Nouvelle création du studio parisien Quantic Dream et de son fondateur David Cage (“Heavy Rain”, “Beyond : Two Souls”), “Detroit : Become Human” nous confie le destin d’androïdes révoltés qui luttent pour leur liberté. A la fois sentimental et politique et d’une ampleur aussi remarquable que son souci du détail, c’est le chef-d’œuvre de son auteur.
Drôle de studio que Quantic Dream. Drôle d’auteur de jeux vidéo que David Cage qui, s’il nous est plutôt moins sympathique depuis la révélation par Le Monde, Mediapart et Canard PC de certaines pratiques à l’œuvre dans l’entreprise qu’il a fondée et la plainte déposée en retour contre deux de ces publications, n’en vient pas moins de signer avec Detroit : Become Human ce qui est sans doute son chef-d’œuvre.
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Pour qui a déjà pratiqué les précédents titres de Cage, et plus particulièrement Beyond : Two Souls et Heavy Rain, le principe (un récit aux multiples embranchements), le système d’interaction (un mélange d’imitation des gestes de notre personnage sur le stick droit de la manette et de Quick Time Events qui imposent d’appuyer rapidement sur le bouton qui s’affiche à l’écran) et l’ambiance générale (plutôt sombre, voire dépressive, avec de fréquents éclats sentimentaux) ne surprendront sans doute pas énormément. Mais jamais un jeu de Quantic Dream n’avait encore donné un tel sentiment à la fois d’ampleur et de souci du détail. Et de cohérence, aussi, entre les idées qu’il brasse et ce qu’il est, et nous fait, profondément.
Plongée dans l’Amérique de 2038
Le point de départ de Detroit n’est pas particulièrement original. Son histoire est celle, dans l’Amérique de 2038 où le taux de chômage dépasse les 37%, d’une révolte d’androïdes qui sont de plus en plus nombreux à se sentir vivants et rêvent de liberté – comme dans Blade Runner ou la série Real Humans, entre beaucoup d’autres. Au cours de l’aventure divisée en une trentaine de chapitres dont la durée varie sensiblement selon nos choix, nos réussites et nos échecs dans l’action, on en suivra plus précisément trois, qui sont nos alter ego. Il y a Markus, employé de maison d’un vieux (et grand) peintre infirme qui deviendra l’un des leaders de la rébellion. Il y a Kara, qui s’est enfuit avec une petite fille maltraitée par un brutal et junky. Il y a enfin l’énigmatique Connor qui, lui, est dans l’autre camp puisqu’il enquête justement, en compagnie d’un ex-grand flic désormais au bout du rouleau et alcoolique, sur cette épidémie de “déviance” chez les androïdes jadis si serviles.
Un scènario de plus de 2000 pages
2 000 pages. C’est, nous dit-on, la longueur du scénario écrit par David Cage pour Detroit – bizarrement, pour Beyond : Two Souls, c’était déjà 2 000. Le premier réflexe, au vu notamment de l’abondance de clichés, de se moquer, de dire qu’il vaudrait mieux privilégier la qualité à la quantité. Sauf qu’ici, la qualité, c’est justement la quantité : c’est la multitude de possibles qui, au cours de l’aventure, s’offrent à nous. C’est ce qui fait la densité et, au final, la force du récit. A chaque fin de chaque chapitre nous est d’ailleurs présenté, dans une infographie fascinante qui dépasse ce que proposaient en la matière les précédents jeux Quantic, le chemin que l’on a suivi parmi tous ceux qui étaient envisageables.
On y apprend par exemple que, comme nous, 27% des joueurs se sont battus au rez-de-chaussée. Que 35% ont pris le bus. Que 61% ont libéré l’ours. Et que 14% seulement n’ont pas résolu le mystère de l’Eden Club – sur le coup, c’est clair : on n’a pas été bon. A certains endroits, il y a des petits cadenas : cet embranchement n’a pas été “déverrouillé”. A nous, une fois le jeu terminé, de revenir en arrière pour essayer autre chose et, peut-être, changer la fin – la nôtre n’a pas été follement réjouissante. Car, ici, il n’y a pas de “game over” : quoi que l’on fasse, le jeu continue. Il emprunte juste une nouvelle route. Et tant pis si l’un ou l’autre des personnages n’arrive pas à destination.
Une odyssée vidéoludique
Rien n’est plus fort que cette quasi certitude, à tout moment, que les choses pourraient (qu’elles auraient pu) se passer autrement. Tout est fragile, rien n’est figé. Parfois, on a un cas de conscience, une poussée d’altruisme et, après une douloureuse réflexion, on renonce à certaines choses – à voler dans un magasin devant une petite fille, par exemple. On espère, alors, que Cage et ses complices ont prévu un autre moyen pour nos personnages de s’en sortir. Mais peut-être qu’au contraire, on a laissé passer la seule possibilité de les sauver ? Jouer à Detroit, c’est vivre intensément cette double relation. Avec ses créateurs, d’abord, car l’arborescence et, du même coup, le fait que tout soit écrit se donne en tant que tel : ce que l’on explore, c’est une vision d’auteur(s). Mais aussi, et la conjonction des deux fait la grande réussite du jeu, avec ses personnages, qui touchent vraiment – et les androïdes plus que les humains, d’ailleurs. Detroit est ainsi à la fois un exercice narratif théorique et un voyage vibrant aux côtés de personnages qui nous ressemblent, quand bien même il s’agirait de machines.
Une réflexion sur le statut même de joueur
Au-delà de son approche beaucoup plus sensible et complexe que certaines bande-annonce pouvaient laisser craindre de la situation de peuple opprimé (derrière les androïdes du jeu, on peut voir, au choix, les Noirs, les Arabes, les homos, les transexuels, les femmes…), Detroit peut aussi être vu comme une réflexion sur la condition même du joueur et, à travers elle, de l’humain moderne (dont le gamer avide de réussir ses missions pourrait bien être une métaphore qui s’ignore). Qu’est ce que cela veut dire d’obéir ? (Ironiquement, on prend un grand plaisir dans les séquences de taches ménagères, à débarrasser la table, ranger la chambre, sortir la poubelle : le plaisir de faire, et de faire bien.) Que vaut la liberté quand elle s’apparente à un questionnaire à choix limités ? Nos héros androïdes découvrent tout ça pour la première fois. Ils tombent amoureux, même. A moins que ce ne soit qu’une imitation, que le dérapage d’un programme défectueux ? Et si la nuance n’avait pas tant d’importance ?
Au final, comme toujours chez David Cage, la vérité, et la beauté qui n’est pas autre chose, se trouve dans les détails, dans l’instant et le concret. Dans l’inutile, presque ; disons dans le non–productif, le non-quantifiable : ce qui produit un effet en nous sans être forcément déterminant dans l’évolution du récit. S’il se révèle parfois un peu lourd, Detroit peut aussi être très délicat – en particulier dans l’aventure de Kara. Un geste ou un regard compte parfois plus que tout. Mais le jeu réussit aussi plus que les précédents du studio parisien le passage du micro au macro, de l’intime au politique. Des rideaux que l’on ferme pour qu’une petite fille puisse se reposer à une marche lente et pacifique mais aussi fière et revendicative que rejoignent toujours plus de révoltés. Quand, comme ça, le lien se fait, Detroit est grand.
Detroit : Become Human (Quantic Dream / Sony), sur PS4, environ 60 euros
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