Le psychologue clinicien Eric Bidaud, auteur de Psychanalyse et pornographie, interroge le rapport qu’ont les adolescents avec le porno mainstream, libre d’accès sur internet.
Si le porno et la culture porn ont récemment été décryptés par des sociologues, des philosophes ou des linguistes, les psychanalystes contemporains semblent, pour leur part, rechigner à penser cette donnée sexuelle. Ou alors, quand ils le font, c’est sous un angle moral ou normatif. C’est le constat que fait Eric Bidaud, psychologue clinicien, psychanalyste et enseignant-chercheur, dans son récent ouvrage Psychanalyse et pornographie (la Musardine, 2016). Il pose la question du porno et des ados, du porno et de la violence, et du porno et de l’amour. Et il nous dit que globalement, jusqu’ici, tout va bien.
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Comment réagirait Freud s’il ressuscitait aujourd’hui, qu’il allait sur internet et qu’il ouvrait un onglet YouPorn ?
Eric Bidaud – Ah c’est compliqué ! Il y a des contradictions, chez Freud. C’était quelqu’un d’extrêmement ouvert, qui a offert une théorisation importante sur la sexualité. Il a été libéral sur un tas de choses, notamment sur la question de ce qu’on appelait à l’époque les perversions. Mais d’un autre côté, il n’était pas très ouvert aux créations, aux artistes et aux inventions de son époque. Il est complètement passé à côté du cinéma, par exemple. Donc je pense qu’il aurait été distant par rapport au porno.
Vous déconstruisez certaines craintes des adultes sur les ados et le porno. Ainsi vous considérez que les ados ne répètent pas ce qu’ils voient sur leurs écrans. Pourtant, on entend souvent des parents qui s’inquiètent de cette répétition.
Je pense qu’il y a beaucoup de fantasmes de la part des parents. Ils pensent en effet que leurs ados qui regardent du porno vont être influencés par celui-ci, et que cela va avoir une influence négative, nocive, que ça va les détourner d’une sexualité “normale” ou “respectable”. Mais c’est quoi, une sexualité normale et respectable ? Il y a aussi une crainte des adultes par rapport à leur propre consommation de porno. N’oublions pas que le porno n’est pas qu’une affaire d’adolescents, les adultes en regardent beaucoup, et ils ne savent pas quoi en penser, quoi en dire. Ils déplacent donc le problème du côté des adolescents. D’après mon expérience, dans la plupart des cas, les ados qui regardent du porno ne semblent pas négativement influencés dans leur sexualité. Par ailleurs, quand on regarde un film porno, c’est comme lorsque l’on regarde n’importe quel film. Le lien à la pornographie est quasi similaire au lien au cinéma. On n’imite pas les gens que l’on voit à l’écran. On va éventuellement jouir de la violence ou de la sexualité que l’on voit, mais ce n’est pour autant qu’ensuite on va faire la même chose, loin de là.
Justement, en parlant de violence, une autre critique adressée au porno, c’est que la violence des images serait traumatique. Vous faites le parallèle avec le cinéma d’horreur, en défendant l’idée que les ados ont besoin d’images violentes extérieures pour trouver une voie de figuration à leur propre violence. Mais le vrai problème n’est-il pas la précocité de l’accès à ces images, et le fait qu’on tombe dessus sans les chercher, en parcourant par exemple des sites de streaming ?
Vous avez raison de poser la question de l’âge, de la précocité et de l’accessibilité. C’est une question sociétale, morale et politique très importante. Mais moi, en tant que psychanalyste, je n’ai pas de réponse à donner là-dessus. Certains psys, je pense à Serge Tisseron en particulier, prennent des positions plus tranchées en disant qu’il faut contrôler et surveiller l’accès du porno aux jeunes ados. Peut être que oui, il ne s’agit pas de montrer tout à tout le monde.  Ken Park de Larry Clark (2002)/Cinéa Mais je laisse la question ouverte, en sachant que la question de la précocité de l’accès, que ce soit à la pornographie ou à la violence, est une question à laquelle toute la société doit répondre. Pas uniquement et pas forcément les psys.
Votre objet d’étude est le porno dit “mainstream”, celui des tubes. Et selon vous, ce porno n’est pas opposé à l’amour. Pour vous, au contraire, le porno préserve l’amour en mettant de la distance entre désir et amour.
C’est en effet quelque chose que j’ai tenu à développer. Une des critiques principales que l’on fait à la pornographie et aux amateurs de pornographie en général, c’est d’hypersexualiser les choses et de faire des femmes des objets de consommation, des objets de jouissance, et qu’au sein de cela, le sentiment amoureux, l’amour, la relation humaine sont balayés. Et c’est vrai : dans le porno en général, on ne s’embarrasse pas de savoir si les gens sont amoureux ou pas ! En effet, le porno hypersexualise les relations entre hommes et femmes, ou entre deux hommes, ou entre deux femmes, etc. La question amoureuse reste toujours en suspens. Elle n’est pas traitée dans le porno, mais elle devient donc, dès lors, protégée. La personne qui regarde du porno isole en quelque sorte son désir ou ses fantasmes de la question amoureuse. C’est une façon de libérer ses fantasmes tout en laissant la question amoureuse intacte. Celle-ci n’est jamais solutionnable – on n’arrive jamais à savoir comment l’on va rendre compatible la sexualité et l’amour. Freud l’a dit dès le départ : on n’aime jamais exactement ce que l’on désire, et on ne désire jamais exactement ce que l’on aime. Le porno, dans notre monde moderne, résout un peu la question en disant : laissez de côté l’amour, on ne s’intéresse qu’au sexe, on verra l’amour plus tard.
Dans un récent ouvrage, Une jeunesse sexuellement libérée (ou presque), Thérèse Hargot, qui se présente comme sexologue, a un discours très antiporno. Elle compare le porno à une drogue et affirme qu’un quart des ados qu’elle rencontre y sont addicts. De votre côté, vous critiquez ce concept d’addiction, importé des Etats-Unis.
Tout à fait. Les Américains sont très intéressés par tout ce qui peut créer des dépendances : l’alcool, le tabac, la violence, la pornographie, etc. Il y a une contradiction dans cette culture. A la fois on promeut la violence, on vend des armes à tout bout de champ, on crée une industrie de la pornographie énorme, on gagne beaucoup d’argent grâce à cela. Mais d’un autre côté, il y a tout un discours très moralisateur, et la volonté de “soigner” les consommateurs, en créant notamment la notion de “sex-addict”. C’est un discours moral qui arrive en France, petit à petit, que l’on rencontre aujourd’hui chez beaucoup de psys. C’est très contestable sur le plan psychopathologique, car c’est très compliqué de définir l’addict. La personne qui est devant sa télé pendant trois heures tous les soirs, c’est la même chose, et pourtant on ne parle pas d’addict à la télé. On choisit ses addicts, apparemment.
Vous répondez dans votre livre à une de mes grandes interrogations, en tant que consommatrice de porno : “Mais pourquoi autant d’éjaculations faciales dans les vidéos pornos, bordel ?” Votre réponse s’inspire d’une théorie de Freud, sur le rapport entre la miction et la prise de possession du feu à l’âge préhistorique.
Effectivement, dans les films pornos mainstream, l’éjaculation faciale est une pratique très courante. De façon plus générale, l’homme éjacule quasi systématiquement à l’extérieur du corps féminin. Donc il y a une sorte de visibilité du jet, du sperme, que ce soit sur la visage ou sur le corps. Pourquoi ? Il y a plein de réponses possibles, mais j’ai fait le lien avec cet article de Freud sur la prise de possession du feu. Freud réfléchit sur comment les hommes ont petit à petit maîtrisé le feu, mais comment également, pour faire avancer la civilisation, ils ont dû renoncer à un plaisir fort: celui d’uriner sur le feu pour l’éteindre. Le plaisir de diriger son jet, de s’amuser avec, est un plaisir que l’on observe encore aujourd’hui chez les petits garçons. Freud fait tout un lien entre cette question de l’urine et celle de l’éjaculation, qui est aussi un jet. On ne peut plus “pisser sur le feu”, donc qu’est-ce qu’on fait avec ce jet ? On prend du plaisir à éteindre d’autres choses. Dans le porno, on peut dire qu’on éteint le corps de l’autre qui a chaud, son désir, son plaisir.
Le porno est selon vous un lieu de savoir, de “voir ça”, qui permettrait à l’ado de se détacher de ses théories sexuelles infantiles. Enfant, il va penser par exemple que le sexe fait mal – parce qu’il a entendu ses parents crier dans la chambre à côté. Le porno lui permettrait de dépasser ses théories infantiles et de ne plus avoir peur de sa sexualité. Mais comment faisaient les ados, avant le porno, pour passer ce cap, quel était leur lieu de “voir ça” ?
Bien sûr, on n’a pas attendu internet pour se poser la question de la transformation des théories sexuelles infantiles, chez l’adolescent. Avant le net, il y avait plein de façons pour l’ado de dépasser ces théories. Il se démerdait. A l’époque de Freud, par exemple, les jeunes allaient chercher des infos où ils pouvaient, du côté du médical ou même du côté du religieux. Ils consultaient beaucoup les manuels de médecine. Dans notre monde moderne, il y a ce porno, qui est une forme de réponse, pour beaucoup de jeunes.
Votre livre concerne plus la question de la réception du porno que celle de sa production. Ne manque-t- on pas également d’études psy sur l’industrie du porno, sur ceux qui le font ? J’adorerais connaître les ressorts psychanalytiques de Jacquie et Michel, par exemple.
Ce site, comme d’autres d’ailleurs, fonctionne beaucoup sur l’apparence d’amateurisme. On essaie de faire croire qu’on saisit la sexualité sur le vif, qu’on est des vrais voyeurs, qu’on assiste à un vrai coït. Alors qu’évidemment, c’est impossible. On n’est jamais un voyeur, on est toujours dans cette position un peu cachée du spectateur. On pense qu’on est dans le vrai, alors que, à moins d’être psychotique, on sort très vite du dispositif, pour ensuite retrouver la réalité. Mais ce qui fonctionne avec ce genre de site, c’est ce sentiment du vrai. Le porno essaie de fabriquer cela, en ce moment. La question que vous posez sur la production, je me la pose aussi. Il y aurait en effet un travail psychanalytique passionnant à faire sur Jacquie et Michel.
Propos recueillis par Camille Emmanuelle
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