censurer les jeux vidéo va réduire la myopie est simplement un prétexte », s’énerve Edouard Gasser, créateur du jeu Tilak Healthcare, permettant d’effectuer un véritable suivi médical des yeux du joueur. « Ce qui est mauvais, c’est l’abus des écrans à outrance, c’est l’excès. » Une analyse précisée par Thomas Sorato, orthoptiste (dont la pratique consiste à dépister, analyser et traiter les troubles visuels moteurs, sensoriels et fonctionnels) : « pendant longtemps, on a corrélé la myopie à l’activité sur les écrans. Mais récemment, on a remis cela en cause. En réalité, c’est plus le manque d’exposition à la lumière naturelle qui favoriserait l’apparition de myopie », explique ce spécialiste des yeux.
L’année dernière, la prestigieuse revue scientifique britannique Nature Genetics dévoilait une étude où elle présentait justement cette absence comme facteur principal de la myopie. Thomas Sorato complète et précise un phénomène d’époque, un mal du siècle : « les enfants et ado passent de moins en moins de temps en extérieur et travaillent de plus en plus à l’intérieur, que ça soit sur un écran, un livre ou autre. Ce manque de lumière entraîne une absence de sécrétion de dopamine, alors que celle-ci est responsable en partie de la croissance de l’œil. Cela entraîne alors la myopie. »
Derrière la réforme de santé, un projet d’hygiène sociale ?
Si l’environnement explique cette croissance mondiale de la myopie, alors, pourquoi s’en prendre aux jeux vidéo ? La Chine n’est pas tendre avec ce média présentant autant d’enjeux économiques qu’idéologiques qu’elle voudrait pouvoir contrôler. Le gel des licences inquiète particulièrement les producteurs de jeux vidéo. Depuis plus de trois mois, le pays a cessé de délivrer des permis de commercialisation à de nouveaux titres. Résultat : la liste, publiée sur internet, des jeux vidéo approuvés par l’Agence nationale de radio et de télévision ne montre qu’aucun nouveau titre n’a obtenu de feu vert depuis mai… Selon l’agence Bloomberg, une vaste réorganisation administrative serait à l’origine de cet arrêt afin de renforcer le contrôle de Xi Jinping sur l’appareil étatique. Le même Xi Jinping qui invite à la « purification » de l’internet local, toujours selon le média financier. Conséquence, les revenus de l’industrie connaissent des difficultés peu familières. Pour la première fois depuis près de dix ans dans le pays, ils n’ont progressé que de 5 % au premier semestre 2018, à 105 milliards de yuans (13 milliards d’euros), alors que le secteur affiche en temps normal une croissance à deux chiffres.
Dans le sillage de l’annonce sanitaire, certains producteurs se retrouvent encore plus en difficulté. L’action de l’entreprise Tencent a immédiatement perdu 5 %. Monstre de l‘industrie, Tencent Gaming (Clash Of Clans, League of Legend) est souvent en prise avec l’Etat chinois. L’organe de presse officiel du parti communiste chinois, Le Quotidien du peuple, qualifiait ainsi le jeu Honor of Kings de « poison pour les jeunes esprits », comme le relevait le journal américain The New-York Times, en août 2017. Un outil jugé dangereux qu’il convient de contrôler d’une manière ou d’une autre. A partir de mi-septembre, les nouveaux utilisateurs de King of Glory devront fournir leur identité. Celle-ci sera authentifiée à partir d’une base de données de la police, a annoncé jeudi dans un communiqué le géant chinois des jeux vidéo sur mobile.
De la méfiance d’un outil de « soft power »
Vouloir contrôler le média « suppose sa puissance », analyse ainsi Olivier Bianco, concepteur de jeux vidéo à Gaming Society et professeur à Sciences Po. « Quand on n’arrive pas à attaquer le contenu, on attaque la pratique en ayant une lecture pathologique. » Et pour cause, les premiers camps de désintoxication en Chine ont vu le jour dès 2004. « Des camps de rééducation », complète Olivier Bianco. Mais en réalité, la censure n’est pas si prégnante qu’on pourrait le penser. « Certes, ils censurent un jeu vidéo parce qu’il y a une référence qui peut déplaire au discours dominant du parti [en 2005, le jeu Football Manager a été interdit parce que le Tibet y était reconnu comme un pays indépendant], mais c’est avant tout stratégie commerciale. Le paradoxe est le suivant : parce qu’ils sont ultracapitalistes, ils ont instauré un marché protectionniste pour permettre l’émergence d’une industrie chinoise. Ça a d’ailleurs marché puisque Tencent est désormais leader au niveau mondial », détaille toujours l’enseignant de Sciences Po.
D’un autre point de vue, il faut également relativiser une modification, ou suppression, des contenus de la Chine, explique toujours Olivier Bianco. « Lorsque Nintendo veut exporter ses jeux du Japon aux Etats-Unis, ils mettent en place un ‘code de conduite’ pour adapter leurs contenus en supprimant, par exemple, des transsexuels ou des drag queen présents dans des jeux vidéo type Final Fight. »
Pour autant, les polémiques autour du jeu vidéo témoignent d’une méfiance quant à cette puissance supposée du média. D’où peut-être l’interrogation d’Olivier Bianco : « avec une industrie puissante, portée par Tencent notamment, il sera intéressant de voir si le jeu vidéo deviendra un outil de soft power, comme le cinéma aux Etats-Unis, dans les années à venir ».
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