Avec le mois des Adopté.e.s, la réalisatrice tente d’initier “un moment privilégié de la prise de parole des personnes adoptées, aujourd’hui adultes”.
Réapproprier sa narration. C’est l’un des thèmes qui sera abordé en novembre durant le mois des Adopté.e.s. Lancé en 2018 par la réalisatrice Amandine Gay, l’évènement vise à donner la parole aux personnes adopté.e.s. Elle-même adoptée par une famille blanche, elle prépare actuellement un documentaire au nom explicite : Une histoire à soi.
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Dans quel but avez-vous fondé le mois des Adopté.e.s ?
Amandine Gay – J’ai décidé de créer le mois des Adopté.e.s après avoir découvert en Amérique du Nord l’existence du « National Adoption Awareness Month ». Créé en 1976 aux États-Unis, d’abord en tant que « semaine », c’est devenu un événement majeur, désormais célébré durant tout le mois de novembre, aux Etats-Unis, au Canada et dans d’autres pays anglo-saxons.
Nous venons de recevoir ce témoignage d'une adoptante qui a participé à l'atelier #lestressessansstress en 2018. Une preuve de la nécessité de politiser l'adoption transraciale et de développer les compétences des postulant.e.s et adoptant.e.s blanc.he.s :https://t.co/oNfGEzhdmk
— Mois des Adopté.e.s (@MoisDAdopte_e_s) November 12, 2019
Ce qui m’a le plus frappée, c’est de constater que cet événement, d’abord initié et porté par des candidats à l’adoption, des parents adoptants ou des agences d’adoption, est devenu à partir des années 2000 un moment privilégié de la prise de parole des personnes adoptées, aujourd’hui adultes. Le sujet de l’adoption en France est rarement abordé en dehors d’actualités sensationnalistes (exemple : l’affaire de l’Arche de Zoé) ou de débats stigmatisants les minorités (exemple : le mariage pour tous et l’ouverture de l’adoption aux couples de même sexe).
Et même lors de la tenue ponctuelle de ces débats biaisés, il est rare d’entendre les personnes adoptées, aujourd’hui adultes. Elles ne sont que rarement invitées à témoigner de leur expérience, et encore moins de leur expertise sur le sujet. Ce n’est pourtant pas le nombre d’adopté.e.s qui manque en France : il y a eu 231 000 adoptions plénières entre 1950 et 2016 en France (un chiffre très conservatoire, qu’on peut au moins doubler), dont 95 824 personnes adoptées à l’international en France, entre 1980 et 2015 (chiffres issus de L’adoption de Jean-François Mignot, éd. La Découverte, paru en 2017).
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Aujourd’hui, ce sont donc des centaines de milliers de personnes adoptées qui vivent en France, et dont la majorité sont des adolescent.e.s et des adultes. Pourtant, leurs voix ne sont presque jamais entendues. C’est la raison pour laquelle nous avons ouvert le « mois des Adopté.e.s » au Maïf Social Club avec mon premier film, Ouvrir La Voix, qui s’inscrit dans une démarche similaire de réappropriation de la narration par les personnes concernées.
Comment construit-on son identité quand on est une petite fille noire élevée dans une famille de Blancs ?
La construction identitaire dépend en grande partie des compétences raciales et culturelles des parents. J’ai eu des poupons noirs à la maison, et ma mère s’est assurée que je sois accueillie au mieux dans la première école maternelle dans laquelle je suis allée. Et ce, en invitant également le personnel à acheter un poupon noir pour que les autres élèves soient habitués à voir des enfants différents, avant même mon arrivée.
J’ai grandi dans une fratrie d’adopté.e.s, et mon grand frère est Noir lui aussi. Les cultures noires ont toujours été valorisées dans ma famille, et mes parents avaient des amis noirs, avant de nous adopter. J’insiste sur ce point, car de nombreuses personnes blanches n’ont aucune sociabilité avec des personnes noires ou autres avant l’adoption, et sont parfois même empreintes de stéréotypes. Lesquels seront catastrophiques pour le développement et le bien-être de leur enfant. Par exemple, à l’issue d’une présentation du livre La Couleur de l’Adoption [de Manuelle Alix-Surprenant et Renaud Vinet-Houle, éd Alias, 2018] auquel j’ai contribué, une mère adoptante blanche d’un petit garçon noir est venue me voir à la fin pour me dire la chose suivante : “Mon mari a peur qu’à l’adolescence notre fils recherche la compagnie de personnes de sa communauté, et qu’il se mette à avoir de mauvaises fréquentations.”
Cela m’a demandé beaucoup d’efforts pour répondre calmement et poliment à cette dame qu’il était problématique et raciste de considérer que fréquenter des Noir.e.s signifiait avoir de mauvaises fréquentations, surtout si on a un enfant noir… Mais j’avais le bien-être de ce petit garçon en tête : j’ai donc choisi la pédagogie face à ce qui était également une agression pour moi, femme noire. La sociabilité des parents adoptants blancs, l’endroit où ils vivent, et leur volonté de comprendre et accompagner leur enfant – que ce soit dans la célébration de son identité et dans la préparation des discriminations auxquelles il fera face -, est déterminante.
J’ai eu de la chance d’avoir des parents vigilants, et une mère qui avait un ami diacre et guadeloupéen : durant mon enfance, on allait aux messes caribéennes, on a aussi été en Guadeloupe… J’ai également été inscrite dans un club sportif en ville, ce qui m’a permis, en dépit du fait de vivre à la campagne, de n’être jamais coupée des communautés noires. Et de ne pas juste me construire “en creux” face aux agressions racistes, mais plutôt de m’inventer une négritude hybride, empruntant aux cultures afro-américaines, caribéennes et africaines.
Pourquoi la question de l’adoption est-elle très peu abordée dans les médias selon vous ?
L’adoption est un moyen de faire famille, qui a été pensé avant tout comme une méthode d’établissement de filiation, mais qui n’a pas été pensée comme produisant des identités spécifiques – comme me l’a dit en 2018 une psy belge lors des entretiens préparatoires pour mon prochain film, « adopté, c’est pas une identité ». Et pourtant, dès les années 1980, en France, des collectifs de personnes nées sous X (« Les enfants de Cyrano » ; « Les X en colère ») se sont organisés et ont milité à partir de leur posture d’adopté.e.s.
Ces personnes nées en France seront rejointes par les adopté.e.s à l’international dès 1995, avec la création de l’association « Racines Coréennes », puis de « La Voix des Adoptés », en 2004, ainsi que plusieurs autres associations du même type. Il a donc fallu un changement démographique (l’arrivée à l’âge adulte d’une masse critique de personnes adoptées) et un changement technologique (le développement d’Internet) pour que les personnes adoptées puissent se retrouver entre elles, sans la médiation d’experts ou de leurs parents.
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Il a fallu quelques années supplémentaires pour que se structurent des discours et des revendications pouvant être entendues par la société (et les journalistes), qui a historiquement pensé l’adoption uniquement en termes moraux (l’adoption comme bonne action) ou humanitaires (l’adoption pour sauver des enfants). Or, l’adoption, c’est aussi des enjeux économiques, des questions identitaires, des rapports Nord-Sud inégaux (dans le cas de l’adoption internationale). Les enjeux plus complexes ont été apportés dans le débat public et médiatique par les adopté.e.s adultes.
Si les candidats à l’adoption des années 1950 aux années 1980 ne pouvaient pas bénéficier du retour d’expérience de personnes adoptées, l’arrivée des adopté.e.s adultes dans l’espace public à partir des années 1990 a considérablement modifié les pratiques dans le monde de l’adoption, tout en modifiant le rapport de pouvoir dans la prise de parole publique. Je pense notamment à la multiplication de livres sur l’adoption par des personnes adoptées (Patricia Loison, Carmen Maria Vega, pour citer les plus récents) ou de films réalisés par des adopté.e.s (Couleur de Peau : Miel ; Je vous souhaite d’être follement aimée ; pour citer les plus connus).
Pourquoi l’expression “Brown Babies” pose-t-elle problème ?
Comme l’explique très bien Rosemarie Peña, née en 1956 en Allemagne et à la tête de la « Black German Cultural Society », il est grand temps de ne plus nommer les personnes de sa génération “les bébés bruns”. Celles et ceux qui souhaitent désormais qu’on les appelle les « Black Germans », les Allemands noirs, sont donc des personnes métisses, nées de soldats Afro-américains et de femmes allemandes, et généralement adoptés aux Etats-Unis au sein de familles militaires noires, dans la décennie qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Rosemarie a travaillé sans relâche depuis 1994 afin d’établir des ponts entre les Allemands noirs, la diaspora Afro-allemande adoptée aux Etats-Unis, et les diasporas d’adopté.e.s noir.e.s dans le monde. Et c’est aussi lors de notre rencontre en 2015, lors de l’American Adoption Congress, que j’ai pris conscience de l’importance de ne pas se laisser infantiliser et donc d’être déligitimé.e.s dans nos prises de paroles, en acceptant d’être maintenu.e.s dans un statut d’enfants. Je suis une femme de 35 ans et je suis adoptée, je ne suis pas une « enfant adoptée ».
Le 23 novembre au cinéma George Méliès, à Montreuil, aura lieu un événement organisé par le mois des Adopté.e.s. Toutes les infos ici.
Propos recueillis par Fanny Marlier
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