Dans une décision rendue en décembre et passée inaperçue, la cour d’appel de Paris rappelle à la mairie ses obligations d’indemniser les locataires qu’elle expulse, sans tenir compte de leur situation administrative.
A la place de l’hôtel Excelsior, au 82 rue de Vignoles (Paris XXe), il y a un trou. Les travaux ont commencé en février. Ici, la Ville de Paris construit un bâtiment de quatre étages, comprenant 30 logements sociaux et un commerce, indique le permis de construire.
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Dans le petit immeuble vétuste, jusqu’en 2010, vivaient une trentaine de personnes démunies. Algériens, Russes, Tunisiens, Moldaves et Français louaient des chambres au mois.
Le juge de l’expropriation, qui s’était rendu sur les lieux en mars 2008, signalait dans son procès-verbal le “très grand délabrement” des lieux. “Quasiment aucune chambre, mise à part celle occupée par le locataire-gérant, ne présente un état de confort ou de propreté acceptable.” Pas d’eau chaude, des fenêtres rafistolées, des meubles “dégradés, pourris, souvent répugnants de saleté”, des cafards…
Dans le café de l’hôtel, “il n’y a que quatre tables, au bar quelques tabourets, une machine à café deux tasses”. Le restaurant a fermé depuis longtemps. Le juge notait également la “situation personnelle préoccupante” de certains habitants. Quelques-uns vivent ici depuis les années 1980, ils sont âgés et malades dans des conditions d’hygiène déplorables.
Indemniser les sans-papiers, une aide au séjour irrégulier ?
La Ville de Paris, suivant son plan de lutte contre l’habitat indigne, a racheté le 82 rue des Vignoles en 1993. Quinze ans après, elle entreprend la réhabilitation de cet immeuble pour remplacer l’hôtel meublé par du logement social. En l’espèce, détruire et reconstruire.
Pour cela, la mairie doit expulser les locataires, à qui elle est obligée de verser une indemnité d’éviction et de proposer un autre logement. Devant le juge de l’expulsion, la Ville de Paris plaide alors une distinction entre les habitants pourvus de papiers en règle et les autres, étrangers sans papiers.
Tous paient un loyer, mais pour elle, seuls les premiers ont droit à l’indemnité (entre 1500 et 2000 euros) et au relogement. L’avocat de la Ville, Stéphane Desforges, argumente dans un article juridique publié par la revue Actualité juridique droit immobilier :
“L’attribution d’un logement à un étranger en situation irrégulière sur le territoire français peut être assimilée à une aide directe ou indirecte au séjour irrégulier.”
C’est la fameuse “aide au séjour irrégulier”, un délit puni de cinq ans de prison et 30000 euros d’amende. Pour ne pas commettre ce délit, la Ville plaide un traitement différencié selon la situation administrative de chaque habitant de l’hôtel. Elle avance notamment que les sans-papiers n’ont pas droit au logement social et par ailleurs, tout bail conclu avec eux serait nul. Joint par téléphone, Stéphane Desforges précise le problème :
“On se trouve dans une situation de conflit entre des lois qui me semblent incompatibles. D’un côté une obligation de relogement pour les occupants de bonne foi, de l’autre un article de loi qui sanctionne le fait de loger ou d’aider à loger une personne en séjour irrégulier. Il y a une incohérence, à lever d’une manière ou d’une autre.”
Pour Gilles Caillet, avocat spécialiste de l’expropriation, « ça ne tient pas« . « Je n’ai jamais vu une collectivité publique attaquée pour aide au séjour irrégulier. » Il analyse la question juridique soulevée par la Ville comme une double stratégie :
« Pour la mairie, l’intérêt est financier et administratif : limiter le coût de l’indemnisation et simplifier les procédures dont elle est responsable. Trouver du relogement pour des personnes qui n’ont pas beaucoup de moyens est difficile. »
Grégory Viandier, l’avocat qui a défendu trois sans-papiers de l’hôtel Excelsior, remarque que « les bailleurs privés ne font jamais état de cet argument. Seule la mairie de Paris plaide la différenciation entre les sans-papiers et les autres« .
La mairie désavouée par la justice
Problème : une première fois en 2008, le juge de l’expulsion a invalidé l’argumentaire de la Ville de Paris sur la distinction entre occupants avec ou sans papiers. La décision de la cour d’appel, rendue en décembre 2010, ferme définitivement la porte :
“La Ville de Paris […] a offert le relogement pour le cas où cet occupant étranger serait titulaire d’un titre de séjour, en repoussant le droit au relogement, dans le cas contraire. […] Lui consentir, malgré l’irrégularité de son séjour, un relogement, […] n’est pas constitutive du délit de l’article L622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.”
Pour la cour d’appel, qui a rendu une décision pour chacune des chambres occupées dans l’hôtel, le code de l’expropriation “ne distingue pas suivant que l’occupant étranger est ou n’est pas en situation régulière”. La Ville de Paris doit désormais indemniser et reloger tous les occupants de l’hôtel Excelsior, quelle que soit leur situation.
Ça, c’est la théorie. Parce qu’en pratique, évacués en janvier 2010, les habitants du 82 rue des Vignoles ont disparu dans la nature. Eric Constantin, de l’Espace Social Habitat (un organisme dépendant de la Fondation Abbé Pierre), était l’un des derniers à les suivre :
“Après l’évacuation, ils se sont débrouillés pour vivre à droite et à gauche, chez des parents ou des amis. Nous avons perdu leur trace en septembre dernier.”
Les locataires ne sont sans doute pas au courant de la décision de la cour d’appel en leur faveur, ne toucheront probablement jamais leur indemnité et ne seront pas relogés. D’après l’avocat Gilles Caillet, « il manque dans la loi une contrainte qui montre que le relogement a bien été effectué, que la décision de justice a été appliquée jusqu’au bout« . Eric Constantin, lui, explique que “ce n’est pas la première fois que la mairie traite les dossiers de cette façon”.
“Les habitants sans titre de séjour pensent que la mairie a sans doute raison de dire qu’elle ne peut pas les reloger. Nous sommes plutôt satisfaits du travail de la Ville sur l’habitat indigne, mais nous avons interpellé l’adjoint au maire sur le peu de considération à l’égard de cette catégorie d’occupants.”
La Ville de Paris pourrait se pourvoir en cassation, son avocat estimant que la décision de la Cour d’appel “ne protège pas la Ville d’éventuelles poursuites sur l’aide au séjour irrégulier”. L’adjoint chargé du logement, Jean-Yves Mano (PS) n’a pas donné suite à nos appels.
Camille Polloni
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