Du discours d’Emmanuel Macron à l’affaire de la mère accompagnatrice prise à partie par un élu RN, les déclarations liées au voile et à la « lutte contre l’islamisme » sont revenues au centre des discussions politiques. Fatima Khemilat, doctorante en Sciences Politiques et spécialiste de l’Islam de France, décrypte la portée des paroles de nos représentants.
Le cliché d’un enfant dans les bras de sa mère, portant le voile est rapidement devenu viral, ce vendredi 11 octobre. Alors que cette mère accompagnait une classe en sortie scolaire au Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, elle a virulemment été prise à partie par un élu du Rassemblement National, Julien Odoul, lui demandant de quitter l’hémicycle “au nom de la laïcité”.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
La séquence, publiée par l’élu RN sur son compte Twitter, a de nouveau remis au centre du débat public, la question du port du voile.
🔴 [RT]Au nom de nos principes républicains et laïcs, j’ai demandé à @MarieGuiteDufay de faire enlever le voile islamique d’une accompagnatrice scolaire présente dans l’hémicycle. Après l’assassinat de nos 4 policiers, nous ne pouvons pas tolérer cette provocation communautariste pic.twitter.com/3WzqDEC3nn
— Julien ODOUL (@JulienOdoul) October 11, 2019
Invité sur le plateau de BFMTV, dimanche 13 octobre, Jean-Michel Blanquer a été questionné sur la polémique survenue deux jours plus tôt. Le ministre de l’Education nationale a alors affirmé qu’il “préférait qu’une mère accompagnatrice ne porte pas le voile car il n’est pas souhaitable dans notre société”. Il a ensuite ajouté : “On voit parfois des garçons qui refusent de tenir la main à une fille, si cela débouche sur un problème plus grave, on le signale.”
Ces déclarations du ministre de l’Education nationale ont rapidement été commentées dans les médias et sur Twitter, où de nombreuses personnalités publiques ont manifesté leur soutien, ou leur indignation.
Quand j’étais enfant, à Villeurbanne, nombre de mes camarades de classe venaient de familles musulmanes. De nombreuses fois, leurs mères nous accompagnaient lors des sorties scolaires. Voilées, parfois. https://t.co/fCRBPVFlwR
— Cédric O (@cedric_o) October 13, 2019
Nous passons d’1 mère voilée accompagnatrice bénévole humiliée dvt son enfant,à des proposit° de lois visant à imposer la neutralité de tous partout sauf chez soi(rues, entreprises…)
⚠️C’est l’opposé de la laïcité qui n’impose la neutralité qu’aux personnels de services publics— Nicolas Cadène 🌍 (@ncadene) October 14, 2019
Pour comprendre la portée de ces discours, la doctorante en Sciences Politiques spécialiste de l’Islam de France, Fatima Khemilat a accepté de décrypter leur incidence “qui tend à banaliser un discours excluant”. Habituée à s’exprimer notamment sur Youtube, sur les questions de religion, de genre et féminisme musulman, la doctorante est également chargée d’enseignement à Science Po Aix-en-Provence.
Lors d’un conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, ce vendredi 11 octobre, Julien Odoul, membre du Rassemblement National a contraint une femme portant le voile à quitter l’enceinte. En réaction, le député Les Républicains Eric Ciotti a parlé “d’anecdote” (chez LCI). Comment réagissez-vous ?
On part du même résultat mais on n’a pas le même diagnostic. Je le rejoins quand il parle “d’anecdote” parce que ce genre de situation se passe tous les jours. Des femmes portant le voile qui sont exclues d’instances ou de lieux publics (cafés, restaurants), qui sont renvoyées de leur emploi, à qui on dénie le droit d’accéder à leur salle de sport, à qui on refuse l’accès au logement ou la naturalisation, c’est tous les jours.
Ça ne s’arrête jamais, en fait. Il y a une réinscription récurrente sur l’agenda public et politique de la question du voile et de sa pseudo-incompatibilité avec les valeurs républicaines. Chaque petite anecdote – qui est un drame en soi – est l’occasion de réactiver un débat et un clivage national.
<< A lire aussi : [Vidéo] Laurence Ferrari tacle Julien Odoul sur son attitude envers une femme portant le voile
Sur le plateau de BFMTV, dimanche 13 octobre, Jean-Michel Blanquer a reconnu que la loi permet aux mères accompagnatrices de porter un foulard, mais selon lui ce n’est pas “souhaitable.” Qu’est-ce que ces mots révèlent, selon vous ?
C’est très intéressant. Il se base sur un argument qui serait différent de celui de la loi. On est en dehors de l’Etat de droit, c’est en cela que c’est intéressant.
Quand il dit que ce n’est pas “souhaitable”, sur quelle base se fonde-t-il ? Est-ce en tant que ministre ou à titre individuel ? Il y a quelque chose qui est en train de se jouer dans la banalisation d’un discours excluant. Cette déclaration d’une personne dépositaire de l’autorité publique – censée représenter de manière apaisée et unitaire la nation – le montre bien.
En réaction au discours du président Macron, le 3 octobre, Christophe Castaner a énoncé des “critères de radicalisation”, lors de la Commission des lois de l’Assemblée nationale. Selon vous, ces “discours excluants” tendent-ils à installer un racisme institutionnel ?
Evidemment. Quand on se retrouve face à des dépositaires de l’autorité publique qui sont en “croisade morale” [terme sociologique, ndlr], c’est-à-dire qui se permettent d’édicter quelles sont les bonnes manières de vivre en France, indépendamment de tout cadre légal, on est dans la légitimation de comportements excluants.
L’ostracisation est alors autorisée, incitée par les plus hautes sphères de notre société. C’est révélateur du manque de tolérance, voire de l’incitation à la haine, des hautes instances de notre gouvernement. On ne peut plus dire que seuls les extrêmes de l’échiquier politique tiennent des discours racistes et xénophobes.
Aujourd’hui, il n’est plus possible politiquement d’être anti-arabe. En revanche, dire que l’on est anti-musulman, c’est baser son racisme non plus sur une réalité biologique (qui est d’appartenir à un groupe ethnique) mais sur une pseudo-réalité culturelle, ethno-religieuse. On a déplacé le curseur du racisme anti-arabe à anti-musulman.
Quand Emmanuel Macron parle notamment de “l’hydre islamiste qu’il faudrait combattre”, à quoi fait-il allusion ?
On a l’impression que c’est un monstre qui n’a pas de visage, que tout est justifiable pour mettre à bas cet animal monstrueux qui nous mettrait en danger. Je ne vois pas du tout le lien entre des actions violentes, des meurtres à la préfecture de police et une femme qui viendrait accompagner son fils en sortie scolaire.
Ce lien qui est fait de façon pernicieuse et qu’a fait Julien Odoul en disant “c’est inadmissible, on est en France et on met un foulard”, c’est ce que l’on appelle en sociologie la « solidarité négative » : le fait de considérer qu’un individu serait relié à un autre de manière biologique. Elle sert à rendre responsable un individu des crimes et des actes d’un autre.
On est en train de projeter sur ces femmes – qui ont un bout de tissu sur la tête – nos propres représentations, nos propres peurs et nous déresponsabiliser. Ce n’est pas cette femme voilée, qui était au sein du conseil régional, qui est responsable des crimes en France ou ailleurs. La responsabilité revient à ceux qui commettent ces actes. Il y a aussi la responsabilité du gouvernement, celle de nos services de police et celle de nos services de renseignements.
Sur le plateau de BFMTV, dimanche 13 octobre, Jean-Michel Blanquer a déclaré : “On voit parfois des petits garçons qui refusent de tenir la main d’une petite fille […].Si ça débouche sur un problème plus grave, on le signale.” Il fait référence au travail éducatif que devrait jouer la République. Qu’en pensez-vous ?
Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si son discours est valable pour n’importe quel petit garçon. D’après lui, n’importe quel élève va être suspecté d’être en rupture avec les valeurs de la République s’il refuse de serrer la main d’une petite fille ?
En réalité, il s’agira d’enfants avec un nom à consonance musulmane et c’est ça qui est problématique, discriminatoire et arbitraire. C’est là que l’on tombe dans le délit de faciès et le délit d’ intention. Le petit Mohamed qui ne voudrait pas tenir la main de Mounia ou Julie pour plusieurs raisons possibles serait alors visé, parce que d’après son nom, on suppose qu’il est de confession musulmane. Cela va induire tout un nombre de suppositions.
C’est dramatique, parce qu’on participe encore davantage à stigmatiser et exclure une population qui l’est déjà par plusieurs facteurs : économiques, sociologiques, de ségrégation spatiale.
>> A lire aussi : Edwy Plenel : « L’islamophobie s’est banalisée »
Le ministre de l’Education national fait référence à une charte de laïcité mise en place en 2018, à destination des professeurs, des directeurs d’école et les chefs d’établissement qui seraient confrontés « à des remises en cause du principe de la laïcité »…
C’est intéressant que ce soit le ministre de l’Education nationale qui dicte ces propos, et que ce soit un texte qui invite à scruter, à garder sous quarantaine une partie des élèves parce que suspectés d’être potentiellement plus radicaux.
L’école de la République se doit de traiter ses enfants de la même manière, sauf que l’on est en train de légitimer une lecture discriminante. Un même comportement fait par un autre enfant avec un autre nom ne sera pas interprété de la même manière.
“J’aimerais que l’on ait honte quand on tient un discours discriminant au lieu d’avoir une tribune dans les médias”
Quelles conséquences risquent d’entraîner ces discours sur l’opinion publique et sur les Français de confession musulmane ?
Sur l’opinion publique, dont font partie les Français musulmans, évidemment il y a un message qui est envoyé : on a le droit d’être ouvertement islamophobe.
Par ailleurs, lorsque l’on est ouvertement islamophobe, il ne s’agit pas seulement de dire que l’on remet en cause des versets. Ce sont des discours stigmatisants qui sont en train d’être légitimés et cela, ce n’est pas un droit, c’est un délit. Il n’y a pas de droit au racisme en France.
Finalement, on se trouve dans une position absurde où il est beaucoup plus toléré d’avoir un discours islamophobe en France dans les médias que d’avoir un discours qui dit « à un moment il faut recontextualiser », car on est directement qualifié « d’islamo-gauchiste ».
Il y a une inversion qui est faite et, personnellement, j’aimerais que la honte change de camp. J’aimerais que l’on ait honte quand on tient un discours discriminant au lieu d’avoir une tribune dans les médias.
Au lendemain du discours de Christophe Castaner, un hashtag SignaleUnMusulman a été lancé sur Twitter avec lequel les internautes se moquaient des critères énoncés. Comment l’interprétez-vous ?
L’humour et la dérision sont très importants pour montrer l’absurdité. Quand on appelle à dénoncer quelqu’un qui prierait un peu trop régulièrement, qui aurait une marque sur le front et qui ferait le ramadan avec un peu trop de zèle, on autorise une part de la population à passer sous microscope une autre part de la population.
Cela rappelle les heures les plus sombres de l’histoire, et ce serait une faute éthique et morale de ne pas faire le parallèle. Qu’il s’agisse de la traque des Juifs dans les années 40 ou celle des communistes aux Etats-Unis, on incite à dénoncer son voisin sur des critères tout à fait arbitraires.
On établit un lien entre une pratique religieuse et un passage à l’acte. Il n’y a pas eu un seul attentat commis en France par une femme qui portait un voile. Cependant, on fait croire que ces femmes seraient un problème de sécurité nationale.
C’est extrêmement important de dire « stop » maintenant. Ce sont des discours d’appel à la haine et d’appel à la violence. Tous les ans, des femmes qui portent le voile se font agresser ou discriminer, ce genre de discours légitime le passage à l’acte. Et la classe politique sera la première à s’offusquer quand il y aura des actes violents. Il y a une responsabilité à protéger une minorité.
C’est paradoxal. D’un côté, les politiques disent qu’il ne faut pas faire d’amalgame, et dans le même élan – sans aucun souci de cohérence – ils le font. Ils confondent des indicateurs de religiosité externe et des indicateurs de radicalité. On parle de personnes qui ne seraient peut-être pas pratiquantes mais qui auraient des marqueurs de religiosité externes comme la barbe et qui devraient faire l’objet d’une surveillance particulière.
“Ce n’est pas l’égalité homme-femme qui est en haut de leur agenda politique, c’est le discrédit systématique d’une partie de la population française”
Quand le ministre de l’Education nationale fait référence à la mère accompagnatrice qui portait un voile, il dit que “cette condition féminine n’est pas conforme à nos valeurs”…
La condition féminine est mise en danger, il y a eu plus de 120 féminicides depuis le début de l’année. Des femmes sont tuées parce qu’elles sont des femmes. C’est plus de 130 000 cas de viols recensés chaque année. Les difficultés d’accès aux plannings familiaux, à la contraception, l’avortement… c’est ça qui n’est pas conforme aux valeurs de la République.
Et malgré tout, la question qui préoccupe reste celle d’une femme avec son foulard. C’est ce que l’on appelle en sociologie le « fémonationalisme« , donc l’instrumentalisation de l’égalité homme-femme, au nom de prérogatives et d’enjeux qui sont utilisés à des fins raciales.
On est en plein dedans. Faire croire que le problème de la condition féminine est uniquement concentré dans des zones comme les banlieues ou lié à des populations musulmanes, c’est mentir aux Français. Utiliser la question féministe à des fins et à des agendas politiques qui sont beaucoup moins avouables, c’est une honte.
Lors du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, Julien Odoul (RN) a dénoncé “le port du voile, au nom de toutes les femmes qui luttent dans le monde contre la dictature islamique.” S‘agit-il d’une instrumentalisation du féminisme ?
Le vrai enjeu ici, c’est de rendre respectable et banal un discours qui est fondamentalement xénophobe en le déguisant en discours féministe. C’est une manière de normaliser des propos racistes.
C’est ironique de la part d’un élu du Rassemblement National de se soucier du féminisme. On sait que ce parti refuse de signer des conventions qui visent à protéger les femmes, alors c’est « cocasse » qu’il puisse se positionner dans le même temps comme défenseur de la condition féminine. Mais ils ne sont pas à une incohérence près.
Cependant, ils ne sont pas les seuls. Au sein du gouvernement, des membres ont été mis en accusation pour viol alors même qu’ils se prononcent sur le fait que selon eux, “le voile n’est pas souhaitable.”
Ce n’est pas l’égalité homme-femme qui est en haut de leur agenda politique, c’est le discrédit systématique d’une partie de la population française.
>> A lire aussi : [Vidéo] Guillaume Meurice tourne en dérision “la menace du voile” et c’est très drôle
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}