Habituel second rôle, voire simple figurant, de la saga « Super Mario », le champignon anthropomorphe Toad est pour la première fois la vedette de son propre jeu vidéo. Et pour un coup d’essai, c’est un coup de maître.
On considère souvent que les jeux vidéo les plus audacieux sont les plus sombres, les plus violents, les plus perturbants. Ceux qui s’aventurent dans les tréfonds de l’âme humaine et nous rendent tout bizarres quand on y joue, les Silent Hill, Killer 7, Condemned, Manhunt, Amnesia… Et si, de nos jours, la véritable transgression était au contraire dans la mignonnerie décomplexée, dans l’étalage de sucreries frôlant une forme d’excès potentiellement aussi écœurante qu’un zombie démembré baignant bêtement dans une mare de sang ?
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En ces temps où, sur fond de discours vantant la maturité du médium, les écoliers mondialisés tannent leurs parents pour se faire offrir l’Assassin’s Creed de saison ou le dernier GTA (tous deux « déconseillés » aux moins de 18 ans, rappelons-le), quoi de plus courageux, voire de plus dérangeant, qu’un jeu dont le héros est un petit champignon rieur traquant les trésors dans des lieux peuplés d’animaux à croquer ? Ici plus qu’ailleurs, on ne fait pas de compromis – hardi, le champi.
Premier volet de la (tout à fait officieuse) trilogie kawaii 2015 de Nintendo (avant Yoshi’s Wooly World et Kirby and the Rainbow Paintbrush), Captain Toad : Treasure Tracker est donc un jeu qui, se moquant des moqueurs, affiche sa foi en une certaine idée du merveilleux. Un merveilleux rond, enfantin, familier – personnages, créatures, objets et décors de glace, lave ou désert appartiennent à la grammaire et au bestiaire de la saga Super Mario – et pourtant surprenant car c’est un monde à la fois purement artificiel et joyeusement vibrant, vivant même, quelque part entre Ghibli et Toy Story. Et magnifique – les jeux réalistes ne sont pas les seuls à tirer profit de l’affichage HD. Que les niveaux de Captain Toad soient des mini-planètes suspendues au-dessus du vide n’y change rien : ces sortes de prélèvements dans un tout qui n’existe pas sont des (éco)systèmes à part entière, à la fois pleins de charme et fascinants à observer. Ça tombe bien : c’est justement en cela, l’observation, que consiste d’abord le jeu.
Le but, dans les dizaines de niveaux que propose Captain Toad (dont, en bonus, d’astucieux remix de certains parcours de Super Mario 3D World) est de permettre à un petit champignon anthropomorphe aux capacités limités – il ne peut ni sauter, ni se battre, ni nager – de ramasser un certain nombre d’objets précieux plus ou moins cachés et accessibles.
A nous de planifier nos mouvements, d’utiliser astucieusement escaliers, interrupteurs, plateformes mouvantes ou toboggans, de trouver des passages secrets et de détourner à notre avantage les attaques des ennemis (que l’on amènera, par exemple, à détruire un bloc qui nous bouche le passage). La question du point de vue, de la caméra (où est-elle ? qui la dirige ?), capitale dans les jeux en 3D, est ici le pivot autour duquel tout s’organise. A nous, donc, de scruter longuement le niveau en le faisant tourner sur lui-même comme un diorama portable, une boule à neige aux conditions météo variables, avant de se lancer. Ou en cours de route, le temps d’une pause. Ou encore entre deux tentatives toujours souriantes. Car le plaisir ne naît pas seulement de la victoire mais, y compris dans l’échec, de la compréhension de la façon dont fonctionne chacun de ces mini-mondes, de la manières dont ils ont été élaborés.
Cet art(isanat) a un nom : le level design. Et c’est avec le level designer, le concepteur des niveaux, que s’engage un dialogue (esthétique) à distance, aussi important dans l’expérience du joueur que la relation qu’il en vient à entretenir avec les personnages ou son goût pour la plastique du jeu. Oh, mais je comprends ce que tu as voulu faire en plaçant une échelle à cet endroit. Et un interrupteur ici, qui fait monter cette plateforme. Et aussi un groupe de petits fantômes, juste là. Il y a de la beauté dans ces agencements, une beauté non aléatoire, une beauté réfléchie. C’est ce qui rend Captain Toad si humain. Y jouer, ce n’est pas s’enfermer dans une lutte contre la machine : c’est communier avec une pensée.
Mais ce n’est pas tout. Ce jeu où l’on suit une file de coccinelles multicolores sur un sol verglacé, où l’on dévale des pentes dans un wagonnet en bombardant les environs de navets est aussi un épatant exemple d’œuvre féministe. Car si l’on commence par incarner le petit Toad à la recherche de sa Toadette enlevée, la situation ne tarde pas à s’inverser, Captain Toad adoptant alors le schéma inhabituel du damoiseau en détresse. Ça ne change pas tout, mais ce n’est pas rien. Et ce n’est que l’une des nombreuses qualités du premier grand jeu de l’année.
Captain Toad : Treasure Tracker (Nintendo), sur Wii U, environ 40 €
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