Depuis quelques années, de nombreux ouvrages de sciences humaines sont publiés sur la pornographie. En mars dernier, le premier numéro de la revue scientifique Porn studies a vu le jour en Grande-Bretagne. Un univers culturel jusqu’alors sanctuarisé commence à être exploré.
Les sciences sociales ont longtemps tenu à distance respectable la pornographie, considérée comme un simple support masturbatoire qui charriait des images souvent négatives. Trop chaude pour être étudiée froidement. Elle constitue pourtant l’objet de tout un champ de recherche né aux Etats-Unis, qui répond au doux nom de porn studies. Le terme vient d’un ouvrage collectif publié sous la direction de Linda Williams – la première à avoir étudié la pornographie à l’université (celle de Berkeley) – en 2004. Celle-ci inscrit les porn studies en plein dans le courant du féminisme pro-sexe, qui milite pour bousculer les normes de genre et casser l’hégémonie masculine dans la pornographie, en opposition aux féministes radicales, qui « stigmatisent la pornographie comme une forme culturelle dégradant naturellement l’image des femmes », explique Marie-Anne Paveau, linguiste, auteure du Discours pornographique (éd. La Musardine). Depuis quelques années, les porn studies infusent en France, donnant lieu à une série de publications en sciences humaines, et à la constitution d’un courant d’études pornographiques encore au stade embryonnaire.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
« On peut être sociologue, politologue, historien, pas pornologue »
Rarement un objet culturel aura été aussi massivement consommé et aussi peu discuté à la fois, mais les langues se délient peu à peu en France au sujet de la pornographie. L’avalanche éditoriale de ces derniers mois en témoigne: Le travail pornographique, de Mathieu Trachman (éd. La Découverte), Le discours pornographique, de Marie-Anne Paveau (éd. La Musardine), Introduction aux porn studies, de François-Ronan Dubois (éd. Les impressions nouvelles), Le cinéma pornographique, de Julien Servois (éd. Vrin)…
Pourtant en France, les porn studies ne parviennent à se faire un nid confortable en milieu universitaire. Emilie Landais, doctorante à l’Université de Lorraine, prépare une thèse sur « L’émergence des études de la pornographie en France ». Après avoir étudié un corpus de 200 textes scientifiques consacrés à la pornographie, elle constate que seulement 21% font référence et s’inspirent des porn studies, surtout depuis les années 2010. Selon elle, la plupart des textes produits dans les années 2000 traitent « de débats sur les consensus sociaux admis autour de la pornographie, c’est-à-dire la violence faite aux femmes, la censure, la protection de la jeunesse, la médiatisation de la pornographie, etc. C’est Marie-Hélène Bourcier qui ouvre la danse en France en 2001, en citant pour la première fois dans la recherche universitaire française les porn studies, dans le premier volume de Queer Zone ».
Deux traditions coexistent donc dans les études pornographiques en France: les adhérents aux porn studies, qui analysent la pornographie en terme de rapports de domination, et les autres, qui dans certains cas sont mus par une position antipornographique. Aussi, pour Jean-Raphaël Bourge, doctorant en science politique à l’Université Paris-8, qui prépare une thèse sur le « consentement sexuel comme acte légitimateur »:
« En France, à mon sens, les porn studies n’existent pas vraiment, par manque de volonté, et parce que les bases institutionnelles ne le permettent pas. Il faut être qualifié par une discipline: on peut être sociologue, politologue, historien, pas ‘pornologue' ».
« Foucault est un inspirateur »
Mais cette immersion des sciences sociales en terrain moite est-elle vraiment nouvelle? La monumentale Histoire de la sexualité, de Michel Foucault, parue entre 1976 et 1984, ne constitue-t-elle pas la première pierre apportée à l’édifice des porn studies en France? Pas selon Marie-Anne Paveau: « Foucault a cité la pornographie, mais ce n’est pas son objet. Le sien c’est ‘sexualité et pouvoir' ».
« Foucault est un inspirateur, précise Jean-Raphaël Bourge. Il a ouvert un champ d’étude avec l’Histoire de la sexualité, en sortant les questions de sexe et de sexualité du champ médical et psychologique, voire moral et religieux, pour en faire un objet historique avant tout, lié à un contexte culturel ».
La sortie du premier numéro de la revue Porn studies en Grande-Bretagne, en mars 2014, à laquelle de jeunes chercheurs français ont participé, constitue un pas un avant pour ce champ de recherche encore en friche. « Avec cette revue, quelque chose qui manquait émerge: un lieu où l’on peut regrouper, confronter, partager, échanger différentes choses, ce qui est possible même avec des approches disciplinaires différentes », souligne Jean-Raphaël Bourge. Cependant, les résistances à la publication de cette revue témoignent encore de la difficulté des porn studies à s’institutionnaliser.
Selon François-Ronan Dubois, auteur d’une Introduction aux porn studies (éd. Les nouvelles impressions), « la publication de cette revue a encore soulevé des polémiques de la part de certaines branches du féminisme, qui estiment qu’elle promeut la pornographie, et qu’elle doit donc être retirée ou abandonnée ».
« L’angle mort des études pornographiques »
Compte-tenu de leur engagement politique, les porn studies ne font pas non plus l’unanimité du côté des consommateurs. Selon Stephen des Aulnois, fondateur du Tag Parfait, le site de la culture porn, ces études ont tendance à « mettre en opposition le porno qu’elles aimeraient voir idéalement, et la réalité du porno. On oublie le consommateur lambda, qui n’est pas quelqu’un qu’il faut décrier: il est aussi intéressant que le consommateur qui regarde du porno queer par exemple ». En effet, hormis un article de Judith Plante sur le cas des consommatrices de films pornographiques, et une thèse en cours d’écriture de Floriant Voros, sur les usages sociaux des vidéos et films pornographiques, les consommateurs ne font pas l’objet de beaucoup d’études.
Marie-Anne Paveau en convient: « En science du langage, je m’occupe du discours, je n’ai pas accès aux usages, aux réceptions, sauf si elles sont écrites, mais c’est rare. C’est un angle mort des études pornographiques ». Pour autant elle se défend de vouloir jouer un rôle prescriptif: « J’étudie de manière neutre les discours pornographiques, et en même temps j’ai une posture engagée, qui n’est pas moralisatrice, qui manifeste ma volonté de faire reconnaître la pornographie comme une forme culturelle importante, qui engage le bonheur privé des gens ».
François-Ronan Dubois convient également qu’en ce qui concerne « la pornographie hétéro, il y a une plus grande abondance de travaux sur la pornographie féministe ou de niche, et donc un certain décalage par rapport au porno mainstream ». Il ajoute cependant que « le but de la communauté universitaire n’est pas de promouvoir des qualités esthétiques ou morales ni de prescrire une ‘bonne pornographie’, mais d’étudier les corpus qui sont mineurs dans la société et dans la consommation, pour leur donner une plus grande visibilité ».
Au-delà de cette volonté de transformer le porno, les travaux de ces chercheurs participent à relégitimer une pratique, et des usages du porno, à l’encontre des études « hyper folkloriques », selon Jean-Raphël Bourge, qui concluent régulièrement que « le porno rend con », comme le rapporte Stephen des Aulnois. « On se rend compte que le porno est beaucoup plus subtil, qu’il y a beaucoup de choses à dire à travers cette culture, et que ce n’est pas juste ‘sale’, ou quelque chose de honteux », conclut le fondateur du Tag Parfait.
{"type":"Banniere-Basse"}