A l’appel de l’association “I-Buycott”, des citoyens français souhaitent attaquer collectivement Amazon, multinationale accusée d’optimisation fiscale. L’idée : obtenir des dommages et intérêts sur le fondement du “préjudice de solidarité”. Maître Elisabeth Gelot, qui va porter ce recours, revient pour les Inrocks sur cette action.
Une action collective en justice contre Amazon ? C’est ce que souhaite entreprendre la plateforme I-Buycott. En mai 2018, cette association de « boycott bienveillant » avait déjà décidé de lancer une campagne contre le géant Américain, pour “l’arrêt de l’évasion fiscale, le paiement des sommes réellement dues à l’Etat français, et la transparence totale sur ses résultats financiers en France et en Europe”, comme on peut le lire sur le site de sa plateforme I-Boycott.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
En effet, le 4 octobre 2017, la Commission Européenne avait sanctionné la multinationale, en exigeant qu’elle restitue 250 millions d’euros d’aides illégales accordées par le Luxembourg – lesquelles lui ont permis de ne payer qu’un quart de ses impôts sur les bénéfices entre 2006 et 2014, comme le rappelle Le Monde. Plus de 6500 personnes avaient signé cet appel au boycott, sans que la société de Jeff Bezos, bien qu’informée de la tenue de cette campagne, ne donne signe de vie à l’association.
Alors, à présent, pour réparer ce qu’ils qualifient “d’incivisme fiscal”, des contribuables (imposables sans être forcément imposés) ont décidé de se lancer, toujours en suivant une initiative d’I-Boycott, dans une action collective en justice contre Amazon. Et ce, au titre du “préjudice de solidarité” subi par les citoyens du fait de l’optimisation fiscale pratiquée par l’entreprise.
Face aux pratiques d' #OptimisationFiscale opérées par la multinationale, les citoyens demandent réparation !
@i_boycott_org
Pour en savoir plus : https://t.co/UOzTNPut6E pic.twitter.com/sULWek6ukC
— V pour Verdict (@vpourverdict) December 11, 2019
L’idée de cette action inédite : s’inscrire sur le site vpourverdict.com, ouvert le 12 décembre, afin de notifier de sa volonté de participer à ce recours. L’objectif minimum de 300 inscriptions a déjà été atteint, même s’il est possible de s’inscrire jusqu’au 11 janvier 2020. Chaque citoyen participant doit verser cinq euros pour couvrir les frais de justice, et peut espérer, dans l’éventualité d’une condamnation d’Amazon, 200 euros de dommages et intérêts. L’avocate qui va porter ce recours, maître Elisabeth Gelot, également cofondatrice de l’asso « V pour Verdict », revient pour Les Inrocks sur les enjeux de cette action.
En mars dernier, l’association lançait une campagne de boycott contre Amazon. A présent, vous souhaitez lancer une action collective en justice contre cette multinationale. Pourquoi avez-vous décidé de franchir ce cap ?
Maître Elisabeth Gelot – Avec Levent Acar (directeur adjoint et cofondateur d’I-Buycott, ndlr), nous avions déjà discuté de ce sujet. Le boycott était un peu la “première tentative” face à une multinationale qui a une habitude : celle de l’évasion et de l’optimisation fiscale. Or, cette habitude pose des problèmes de manière plus globale pour la société. En revanche, après ce boycott, nous n’avions eu aucune réponse de la part d’Amazon. Il a donc fallu réfléchir à une autre manière d’obtenir une réponse, et ce, en adoptant une démarche peut-être plus agressive. Je dirais presque qu’il s’agit de passer la cinquième.
>> A lire aussi : “L’irrésistible ascension d’Amazon” : où s’arrêtera le géant du web ?
Dans Le Parisien, vous dites que “cette action s’appuie sur le fondement classique de la responsabilité en droit français”, et vous expliquez vouloir vous appuyer sur l’article 1240 du Code civil pour qu’Amazon soit condamnée. Quel est le principe et en quoi est-il novateur ?
L’article 1240 est un article classique dans le Code civil, qui existe depuis 1804 et Napoléon : “Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.” C’est un fondement classique de responsabilité en droit français. Seulement, jusqu’ici, jamais le fondement de “préjudice de solidarité” n’avait été mis en avant pour tenter de reconnaître la responsabilité des multinationales ayant recours à l’optimisation fiscale – et, a fortiori, d’obtenir des réparations pour les citoyens.
En effet, concernant l’optimisation fiscale, on s’est toujours posé la question de savoir s’il s’agissait de fraude, et donc d’une infraction pénale. Si tel était le cas, il n’était donc pas possible pour les citoyens de déposer plainte, et ce, peu importe s’ils avaient subi des préjudices. Nous souhaitons donc sortir de cette impasse. En droit des responsabilités civiles, à partir du moment où un fait quelconque cause un préjudice à quelqu’un, il est possible d’aller chercher la responsabilité et demander réparation. Ce qui est donc novateur dans cette action, c’est que jamais le problème n’avait été posé sous cet angle.
En quoi consiste ce préjudice de solidarité que vous invoquez ?
Le but était de voir, de manière large dans la société, quel était l’impact de l’optimisation et de l’évasion fiscale sur la population. Et, justement, la plateforme « I-boycott » va beaucoup à la rencontre des citoyens, des « boycotteurs » etc. Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait un vrai préjudice moral provoqué par Amazon sur les personnes, lequel se manifeste par un sentiment d’inégalité de la part de tous les citoyens, qui eux, ne peuvent pas recourir à ces deux pratiques.
Ce sentiment d’inégalité fiscale se traduit de manière insidieuse par la fin des liens de solidarité – le fait de se dire : “Je suis solidaire avec mes autres concitoyens, donc je participe à l’effort fiscal” -, par la fin du sens de l’impôt.
Comment réussir à prouver ce préjudice moral ?
Les préjudices moraux, dans tous les cas, sont difficiles à caractériser. Selon nous, à partir du moment où quelqu’un est un contribuable français et déclare ses impôts en France, il est susceptible d’avoir ressenti ce préjudice moral par rapport aux pratiques d’Amazon.
Dans un second temps, pour apporter une preuve plus concrète et plus détaillée, nous allons demander aux personnes qui ont rejoint l’action – car elles considèrent qu’elles souffrent de ce préjudice moral – un témoignage, une attestation, un enregistrement, un faisceau d’indices… qui montrent qu’elles sont affectées directement par les pratiques d’Amazon. Exemple : en participant à des mouvements de contestation et de boycott de cette entreprise, à des mouvements associatifs, mais aussi en ressentant de la culpabilité. Des personnes nous disent en effet qu’elles n’arrivent pas à boycotter Amazon, parce que l’entreprise est partout, et donc que, même si elles souhaitaient la boycotter, elles ne pourraient pas – ce qui les fait culpabiliser.
>> A lire aussi : Taxe sur les GAFA : “Ce n’est pas seulement une question de fiscalité, c’est notre modèle de société qui est en jeu”
Dernièrement, lors du procès des décrocheurs des portraits d’Emmanuel Macron, des militants écologistes ont été relaxés, “l’urgence climatique” ayant été reconnue, et ce de manière inédite, comme un “motif légitime” relevant de “l’état de nécessité”. Via votre action collective, souhaitez-vous aussi susciter une jurisprudence inédite ?
Tout à fait, c’est vraiment le but. Nous voulons poser aux juges des questions auxquelles les autres pouvoirs n’ont plus de réponses. On sait que le gouvernement a atteint ses limites, on a vu les rapports sénatoriaux et parlementaires qui ont été faits sur ces sujets-là, le parlement est aussi à bout de souffle… La jurisprudence peut aujourd’hui innover, et contribuer à soulager certains problèmes de société.
Propos recueillis par Soukaïna Skalli
{"type":"Banniere-Basse"}