Condamné pour terrorisme il y a onze ans, déchu de sa nationalité mais non expulsable, Kamel Daoudi est assigné à résidence en France depuis 2008, sans réelle perspective de voir sa situation évoluer. Vendredi 1er décembre, le Conseil constitutionnel a néanmoins recadré la loi autorisant l’assignation à résidence sans limitation de durée des étrangers condamnés. Le combat juridique continue pour ce “prisonnier à ciel ouvert”.
Franz Kafka, Stefan Zweig, ou encore Alfred Jarry, Kamel Daoudi puise souvent dans la littérature pour décrire sa situation. Celle du plus ancien assigné à résidence de France, neuf années sans réel espoir de retrouver une pleine liberté de mouvement. “Je me sens parfois comme le joueur d’échec, avec cette peur de sombrer dans la folie…” Au fond d’un café à Saint-Jean-d’Angély (Charente-Maritime), il a installé un mini-QG : tablette, ordinateur portable, téléphone. En attendant de savoir quand tout ça prendra fin.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Au comptoir, les habitués évoquent bruyamment leurs listes de courses de Noël. Pendant ce temps, Kamel Daoudi scrute frénétiquement ses trois écrans. 10 heures : la nouvelle tombe. Le Conseil constitutionnel censure partiellement la loi qui encadre son assignation à résidence perpétuelle. Son avocat est optimiste et veut engager un bras de fer avec le ministère de l’Intérieur. Après neuf ans sans perspective concrète, Kamel Daoudi oscille entre espoir et résignation.
Décision 674 QPC [#Assignation à résidence, #étranger faisant l’objet d’une interdiction du territoire ou d’un arrêté d’expulsion] non conforme https://t.co/MDjOjEefQI pic.twitter.com/jbd3DCl1Vv
— Conseil constit (@Conseil_constit) December 1, 2017
La Cour européenne s’oppose à son expulsion vers l’Algérie
Soupçonné de préparer un attentat pour Al-Qaïda contre l’ambassade américaine à Paris, il est arrêté en septembre 2001 après un voyage de quatre mois en Afghanistan. Les comptes rendus des procès de l’époque évoquent un camp d’entraînement au jihad, lui affirme qu’il n’y a “pas fait grand chose”. “Je suis parti un petit peu comme ça, à l’aventure, voir du pays, me renseigner”… Avec Kamel Daoudi, il y a toujours deux versions de l’histoire.
En 2005, le procès est décrit par la presse comme celui des “lieutenants de Ben Laden”. Kamel Daoudi est finalement condamné en appel à six ans de prison ferme pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, assorti d’une interdiction de territoire. Les quatre années passées en détention provisoire seront comptabilisées dans sa peine. Déchu de la nationalité, la France veut l’expulser vers l’Algérie son pays d’origine. À sa sortie de prison en 2008, la Cour européenne des droits de l’homme s’y oppose à cause des risques de “traitements dégradants et inhumains” qu’il y encourait. Depuis, il est donc assigné à résidence, sans date de fin, par le ministère de l’Intérieur qui le considère toujours comme dangereux. Il est devenu un indésirable en France, le pays dans lequel il est arrivé à l’âge de cinq ans. “Les Anglo-Saxons appellent ça le ‘limb law’ ou les limbes du droit”, décrit-il, jamais avare de référence.
Six ans de prison, neuf ans à résidence, et six villes au compteur. Celui qui était présenté par la police comme l’un des dirigeants du groupe, “le logisticien” du réseau terroriste de Corbeil-Essonnes, un groupe islamiste qui aurait été affilié à Al Qaïda, aimerait tourner la page. Et surtout, retrouver sa femme et ses quatre enfants, qui habitent à plus de 450 km de son hôtel, dans le Tarn, à Carmaux, son ancien lieu d’assignation.
Depuis quelques années, il a pris l’habitude de recevoir les médias dans sa “prison à ciel ouvert” pour, d’une certaine façon, contrôler sa communication
11 heures 30. L’heure du pointage approche. Kamel Daoudi s’interrompt, il doit se diriger vers la gendarmerie, à une dizaine de minutes à pied du centre-ville. Bien sûr, il a instauré des alarmes pour ne pas oublier, mais cela fait bien longtemps qu’il n’a plus vraiment besoin de ces rappels sonores. 9h15, 11h45, 15h15, 17h45… il vit au rythme de ses quatre pointages journaliers sept jours sur sept, et du couvre-feu instauré de 21 heures à 7 heures du matin. “C’est toute ma vie qui est fragmentée”, résume-t-il, acide. Un manquement et c’est le retour à la case prison.
Entre deux pointages, l’homme propose une visite de la ville de Charente-Maritime. Ici, les mamelles de Saint-Jean, les deux tours de l’église ; là-bas, la fontaine de la place du Pilori. La balade est bien rodée, le guide avisé. Fines lunettes sur le nez, voix douce, Kamel Daoudi est blagueur. “Un ami m’a même conseillé d’organiser un tour-opérateur d’assignés à résidence”, sourit-il, mi-figue, mi-raisin. Ce n’est peut-être pas une si mauvaise idée, car l’homme est devenu une figure médiatique : “Malgré moi” ajoute-t-il. Depuis quelques années, il a pris l’habitude de recevoir les médias dans sa “prison à ciel ouvert” pour, d’une certaine façon, contrôler sa communication.
“Au départ, il s’agissait de clarifier ma situation. Il y avait tellement de rumeurs quand je suis arrivé à Carmaux, les gens me prenaient vraiment pour l’homme qui avait organisé le 11-Septembre.” Depuis, l’assigné a ses petites habitudes avec les journalistes. Il instaure d’emblée le tutoiement, suggère les meilleurs endroits pour les photos et commente les articles le concernant. A son sujet, Pierre-Jean Pyrda, journaliste à La Dépêche du Midi, déclare : “Je me souviens de quelqu’un qui déborde d’intelligence, mais difficile à cerner.” En 2011, un journaliste du Monde décrivait un “personnage complexe, soit diablement habile, soit moins caricatural que sa fiche de police ne le prétendait”.
“Un dimanche matin, je vais pour pointer et c’était un départ direct. Je ne connaissais pas la destination, j’ai à peine eu le temps de prendre mes affaires” Kamel Daoudi
Multiplier les entretiens lui permet de raconter sa vérité, celle d’un homme assigné à résidence de ville en ville, au gré des arrêtés ministériels. Aubusson (Creuse), Longeau-Percey et Fayl-Billot (Haute-Marne), Lacaune et enfin Carmaux dans le Tarn, où il vit pendant cinq ans et achète une maison avec sa femme, enseignante. “Là-bas, j’ai vécu un semblant de normalité, j’étais intégré, mes enfants scolarisés.”
Avant d’être à nouveau déplacé il y a un an : “Un dimanche matin, je vais pour pointer et c’était un départ direct. Je ne connaissais pas la destination, j’ai à peine eu le temps de prendre mes affaires.” Kamel Daoudi crie à la “manipulation des pouvoirs publics”. Il évoque une histoire de policiers proches du Front national qui n’auraient pas voulu de lui comme voisin et l’auraient fait savoir au maire de Carmaux. L’arrêté de transfert du ministère de l’Intérieur, consulté par Charente Libre, invoque, dans un tout autre registre, “ses liens resserrés avec le mouvement salafiste et son attitude ambiguë avec la population carmausine”.
“Certains des habitués ne voulaient plus venir au café. Ils disaient qu’il était dangereux, je leur répondais ‘vous faites ce que vous voulez, moi je m’en fiche’” Dany, commerçante à Saint-Jean-d’Angély, où réside Kamel Daoudi
Un an après son installation, Kamel Daoudi connaît par cœur les ruelles de Saint-Jean-d’Angély. En allant chercher un sandwich le midi, il serre la main au pâtissier du coin et pointe les bonnes tables du centre-ville. Pourtant, comme à chaque fois, son arrivée a été compliquée, accompagnée des regards méfiants dans la rue et des commentaires haineux sur Facebook. Puis un sujet sur France 3 : “Dès que je suis arrivé, les présentations étaient faites”, plaisante-t-il.
Quand on est assigné à résidence depuis aussi longtemps, il faut savoir aimer “l’humour noir”, glisse Kamel Daoudi. “Certains des habitués ne voulaient plus venir au café, raconte Dany, gérante du café de l’hôtel de ville. Ils disaient qu’il était dangereux, je leur répondais ‘vous faites ce que vous voulez, moi je m’en fiche.’” Aujourd’hui, plus personne ne se retourne sur son passage. Chaque matin, il salue les clients avant de s’isoler dans le fond de la salle, devant son écran d’ordinateur. Là, il prend des nouvelles de sa femme et de ses enfants. La vie d’assigné à résidence reste une vie solitaire : “Il y a des liens mais relativement superficiels. À Carmaux, j’ai pu m’intégrer, créer des amitiés… Mais depuis les derniers attentats, les gens ont peur. Seuls les plus bravaches restent.”
“Avec l’assignation, sur une telle période, on frise la paranoïa. On est à la fois son propre gardien de prison et son prisonnier. Cela crée un comportement très bizarre, car on intègre cette autocensure permanente” Kamel Daoudi
Pointages, couvre-feu ne permettent pas non plus une vie sociale normale. Cet emploi du temps verrouillé influe également de plus en plus sur sa santé psychique, raconte-t-il : “Le simple fait de la régularité des pointages, à telle heure fixe et pas une autre, c’est déshumanisant, c’est comme la pointeuse de l’ouvrier.” Il confie perdre quelque peu la notion du temps : “J’ai l’impression de revivre en boucle la même journée, comme dans le film Un jour sans fin. Avec l’assignation, sur une telle période, on frise la paranoïa. On est à la fois son propre gardien de prison et son prisonnier. Cela crée un comportement très bizarre, car on intègre cette autocensure permanente.”
Le Conseil constitutionnel exige de motiver une décision d’assignation prolongée
17h45 : dernier pointage. La nuit commence à tomber. Le panneau lumineux de la gendarmerie éclaire le champ avoisinant. Il souhaite une bonne soirée aux gendarmes avant de retourner sur la place de l’hôtel de ville. Kamel Daoudi ne se sépare pas de sa tablette et consulte une nouvelle fois les infos du jour, “ah tiens, le prix de l’humour politique a été décerné à François Hollande”. En permanence sur les réseaux sociaux, il scrute l’actualité qu’il commente sur son compte Twitter ou encore son blog. Dans sa routine également, un peu d’informatique l’après-midi, “pour ne pas être trop largué même si ça évolue extrêmement vite”.
Il discute pêle-mêle de la Quadrature du Net, du Bureau des légendes, ou encore de l’intelligence artificielle. Le plus ancien assigné à résidence de France répète à l’envi son “message” : “Au-delà de mon cas personnel, j’aimerais sensibiliser au fait que l’assignation à résidence est un outil de contrôle et de surveillance très puissant.” Quand à l’état d’urgence “permanent”, “c‘est une atteinte aux libertés publiques qui devrait faire plus réfléchir les gens”.
“On n’est pas à l’abri d’un contrecoup, mais j’essaie de rester optimiste” Kamel Daoudi
Pour la première fois depuis longtemps, une brèche s’est néanmoins entrouverte, après la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Kamel Daoudi et son avocat Bruno Vinay. Ainsi, le vendredi 1er décembre, tout en reconnaissant au législateur le droit “de ne pas fixer de durée maximale à l’assignation à résidence”, le Conseil constitutionnel a estimé qu’“au-delà d’une certaine durée”, l’administration était tenue de “justifier de circonstances particulières imposant le maintien de l’assignation”.
Pour justifier cette censure partielle de l’article 561-1 du code des étrangers, les Sages évoquent une “atteinte disproportionnée à la liberté d’aller et de venir”, et laissent au législateur jusqu’au mois de juin 2018 pour modifier la loi.
“On n’est pas à l’abri d’un contrecoup, mais j’essaie de rester optimiste.” Un nouveau combat juridique devrait s’engager, d’abord pour que Kamel Daoudi puisse se rapprocher de sa famille. En attendant, il remonte sur son vélo. Il lui reste des kilomètres à parcourir avant de rejoindre son hôtel, au bord de la départementale. A 21 heures tapantes, il doit être de retour. Couvre-feu oblige.
{"type":"Banniere-Basse"}