Quarante ans après la Révolution des œillets, le Portugal et ses politiques massives d’austérité voient s’enfuir chaque année plusieurs dizaines de milliers de jeunes diplômés, lassés de la précarité et de l’absence de perspectives d’avenir.
Le soleil se couche sur Lisbonne. Une foule de gens s’est amassée devant le Tribunal constitutionnel, dans une rue pentue et étroite du Bairro Alto. Le son strident des sifflets, qui a démarré il y a quelques minutes, s’arrête un instant, le temps pour un homme et une femme de se placer au centre du rassemblement. Derrière un mégaphone, leurs voix se succèdent pour scander des articles de la constitution portugaise.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sont lus tous ceux qui sont considérés comme “menacés” par les politiques d’austérité : emploi, éducation, santé… Nous sommes le 24 avril 2014, à quelques heures de la date anniversaire de la Révolution des Œillets, et ce groupe n’est autre que le mouvement politique Que se lixe a troïka (littéralement, Que la troïka aille se faire f…). Connu ici pour ses actions politiques coup de poing, Que se lixe a troïka a aussi été l’instigateur de la plus grande manifestation de la jeunesse de ces dernières années, entraînant près d’un million de Portugais dans la rue, le 2 mars 2013.
35% de chômage chez les moins de 25 ans
S’il n’est pas à proprement parler un groupe politique centré sur les jeunes, il semble toutefois que son côté apartisan et ses revendications – la lutte contre la précarité, la démission du gouvernement – séduisent les Portugais de 20 à 30 ans. C’est en tout cas ce que montre ce rassemblement, où les jeunes constituent la catégorie la plus représentée. Parmi eux, Inès, jeune brune de 29 ans, est l’une des têtes de gondole du mouvement.
“En tant que jeune, je suis littéralement invitée par le Premier ministre portugais à sortir du pays, à immigrer”, explique Inès, faisant référence aux déclarations du premier ministre, Pedro Passos Coelho, qui avait, à la mi-2012, encouragé les chômeurs à s’exiler pour trouver du travail.
Diplômée depuis cinq ans, Inès travaille pour une entreprise étrangère, mais sans contrat. C’est le cas pour de nombreux jeunes ici, qui ont le choix entre rester au chômage (le taux de chômage atteint 15,3 % de la population active et 35 % chez les moins de 25 ans), ou bien travailler via un régime quasi-illégal (le régime des “recibos verdes”), sans contrat, sans sécurité sociale, sans assurance. Ultime solution : le départ à l’étranger.
200 000 personnes ont quitté le pays en deux ans
“Les chiffres officiels montrent que ces deux dernières années, 200 000 personnes ont quitté le pays pour chercher un travail à l’étranger, et la majorité sont des jeunes !”, détaille Inès. Ça devient très dur de rester ici, mais c’est aussi pour ça que je suis dans la rue ce soir, comme ils l’étaient il y a 40 ans, pour lutter”.
Lors du rassemblement, certains sont mêmes venus avec leurs parents. C’est le cas de Marta, petite brune aux cheveux bouclés de 18 ans qui tient dans sa main une pancarte où est écrit “Liberté”. “Je suis inquiète pour mon futur parce qu’en ce moment, la possibilité la plus viable, c’est de partir du pays. Et mes parents aussi sont inquiets”. De fait, le Portugal est récemment redevenu un pays d’émigration massive, comme il l’était avant la fin de la dictature.
Pour Inès, la “précarité de la jeunesse est extrême. Bas salaires, absence de contrats, de perspectives, et le pire c’est que cela ne se matérialise pas seulement à travers l’argent. En réalité, la plus grande injustice que ressent notre génération, qui est la plus diplômée de l’histoire du Portugal, c’est l’absence de reconnaissance”, explique-t-elle, avouant tristement, quelques minutes plus tard, qu’elle aussi envisage de partir si sa situation n’évolue pas.
“J’ai l’impression que mon pays renie à son propre peuple la possibilité d’être heureux sur son territoire”
Croisé le lendemain, en début d’après-midi, au milieu d’une manifestation massive, Pedro vient lui de refuser un job en Allemagne. Si le rassemblement du 24 au soir était l’œuvre inédite de différents mouvements sans couleur politique, la journée du 25 avril voit elle passer sur l’avenue de la Liberté, grand boulevard qui traverse la ville du nord au sud, le traditionnel défilé des syndicats et des associations. Tous viennent commémorer les 40 ans de la démocratie à grands coups de chants : “25 avril pour toujours, fascisme plus jamais !”, “Dehors la misère, dehors la faim, dehors le FMI”, et le traditionnel Grândola, vila morena, sorte d’icône musicale de la révolution.
En ce 25 avril, Pedro marche aux côtés du rassemblement intersyndical de la jeunesse. Jeune infirmier diplômé, il est actuellement au chômage.
“Le paradoxe, c’est que les études pour devenir infirmier au Portugal sont classées dans le top 3 mondial, en termes universitaires. Et pourtant, l’année dernière, sur 3 000 étudiants diplômés, 2 850 ont demandé à quitter le pays pour travailler à l’étranger. Tu te rends compte, seulement 150 sont restés !”, s’insurge-t-il. “Moi, j’aimerais rester… Mais c’est quoi mon futur ici ? J’étais à deux doigts de partir en Allemagne, mais mon salaire là-bas n’était pas assez élevé, ça ne vaut pas le coup de quitter ce que j’ai ici, où mes parents peuvent m’aider financièrement.”
Si lui a décidé de rester, certains de ses amis ont fait le choix inverse. Après des études en sciences politiques, Catarina est partie au Qatar, où elle travaille depuis deux ans comme hôtesse de l’air. “Je suis partie du Portugal de ma propre volonté, personne ne m’a forcé”, dit-elle. “Mais je suis sortie parce que professionnellement, je n’aurais jamais réussi à m’en sortir. J’ai l’impression que mon pays renie à son propre peuple la possibilité d’être heureux sur son territoire”.
La jeune fille continue à voter pour les élections portugaises, depuis le Qatar, et à suivre activement la situation de son pays. “Ce que je souhaite le plus, c’est retourner au Portugal. Je ne sais pas si c’est une idée romantique et naïve, mais c’est mon pays, celui de mon enfance, de ma langue…”, confie-t-elle. Continue-t-elle à s’engager politiquement ? “Comme je peux. Mais je crois que je m’en sors pas trop mal, les gens ici m’appellent camarade Catarina !”
Génération pourrie ?
Le 26 avril, sur les bords du fleuve, le Tejo, Diana nous a donné rendez-vous face au pont 25 avril, anciennement appelé pont Salazar. Ce paysage de carte postale ressemble comme deux gouttes d’eau au Golden Gate Bridge de San Francisco. Contrairement à de nombreuses personnes de son âge, cette jeune Portugaise a fait le choix de ne pas aller aux commémorations de la veille.
“Bien sûr que le 25 avril représente énormément pour moi. C’était un moment inéluctable, la libération d’un peuple, la première fois que les femmes pouvaient voter au Portugal… Mais je trouve que la date a été confisquée par les mouvements de gauche et d’extrême gauche, au sein desquels je ne me sens pas représentée”, explique-t-elle.
Diana est engagée dans la jeunesse du CDS, parti de droite appartenant à la coalition au pouvoir. Après des études de relations internationales, elle revient tout juste d’un stage au Parlement européen. Pourtant, une fois à Lisbonne, elle a dû se résoudre à donner des cours de soutien à des enfants, pour ne pas vivre aux dépends de ses parents. Si elle avoue qu’elle est “favorable à la troïka”, elle confie tout de même ne pas toujours réussir à expliquer à ses grands-parents “pourquoi je n’ai pas un vrai travail, ou pourquoi leurs impôts augmentent sans cesse”.
“C’est parfois difficile à comprendre pour ma famille, car à l’époque de ma mère, les entreprises venaient la chercher directement à la sortie de l’université”, explique-t-elle. “Maintenant, ce n’est plus le cas”. Pour elle, comme pour toute sa génération. À la fin des années 1990, un politicien portugais avait qualifié les jeunes qui manifestaient contre une réforme du système universitaire, de geração à rasca, c’est-à-dire « génération pourrie », bon marché, qui traîne. La génération de Diana, de Pedro, d’Inès ou de Catarina a elle choisi de s’approprier la critique pour en inverser le sens. Ils se sont ainsi donnés eux-mêmes le surnom de geração á rasca. Comprendre: génération qui vit dans un monde pourri.
{"type":"Banniere-Basse"}