Aux côtés de Grumpy Cat, Hitler est le roi des mèmes. Mais en vidant le personnage de son contenu historique, internet fait face à un danger : faire du dictateur un personnage normal.
Printemps 1945. Les Alliés gagnent du terrain sur les armées allemandes, qui finissent par les soumettre. Mais au mois de mai, alors que le Reich capitule, Anglais, Soviétiques et Américains n’ont pas le cœur à rire. Sur leur chemin, ils découvrent l’horreur des camps d’extermination. En quelques années, six millions de juifs ont été massacrés.
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A cette époque, difficile d’imaginer que l’homme qui a pensé ce système d’extermination devienne quelques décennies plus tard le gars avec qui le tout internet se bidonne. Sur les sites humoristiques et les réseaux sociaux, l’homme à la petite moustache carrée est partout. En photo comme en vidéo, l’auteur de Mein Kampf est devenu le roi du LOL. Un changement pas si innocent, déplorent plusieurs chercheurs.
En 1970, Hitler n’aurait pas été l’équivalent de Grumpy Cat
« Si Hitler a pris cette place-là sur Internet, c’est à cause de la distance historique, » estime Josselin Bordat, co-fondateur de Brain Magazine, qui recense les articles, les vidéos ou les photos les plus WTF du web. En quelques années il a vu l’émergence du phénomène Hitler. « Nous sommes en 2015 et la distance est importante. Nous sommes face à une génération dont ce sont les grands parents qui ont connu les événements, continue celui qui est aussi l’auteur de recherches sur le sujet. Avant de conclure: « Si internet s’était imposé en 1970, Hitler n’aurait très certainement pas été l’équivalent de Grumpy Cat. »
De fait, l’image du Führer s’est propagée très rapidement sur Internet. Dès les premières années du World Wide Web le personnage d’Hitler était présent. A tel point qu’un Américain qui utilise les premiers réseaux sociaux, Mike Godwin, fait un constat qui devient loi : « plus une discussion dure longtemps, plus les chances d’évoquer Hitler ou les nazis augmentent. »
« La moindre référence Godwin est partagée instantanément »
Mais c’est avec l’arrivée du nouveau Millénium que la figure du tyran nazi est devenue omniprésente. »Hitler a fait l’objet de nombreuses parodies, dont on peut déterminer le début en 2006, » détaille le site Know Your Meme, qui recense les principaux mèmes d’Internet et explique leur signification.
L’année dernière, le philosophe belge, François de Smet, auteur d’un livre sur le point Godwin, nous expliquait pourquoi Internet était particulièrement propice à la diffusion de l’image du Führer :
« Le web est unique en ce qu’il s’agit du premier média qui absorbe tous les autres : images, sons, textes, films. Donc la moindre référence de blog, le moindre tweet, mais aussi le moindre film pris par un téléphone portable rapportant une référence “Godwin” se retrouve partagée instantanément. »
Hitler surfe sur un arc-en-ciel ou se déhanche sur du disco
Les champs où le mème Hitler apparaît sont extrêmement vastes. Il prend différentes formes – et d’abord celle d’image macro. Ce type d’image est très prisé par les internautes. Une image macro est une photographie, un dessin ou un tableau sur lequel un utilisateur écrit en lettres capitales blanches un message à caractère humoristique. Des sites tels que Meme Generators proposent de créer facilement sa propre image macro.
Dans le cas de Hitler, plusieurs modèles cartonnent. Il y en a d’abord un connu sous le nom de Disco Hitler, où le Führer est représenté les bras levés sous une boule à facettes. Un autre modèle montre le dignitaire nazi en pyjama, surfant sur un arc-en-ciel. A chaque fois, l’original est une image de propagande, diffusée à l’époque par le Reich. Sur le site Meme Generators, on estime à 61 000 le nombre d’images macros différentes mettant en scène Adolf Hitler.
« C’est débile mais c’est puissant »
Pour Josselin Bordat, cela peut s’expliquer par la simplicité de la représentation de Hitler. « Il y a un truc spécifique au web : la concurrence terrible. Or, les signes du nazisme sont à la fois extrêmement simples et très évocateurs, » explique-t-il en concédant utiliser lui-même l’imagerie du IIIe Reich. « Le succès d’Hitler comme figure du LOL, c’est celui d’une facilité sémiologique absolue : c’est débile mais c’est puissant. »
C’est pour cela que les concepts aussi bêtes qu’efficaces fleurissent sur internet. Il y a les chats qui ressemblent à Hitler, le hipster-hitler, les parodies du tyran en Disco-queen, les croix gammées cachées, et tout un tas d’autres choses qui évoquent le Führer – de la maison à la chaussure. Car pour ressembler au dictateur autrichien, il suffit de deux éléments : une petite moustache noire et une mèche sur le côté.
Une forme de catharsis
Le plus souvent, évoquer le Führer tient de la blague potache. En août 2010, la toile a découvert le phénomène Hipster Hitler. A l’origine, une bande dessinée créée par deux jeunes australiens à peine sortis de l’université. Au centre de leur BD, on retrouve Hitler sous la forme d’un hipster new yorkais. Il porte des t-shirts tels que « I <3 Juice » (entendre Jews), ou encore « Heilvetica« . A l’époque, les deux créateurs expliquent vouloir se moquer du dictateur. « Pour nous, rigoler d’un homme aussi cruel et horrible qu’Hitler c’est une catharsis. »
Dans la majorité des cas, les mèmes Hitler sont utilisés pour rigoler sans arrière pensée. « Il ne faut pas monter aux rideaux et crier au scandale, » confirme le co-fondateur de Brain. Pour autant, l’ancien professeur en sciences politiques s’interroge sur le fait que ce genre de phénomène puisse « brouiller la compréhension du présent. »
Hitler, ce fan de simulation de vol
En janvier dernier, un historien américain s’est intéressé à l’apparition d’Hitler comme personnage viral. Selon lui, rire d’Hitler c’est en fin de compte « relativiser sa criminalité« . Dans son livre Hi Hitler!: How the Nazi Past is Being Normalized in Contemporary Culture, Gavriel Rosenfeld donne un exemple très parlant pour faire comprendre son idée.
Parmi les mèmes concernant Hitler, il y en a un plus connu que les autres et qui fonctionne à chaque fois. Il s’agit de la parodie d’une scène du film La Chute, sorti en 2004. Dans cette scène, Hitler apprenant qu’il est en train de perdre la guerre s’emporte contre ses généraux. En août 2006, un internaute hispanophone parodie une première fois cette scène en changeant les sous-titres. Dans cette vidéo, il s’en prend à la démo de la simulation de vol Microsoft’s Flight Simulator X. La vidéo fait un tel carton que son auteur doit en faire une version anglaise, quelques semaines plus tard.
Führer de tous les haters
Depuis, des milliers de versions alternatives de la scène ont été diffusées. Sur des sujets aussi divers que le trailer du prochain Star Wars, Obama, le mariage gay, ou des sujets beaucoup plus triviaux comme le divorce de Kim Kardashian. « Les parodies de la Chute ont humanisé Hitler, déplore l’historien. Elles ont fait du dictateur nazi le champion des haters. »
Pour étayer son idée, il prend l’exemple d’une vidéo où Hitler s’en prend à la chanson Friday de l’adolescente américaine Rebecca Black. « Dans les commentaires de la vidéo, les utilisateurs s’identifient très clairement à Hitler. L’un des commentateurs écrit : ‘je ne pensais jamais que je dirais ça, mais je suis d’accord avec le Führer !‘ »
« Ca brouille l’appréhension de la fachosphère »
Le co-fondateur de Brain Magazine tempère la vision de l’historien américain. « Dans la grande majorité des cas, le mème Hitler est vidé de sa substance historique et idéologique, » détaille-t-il. Pour autant, il est d’accord avec Gavriel Rosenfeld quand ce dernier déplore que le succès d’Hitler sur la toile brouille les frontières entre ce qui est potache et ce qui est antisémite. Surtout dans le cas où le public visé serait un public jeune.
D’après une étude produite par la fondation pour la Mémoire de la Shoah et le think tank Fondapole, Internet est un vecteur important dans l’apprentissage du nazisme chez les jeunes. En France, 12% d’entre eux avouent avoir acquis la connaissance de l’extermination des juifs sur la toile. Dans ce cadre, Josselin Bordat estime
« Ce n’est pas forcément une bonne nouvelle qu’un public jeune consomme du Hitler LOL. En soit, rire de Hitler n’est pas dangereux. Ce qui peut être dangereux c’est quand certains cachent dans le LOL des idées d’extrême droite – comme ça peut être le cas avec quelqu’un comme Dieudonné. Etre confronté trop jeune à ce mème, peut-être que ça baisse la vigilance face à la fachosphère. »
D’autant que seuls 49% des jeunes Français estiment bien connaître la seconde guerre mondiale. Difficile alors de faire preuve de distance critique.
Le jeu des quenelles
Un manque de recul qui, pour l’historien, explique que certains commencent par rire d’Hitler, pour finir par faire des quenelles, sans comprendre la symbolique du geste. Gavriel Rosenfeld explique:
« Ces dernières années, le geste s’est répandu sur internet et est devenu viral. La quenelle est devenue un véritable jeu sur internet. Les participants tentent de se surpasser les uns les autres, aussi bien dans les lieux où sont pris la photo – mémorial, synagogue – que dans son contenu – avec un juif orthodoxe en arrière-plan par exemple ».
Ne pas faire d’Hitler un génie du mal
Pour autant, faut-il alors ne plus avoir recours au personnage d’Hitler sur le web ? Non, estime François de Smet. Pour le philosophe belge, il ne s’agit pas de critiquer l’utilisation du mème, mais de comprendre pourquoi Hitler est encore au centre de notre société, 70 ans après son suicide. Dans une époque où il est difficile de développer une idée du bien « les nazis sont la figure du méchant universel acceptable, pouvant opportunément être mobilisée pour camper le mal, » nous explique-t-il.
« Ce n’est pas un problème d’en rire (Chaplin avait commencé le premier, et du vivant d’Hitler dans le Dictateur), mais il ne faudrait simplement pas que ça élude le point le plus important : ce n’est pas dans la seule personne d’Hitler que réside le cœur du nazisme et sa force de destruction, mais dans la servilité de tous ceux qui l’ont rendu possible en obéissant à la meute. On a longtemps fait d’Hitler une sorte de génie du mal exceptionnel, sans vouloir voir la part de « banalité du mal » (comme l’expliquait Hannah Arendt) en chacun, qui rend des horreurs comme le nazisme et sa folie meurtrière possibles. Que le rire permette de surmonter Hitler ou de caricaturer toute position radicale, fort bien ; que cela ne serve pas, en revanche, à réinstaller le mythe d’un génie du mal ponctuel qui nous exempterait de nous interroger sur notre part propre de « banalité du mal » en chacun de nous. »
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