Ils nous racontent leurs nuits, les blanches, les noires. Entre le crépuscule et l’aurore, éclairés à la bougie ou aveuglés par les néons de la ville, ils se révèlent sous un jour nouveau et dévoilent leur part d’ombre. Cette semaine, rencontre nocturne avec Ina Mihalache, alias Solange te parle.
Heure d’hiver oblige, il n’est même pas 21 heures mais dehors les lampadaires doivent déjà être brûlants. Ina Mihalache sort de la cuisine, un peignoir bleu enfilé par-dessus son pull rouge, une infusion fumante entre les mains. C’est une tisane « ventre plat », indique-t-elle, et on ne se vexe pas. En arrivant, on lui a offert du boudin aux pommes – noir comme la nuit. Elle a dit : « Tu dois être le premier garçon au monde à ramener du boudin à un rendez-vous ». On voulait bien faire : son naturopathe lui a conseillé d’en manger plusieurs fois par semaine, elle l’a écrit sur Twitter. Un vrai remède contre la fatigue, le boudin noir, plein de fer. Elle en a bien besoin. Elle vient de terminer le tournage de son premier long métrage, Solange et les vivants, et c’était éprouvant.
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« Je n’ai pas l’habitude des gens »
Solange, c’est son double, l’alter ego qu’elle incarne et met en scène depuis deux ans dans des vidéos à la fois malicieuses et bouleversantes, diffusées sur le web. Solange vit en autarcie dans son appartement et cherche à comprendre qui ne tourne pas rond : elle ou le monde, elle ou ses contemporains. Ina dit : « Solange est inadaptée. Elle ne sait pas faire les choses, mais elle essaye. » Dans le film, le personnage va être confronté pour la première fois au grand extérieur, aux autres. Dans la vie, Ina a aussi dû affronter les difficultés d’un tournage en équipe, avec des acteurs, des techniciens – elle qui avait pris l’habitude de faire tout toute seule : le cadrage, le montage, le jeu. « Ça a été brutal. Le collectif, je n’aime pas trop. » Elle parle comme dans ses vidéos, avec des silences.
« Je ne sais pas exiger, imposer. Je n’aime pas le conflit, je préfère m’effacer. Parfois j’allais pleurer dans les toilettes », glisse-t-elle en souriant. « En même temps j’ai appris plein de choses. Seule, je n’aurais pas pu faire ce film. Grâce au travail de l’équipe, il va être beau… »
Elle joue machinalement avec les pompons de son peignoir. « Mais je n’ai pas l’habitude des gens. » Elle accélère soudain son débit pour mimer l’agitation sur le plateau : « Et où je mets la caméra, et comment on filme cette scène, et le son, et est-ce-que je fais ceci, est-ce-que je joue comme ça… » Les vivants sont épuisants.
« Les cris d’amour me terrifient »
Pour se remettre de ses émotions et rester en forme pour le montage du film, Ina mange du boudin noir, et surtout, elle dort. « Insatiablement. Je fais des nuits de neuf ou dix heures, des siestes, je suis une vraie marmotte. » La radio l’aide à glisser vers le sommeil, la voix d’Alain Veinstein, à minuit sur France Culture, ou la musique sur Fip… Elle s’endort.
« Il y a des décors récurrents dans mes rêves. Une lagune. Des scènes de café. Il y a des querelles d’enfant qui ressortent. Cette impression que je peux décoller du sol et la certitude qu’en me réveillant je vais encore pouvoir le faire. »
Ses boules Quies l’isolent du monde extérieur, des gens ivres qui hurlent dans les rues, des SDF qui parlent tout seuls, des couples qui s’engueulent, ou pire, qui font l’amour. « Les cris d’amour me terrifient. Il y a quelques années, dans l’appart’ du dessous, ça n’arrêtait pas, on aurait dit une industrie du porno, c’était toutes les heures. Ça ne me fait pas rire. La sexualité des autres, c’est envahissant. J’ai l’impression qu’on me dit : je jouis mieux que toi, écoute. Ça me transperce. Je me demande : est-ce-que j’ai déjà été aimée comme ça ? »
Ina a quelqu’un dans sa vie, mais elle dort seule. « Je ne peux pas dormir avec quelqu’un. L’autre qui s’endort à côté de toi, ça prend toute la place, ça me scie. » Et puis, aussi : « Sexuellement, je ne suis pas du tout de la nuit. » La nuit, elle préfère la savourer toute seule, tranquille. « J’aime cette impression de veiller sur la ville. J’ai un temps envisagé de ne vivre que la nuit. C’est un idéal de réclusion : s’agiter quand les autres dorment et inversement. Mais physiologiquement, quelque chose s’y oppose. Et puis il y a les trucs pratiques, comme les courses. »
« Plus jeune, j’aimais bien danser »
Elle sort peu. Le soir, seul l’appel du cinéma la pousse hors de son terrier : « La salle de cinéma, cette nuit artificielle, magique, oui. Mais je ne suis jamais allée dans un night-club. Je vais de temps en temps au restaurant, très rarement boire un verre. Je n’ai pas vraiment d’amis. Quand parfois on m’invite, je n’y vais pas. J’ai l’impression qu’il ne se dit rien d’important dans les soirées. » Pourtant, elle réfléchit, se souvient de ça : « Plus jeune, j’aimais bien danser. »
Plus jeune c’est le Canada, où elle est née et a grandi. C’est le lit de sa mère – « j’y ai dormi jusque tard, huit ans, parce que j’avais peur » – c’est la forêt où son père allait chasser, c’est l’école de filles, le quartier résidentiel huppé de Montréal, c’est le sentiment de « ne pas faire partie du club » parce que ses parents sont ouvriers. A l’adolescence, elle expérimente les « fugues nocturnes ».
« J’aimais ça, surtout l’hiver, avec la neige qui étouffe tout et cette lueur particulière, à deux heures du matin. Il y avait ce garçon qui ne m’aimait pas mais que moi j’aimais, j’allais devant chez lui, j’attendais que la lumière de sa chambre s’éteigne. »
Elle découvre les potentialités d’Internet à 14 ans, et ça bouleverse son rapport aux autres. Le Web permet à la fois la mise à distance d’autrui et les rapprochements vertigineux : c’est l’outil qui lui manquait. On est à l’époque du logiciel NetMeeting, ancêtre de Messenger, qui permet de discuter en ligne. Ina achète une webcam et attend la nuit pour se rendre sur des sites de rencontre : « Je cherchais de l’intimité, sous toutes ses formes. C’est devenu une addiction. Ma propension à me mettre en scène vient de là. Je m’habillais, je préparais un éclairage, un décor… » Elle tombe sous le charme d’un français qui vient la rejoindre à Montréal. Quelques années plus tard, à 19 ans, c’est elle qui part à Paris rejoindre un nouvel amoureux.
« Je suis trop saine »
Elle vient d’avoir vingt-huit ans. Elle vit toujours à Paris, dans cet appartement au dernier étage où la tisane « ventre plat » a un peu refroidi. Les errances nocturnes ne lui disent plus rien. La nuit c’est aussi, parfois, un temps immobile, un espace mélancolique, avec ses ombres et ses éclairs de lucidité. Elle dit : « Je pensais que les choses allaient m’arriver tôt. Il se jouait quelque chose dans l’adolescente que j’étais. A trop attendre, je me suis ébréchée. »
Pourtant, il s’en est passé des choses en neuf ans : le cours Florent, ses rôles dans des courts-métrages, son travail de cadreuse et de monteuse pour la télévision… Le personnage de Solange lui a valu les éloges de la presse et l’attention d’un public fidèle et grandissant, conquis par son originalité, sa sensibilité, son intelligence. Elle a imposé très naturellement son phrasé fascinant à la radio (sur France Inter et Le Mouv’). Son film, financé par les internautes grâce au site de crowdfunding Ulule, pourrait bien marquer une nouvelle étape dans sa carrière. N’empêche, tapies dans l’ombre, il y a l’angoisse et la rengaine : « Je ne gagne pas encore ma vie, je ne vais pas y arriver. » Il y a les fantasmes devenus fantômes, qui traînent : « J’aurais aimé être une chanteuse de rock. Etre Björk, Ian Curtis, Kurt Cobain. Mais je n’aime pas les stimulants, je ne fume pas, je mange bien, je fais du yoga, je lis des manuels de développement personnel… Je suis trop saine ! » Il y a les frustrations : « En 2007, j’étais dans la sélection Talents Cannes avec Léa Seydoux. Aujourd’hui tout le monde se l’arrache. Léa Seydoux… Elle est très belle, hein, j’adorerais lui brosser les cheveux. » Et puis il y a les envies. De radio, de scène, de cinéma :
« J’adorerais présenter une émission de radio pour les insomniaques, rentrer en taxi au petit matin, longer les quais… Je voudrais aussi poursuivre mon travail sur la sexualité féminine (Solange pénètre ta vie intime, sur le Mouv’ – ndlr). Et puis essayer de jouer pour quelqu’un, m’abandonner, abandonner Solange peut-être… J’envie la carrière de Charlotte Gainsbourg, sa collaboration avec Lars Von Trier. Je rêve d’un metteur en scène qui libèrerait mon énergie, mon animalité. »
Alors, qui pour réveiller l’animal ? Qui pour rêver Ina ?
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