Ils nous racontent leurs nuits, les blanches, les noires. Entre le crépuscule et l’aurore, éclairés à la bougie ou aveuglés par les néons de la ville, ils se révèlent sous un jour nouveau et dévoilent leur part d’ombre. Cette semaine, rencontre nocturne avec Frédéric Taddéï, animateur de télévision et de radio, qui prendra en mai prochain la tête du magazine « Lui ».
Il a vécu mille et une nuits. Plus que ça même. Parce qu’il est comme ça. Il lui faut tout voir, tout sentir, tout lire. Connaître toutes les nuits, connaître toutes les vies. Surtout, ne rien rater. Il dit : « Je me couche tard et je me lève tôt. L’idée de ne pas vivre la nuit me semble anormale – parce qu’il s’y passe des tas de choses fascinantes. Pendant que je dors, je ne vis pas. Passer un tiers de son existence à dormir, c’est vraiment trop – j’ai toujours eu conscience que la vie était courte. »
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Petit déjà, en pleine nuit, dans sa chambre plongée dans le noir, son regard se perdait au loin, vers les lumières de la ville qui l’aimantaient, semblaient lancer un appel. Il dit : « J’avais l’impression qu’il se passait des choses la nuit auxquelles les enfants n’avaient pas accès. Des secrets dont on ne voulait pas que nous soyons les témoins. » Alors il mettait son réveil à deux heures du matin, se levait d’un bond, aux aguets : « Je me promenais seul dans l’appartement pendant que mes parents dormaient… Je constatais qu’il ne se passait rien. Mais quand je regardais par la fenêtre, je voyais les lumières allumées au dehors. Et je me doutais qu’il devait s’y passer des tas de trucs formidables – c’était un terrain de jeu particulier, dans lequel je ne pouvais entrer. Or c’était là qu’il fallait être. »
« Comme si les criminels sortaient la nuit… »
Il dit : « La nuit, c’est une autre existence, c’est une autre ambiance, on ne peut pas se priver de ça. Il y a une électricité quand on sort. Et quand on reste chez soi, ce calme formidable. Le jour et la nuit, c’est le recto et le verso de la même feuille de papier, l’un ne tient pas sans l’autre. » Heureusement, enfant, s’il ne pouvait pas encore répondre à l’appel nocturne de la ville, il avait parfaitement le droit de se coucher à l’heure qui lui seyait. Ses parents ont toujours respecté le goût de la liberté de leur aîné : « Je n’étais pas entravé par des règles absurdes. Je pouvais regarder des films ou lire jusqu’à ce que j’aie sommeil. » Une enfance heureuse, sans peur du noir, sans cauchemars. Une enfance un peu ennuyeuse parfois, ce qui n’empêche pas le bonheur, mais il fallait grandir, vite : « J’avais vraiment hâte d’être grand. Je ne voulais surtout pas rester un enfant, ça me paraissait absurde. Dans les dîners que donnaient mes parents, je regardais déjà les belles femmes. Les petites filles de mon âge m’intéressaient aussi, mais j’étais pressé qu’elles deviennent des femmes…« .
Vient l’adolescence. La grille du terrain de jeu s’ouvre, et il fonce, s’enfonce dans la nuit. Frédéric Taddéï :
« Dès l’instant où j’ai pu sortir, je me suis aventuré dans la ville. Mes parents ne m’imposaient aucune restriction. Je pouvais rentrer à trois heures, à cinq heures, il fallait juste que je les prévienne. Je n’ai jamais connu le côté transgressif de faire le mur – j’ai d’ailleurs peut-être manqué quelque chose… En même temps, je n’ai jamais compris pourquoi on interdisait aux ados de sortir la nuit. Les gens ont peur de la nuit alors qu’elle n’est ni plus ni moins dangereuse que le jour. Comme si les criminels sortaient la nuit, comme si on pouvait avoir une sexualité la nuit différente que celle du jour… Pour les mères de mes premières petites amies, la nuit était synonyme de sexe. Ce qui fait que je les ai toutes dépucelées le jour. »
« Je suis un voyeur »
16 ans. Il découvre le Palace, boîte de nuit légendaire. Il dit : « Révolutionnaire. Fascinant. Gigantesque. Excitant. La sensation d’être à un moment nouveau, à un tournant de l’histoire des boîtes de nuit. L’impression que le monde entier s’était donné rendez-vous là. Edwige était à l’entrée, un personnage. Je suis toujours rentré facilement – j’avais un air sympathique et bien élevé. C’était très disco. Très raffiné au niveau vestimentaire. Il y avait aussi une grande liberté sexuelle, c’était une sorte de libertinage, pas du tout obscène. Des homos, des hétéros, qui se roulaient des pelles, qui faisaient l’amour sur les balcons« . Il dit : « Je me souviens d’un truc très beau. » Il ne dansait pas. Il y allait pour rencontrer, pour connaître, pour comprendre, pour observer. Il dit : « Je suis un voyeur« .
Il dit :
« Je pense que les boîtes de nuit sont un formidable concentré d’époque – vous ne comprenez pas votre époque si vous ne savez pas ce qui s’y passe. Après je suis allé au Privilège. Et aux Bains. Je me souviens d’un serveur noir, homo, qui était formidable. J’y allais toujours avec la même fille à l’époque. Un jour il a pris ma petite amie à part, et il lui a soufflé ‘si tu organises un truc avec ton mec, vous ne paierez plus jamais‘. J’ai été lui dire que j’étais désolé, que je n’étais pas choqué du tout mais que j’étais hétéro, et il m’a répondu cette phrase splendide : ‘quel dommage pour toi, mes amis m’appellent Plaisir’… »
Voilà pour les nuits. Les journées, il va au lycée. Après son bac, il s’inscrit en droit, tenté par la robe noire. Frédéric Taddéï : « Si j’avais dû faire un autre métier, ça aurait été celui-là. J’y trouve un certain panache. J’aime bien l’idée de comprendre les gens, pourquoi ils font ce qu’ils font. Pas forcément pour les excuser d’ailleurs. Juste pour comprendre. » Mais il ne passera jamais l’examen. En fait, pendant presque dix ans, il enchaîne les premières années de fac : droit donc, pendant deux ans, puis histoire, « lettres, art et communication », sémiologie, théâtre… Il sourit : « En fait j’arrêtais les cours dès que je sortais avec celle que je considérais comme la plus jolie fille de l’amphi. Généralement ça me prenait trois mois, jusqu’à Noël quoi. »
« J’aurais pu mal finir »
De 20 à 30 ans, il fait ses études à lui, sans programme imposé, sans professeurs, guidé par ses propres choix. Il cultive librement ses goûts et ses dégoûts. Il dit : « J’ai lu tous les livres et vu tous les films qui comptaient. Je me suis intéressé à la peinture, je suis allé aux expos, au musée, aux concerts. » L’art lui apprend à vivre. Par procuration dans un premier temps, avant de se lancer vraiment, comme lorsque enfant il regardait les lumières de la ville à travers sa fenêtre, il regarde scintiller les lumières de la vie à travers les œuvres. Il dit : « C’était comme un catalogue de toutes les possibilités que vous offre l’existence. »
Il veut alors être écrivain, et tant qu’à faire précoce, riche, et célèbre. Mais très vite, lucide, il fait le constat qu’il ne pourra pas rivaliser avec les génies de la littérature, raison suffisante à ses yeux de lecteur vorace pour conserver à jamais ses textes dans des tiroirs fermés : « J’avais trop d’esprit critique. Il faut être capable d’être aussi fort, aussi vrai que Dostoïevski, que Tolstoï, que Céline. Ce n’étais pas possible pour moi. Pour être un grand écrivain, il faut avoir quelques comptes à régler. Avec sa mère, souvent. Moi je n’en avais pas – ni avec elle, ni avec mon père… Je n’avais pas vraiment de revanche à prendre. » De l’inconvénient des enfances trop heureuses…
En revanche, il s’est reconnu dans l’auteur de Tendre est la nuit, F. Scott Fitzgerald. Particulièrement dans son premier roman, L’Envers du paradis, dans Gatsby aussi, et dans ses nouvelles. Et peut-être plus que ses livres, c’est l’homme qu’il aime : « Ce mec, c’était moi, quoi. Un type qui avait des ambitions, des désirs, et qui comme tout type qui a des ambitions et des désirs est toujours insatisfait à un moment. Heureusement qu’au final je n’ai pas eu sa vie… Parce que si j’avais été un écrivain riche et célèbre à 25 ans, j’aurais pu mal finir aussi. »
« Je vivais comme si j’allais hériter de quelque chose »
À l’approche de la trentaine, il commence à avoir « la trouille« . Ses parents l’entretiennent, il ne paye pas son loyer, n’a jamais travaillé, pas encore « vendu son temps« . Il dit : « Tous mes amis, même ceux qui avaient fait de longues études, commençaient à s’installer et à gagner leur vie, et moi, sans diplôme, je ne pouvais prétendre à aucun emploi. Je menais une existence tout à fait agréable, mais je ne pouvais pas rester rentier. Or je vivais comme si j’allais hériter de quelque chose. » Il a abandonné ses prétentions littéraires, mais il sait qu’il sait écrire. Il décide donc de créer son propre magazine : « Maintenant ». Il le distribue à toutes les rédactions qu’il connaît, en espérant être repéré. Frédéric Taddéï : « C’était comme une carte de visite, qui m’évitait d’aller quémander des piges. Je ne suis pas du genre à me mettre dans une situation d’infériorité, de demandeur – je suis trop orgueilleux. » Et ça marche. Une nuit, il est deux heures du mat’, le téléphone sonne : c’est Jean-François Bizot, le truculent homme de presse qui dirige le magazine culte Actuel. Taddéï : « Il m’a demandé ‘on peut se voir ? Maintenant ?’ J’ai dit oui. J’ai toujours pensé que si je lui avais répondu « bah non, je me couche », rien ne se serait passé. Mais il s’est amené à trois heures du matin, dans un loft que j’avais à Ivry. On a discuté. Il a vu qu’il y avait plein de livres partout, alors il m’a donné la page des livres dans Actuel. Il m’a dit ‘comme ça tu seras chez toi’. »
Les nuits d’Actuel, c’était quelque chose. Surtout les bouclages, foutraques, effervescents : « Ça durait trois ou quatre jours, personne ne dormait, c’était très très drôle. Bizot me faisait relire ses éditos, et puis on partait aux Bains avec Frédéric Joignot, le rédacteur en chef, que j’aimais beaucoup aussi. Bizot lui n’était pas un mec de boîte de nuit. Mais les mouvements de jeunes l’intéressaient par contre, on a fait les premières raves de Paris par exemple, c’était fantastique… »
Nuits dandy
Après quatre ans à Actuel et Nova, il est embauché par Canal +, où il parle livres, toujours, dans Nulle Part Ailleurs. Les nuits Canal ?
« Des mythes, beaucoup de mythes, dont certains m’ont fait mourir de rire. Un jour, on m’a demandé si je participais à la partouze du jeudi à 17 heures, un truc très choisi où il y aurait Alain De Greef, des animatrices… Je me suis dit ‘mais comment on peut croire un truc pareil !‘ Même chose pour la cocaïne : j’en ai entendu parler avant, pendant et après Canal, mais je n’en ai jamais vu une trace. Alors que – ça doit être ma tête, je ne sais pas – tout le monde m’en propose. Mais jamais à Canal. Peut-être parce que je n’en recherchais pas. Et quant aux grandes soirées, je les ai toujours trouvées hyper chiantes. »
Il préfère alors sortir avec sa femme, l’actrice Claire Nebout. Il dit : « Elle danse comme une reine…« . Ils découvrent le Mathis, un tout petit bar privé où le tout Paris va bientôt se presser : « C’est Frédéric Beigbeder qui m’y emmené pour la première fois. C’est vite devenu le Palace des années 2000, l’endroit où il fallait être. Il y avait tout le monde, les fêtards, la jet set, les jeunes, les vieux, les homos… Et tout le monde se parlait. » Lui dit ne faire partie d’aucune bande. S’il est souvent sorti avec la clique à Beigbeder – Edouard Baer, Ariel Wizman… – il n’a jamais voulu appartenir à aucun groupe, à un clan ou à un autre. Trop libre. Trop curieux : « je suis partout chez moi, comme les rois et les voleurs. Je regarde les branchés, les bourges, les beaufs ou le showbiz avec la même ironie – un peu distante, et bienveillante. On m’a affublé l’étiquette de ‘branché’ parce que j’ai fait Paris Dernière, qui était peut-être le truc le plus branché de la télé, mais c’est faux, je suis un touriste, un curieux… Un voyeur. »
Voyage au bout des nuits
Il voulait vivre toutes les nuits, il va être servi. Il voulait des lumières, il va être ébloui : pendant huit ans, il présente Paris Dernière, l’émission culte créée par Thierry Ardisson. Tous les jeudis soir, il va explorer la nuit parisienne. Frédéric Taddéï : « J’allais absolument partout, je sortais dans tous les milieux. Je parlais à tout le monde de la même manière, j’avais le même rapport avec un ministre, une star ou un clochard. Je vous emmenais avec moi dans la nuit, et je vous montrais ce qu’il se passait vraiment dans Paris. »
Le terrain de jeu est désormais grand ouvert. Il découvre, enfin, ce que les parents cachent aux enfants. Sauf qu’en fait, les parents eux-mêmes ne savaient rien des secrets que recèle la ville. Lui a, enfin, accès à tout : « Personne ne pouvait connaître Paris aussi bien que moi. » Le cahier des charges de l’émission exigeait chaque semaine la découverte d’un nouvel endroit, la rencontre avec une star, un performer, des gens qui travaillent, et un plan sexe à la fin. Intrigué, « voyeur », il adore ça : « Dans Paris Dernière, à peu près tous les trucs sexuels que j’ai filmés, je cherchais à les comprendre, je pouvais même trouver ça excitant dans certains cas, en tout cas je ne les jugeais pas. J’ai tout montré, sauf les trucs illégaux – enfin il y a quand même eu quelques petits trucs illégaux, mais c’était léger, gentil…« .
Il dit :
« Encore aujourd’hui, les gens m’en parlent tout le temps. Ça a marqué. Peu de personnes l’ont vu au final – mais c’est devenu culte. C’est ce qui restera de cette époque. L’âge d’or d’une certaine civilisation occidentale – une sorte d’apogée, un moment de liberté, d’hédonisme, sans les tensions d’aujourd’hui, les trucs identitaires, la religiosité, ni les réseaux sociaux d’ailleurs, les smartphones… C’est la fin du XXe siècle. On repassera l’émission dans vingt ans, et on verra si ça a vieilli. J’y ai pris un grand plaisir : c’était enfin l’impression de vivre dix existences à la fois, la nuit, et d’être une sorte de personnage. A l’époque, une ancienne petite copine m’avait dit ‘en fait, tu vis exactement la vie que tu voulais mener – à 17 ans tu disais que tu voulais rouler en décapotable dans Paris la nuit, coucher avec plein de femmes, et gagner beaucoup d’argent.‘ Pour la première partie, du moins, c’était vrai. »
Les autres soirs de la semaine, il ne s’ennuyait pas non plus. Il en faisait même profiter ses proches : « J’étais le mec formidable qui vous emmenait dans des endroits dingues, que vous ne connaissiez pas. J’ai eu quatre, cinq amies dont le fantasme était d’aller dans des backrooms homo, ça les excitait à mort. Avec moi, elles ont pu entrer« .
Etoiles et néons
Le jour vient où il se lasse de ses voyages au bout de la nuit : « Après huit ans, j’ai eu l’impression que je tournais un peu un rond. Quand on m’a proposé Ce soir (ou jamais !), je ne me suis pas dit que Paris Dernière allait me manquer. » Cette excitation de la déambulation nocturne, de la découverte, à l’aveugle ou au piston, de la rencontre inopinée, de la nouveauté, de la surprise, il la retrouve en voyageant. Quand il part dans un pays étranger, il tient à y goûter ses nuits : « Si vous ne sortez pas dans une ville la nuit, vous n’avez rien vu. J’ai été à peu près dans tous les endroits où la vie nocturne est connue, réputée. » Il se souvient des nuits de Saigon dans les années 90, une ville « complètement pute, assez drôle. » Il se souvient des nuits de Moscou, « ses femmes complètement magnifiques et complètement vénales, assez incroyable« . Il se souvient des nuits de Cuba, « le sexe, la danse, la musique, assez magique« . Il se souvient de Sofia :
« Ma femme y tournait un film et un jour elle m’a appelé pour me dire ‘il faut que tu voies ça, c’est génial, ils viennent de découvrir la nuit, ils ont ouvert des trucs partout‘. J’ai débarqué et c’était incroyable. Il y avait une boîte dans un ministère, une autre dans un opéra. Et aussi un truc que je n’avais jamais vu avant. Dans les clubs, il y a souvent un endroit un peu privé, où les gens vont sniffer de la coke s’ils connaissent le patron. À Sofia, c’était grand ouvert, accessible à tout le monde, avec des tablettes éclairées par une lumière bleue. J’y ai emmené Beigbeder, il n’en revenait pas. Les pays qui découvrent la nuit sont fascinants : la Russie des années 90, la Movida espagnole après la mort de Franco… »
Et puis, il y a d’autres lumières, qui lancent d’autres types d’appels – les lumières du ciel : « Le spectacle des étoiles et de la lune, petit, me laissait complètement indifférent. Ce qui m’intéressait, c’étaient les lumières de la ville. C’est grâce à mes voyages que j’ai découvert ce paysage absolument extraordinaire qu’est la nuit. Les nuits de l’Afrique, des Etats-Unis, de l’Australie. Et les nuits du désert, les nuits en pleine mer, les ciels du Pacifique… »
« Je n’ai pas l’impression d’être fini »
Après les nuits folles de Paris Dernière, retour au calme en 2006, avec la présentation de Ce soir (ou jamais !) sur France 3. Plus cosy, moins de bruit, moins d’ébats, mais du débat, des mots, et parfois encore, de la fureur. Il dit : « Je n’aurais pu faire cette émission que le soir. Il faut être concentré. » Ses nuits privées s’assagissent aussi : « Quand vous êtes tous les soirs en direct à la télé, c’est pas possible. Après l’émission, ça pouvait parfois se prolonger tard dans ma loge, mais je ne sortais jamais. Quand je suis passé en hebdo, je n’étais pas mécontent de retrouver mes soirées. Mais je ne connaissais plus rien, mes adresses étaient obsolètes. La situation s’était inversée, je n’étais plus dans le coup – cette fois c’était moi qui suivait mes amis. »
Il est dans son fief du Pré-Saint-Gervais, à la périphérie de Paris, des tas de livres et de DVD sont entassés dans le couloir et dans le salon. Quand il est entré, il s’est arrêté au bas de l’escalier, il a appelé – « Claire ?« . Elle n’a pas entendu : la maison est trop grande. Il sirote un pastis, allume clope sur clope. Il dit : « En ce moment j’ai l’impression que je ne sors plus du tout. » Il aime les heures creuses et solitaires de la nuit : « C’est une sorte d’oasis. Je peux faire ce que je veux. On ne me téléphone pas. Je ne regarde pas mes mails, je ne suis pas accro aux réseaux sociaux. Il y a la lecture, les films, la musique. Quand il fait chaud, je vais dans le jardin… »
Il lit trois à quatre livres par nuit. Beaucoup d’essais, moins de fiction. Il explique : « Plus jamais un chef-d’œuvre, que ce soit un film ou un roman, ne me bouleversera comme lorsque j’étais un jeune homme. Quand vous avez votre vie devant vous, tous les romans sont passionnants, parce qu’encore une fois c’est le grand catalogue des possibilités. Les artistes m’ont donné des informations capitales sur l’existence. Je les ai utilisées. Mais aujourd’hui, j’ai ma propre expérience. » Alors, qu’est-ce qui le bouleverse aujourd’hui ? Il dit : « La vie. » Il a une forme de phobie du passé, de la nostalgie. Il évite de se retrouver dans les rues où il a habité, où quelque chose a disparu : « Quand c’est fini, c’est fini. Je ne ressasse pas. » Pour se protéger ?
« Peut-être, c’est très possible. Mais c’est aussi dans ma nature, je crois au progrès, je suis un optimiste, je pense vraiment que les choses, les moments, la vie, les nuits, seront de mieux en mieux. Et donc qu’il ne sert à rien de repenser au passé, d’être nostalgique, puisque l’avenir sera meilleur. C’est dangereux, je sais : il y a des optimistes qui se suicident. Le jour où vous êtes obligé de réaliser que non, c’est pas mieux qu’avant, c’est plutôt moins bien… c’est très dur. »
Il va, moins, mais encore, en boîte de nuit. Sa femme danse toujours aussi bien. Il compte se remettre à parcourir le monde : « Je me suis octroyé la page ‘voyages’ de Lui, ça va être marrant. »
Il a 56 ans. À défaut d’être Fitzgerald, il a vécu plusieurs vies, d’innombrables nuits, les yeux grands ouverts. Il a répondu à l’appel des lumières. Il est devenu un personnage fitzgeraldien. Il dit : « L’avenir, ce sera sûrement beaucoup moins intéressant, je ne me fais pas d’illusion, c’est quand même moins amusant à 60 ans qu’à 20, 30 ou 40. Mais je n’ai pas l’impression d’être fini. » On pense à cette ligne de L’Envers du Paradis, son livre de chevet lorsqu’il était jeune homme : « Je ne veux pas retrouver mon innocence. Je veux le plaisir de la perdre à nouveau.«
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