La légende est en marche : une exposition, une biographie et un disque remettent en lumière l’homme et son oeuvre. Génie, artiste ou suiveur ?
Yves Saint Laurent jouit aujourd’hui d’une aura dont il n’avait pas bénéficié depuis la fin des années 70. Par goût du vintage, d’une époque révolue où l’on savait encore s’habiller et faire la fête au Sept ou au Palace ? Parce qu’en France on préfère les artistes morts aux artistes vivants ? Ou parce que Pierre Bergé, son ancien compagnon et éminence de la société YSL, a travaillé à en faire une légende du vivant même du créateur ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
On peut ajouter à tout ça le retentissement rétrospectif et le coup de jeune (et tout simplement de mode) qu’ont apportés depuis 1993, au moment de la vente d’YSL au groupe Gucci pour des sommes astronomiques, les designers qui ont succédé à Saint Laurent : le Texan Tom Ford, qui avait déjà re-érotisé Gucci et a réveillé d’un zeste de sexe et de rock les codes maison ; l’Italien Stefano Pilati, plus fidèle au Maître mais qui a su réactualiser son vocabulaire sans se départir de son élégance. Avant leur arrivée, qui s’habillait encore chez Saint Laurent, hormis quelques vieilles dames et autres femmes de présidents ?
Si on le célèbre aujourd’hui (une exposition rétrospective, des livres…), s’il a marqué les esprits à jamais, c’est pour ses trouvailles des années 60 et 70, pas au-delà : la robe Mondrian, le smoking, la saharienne, la blouse de mousseline transparente.
Selon la légende, il aurait même inventé le pantalon – disons qu’il l’aura démocratisé d’une drôle de façon : en le transformant en habit du soir, il a rendu le jour envieux. Et n’a-t-il pas été inspiré par les costumes de velours du créateur londonien Ossie Clark, qu’il rencontre à la fin des années 60 au Maroc, chez Talitha Getty, aux côtés de Mick Jagger, Andy Warhol et Anita Pallenberg ? A l’époque, le Swinging London révolutionnait davantage la mode et la vie des femmes que Paris.
Yves Saint Laurent, un génie ? “Génie, maintenant ! Un grand mot sonore comme un tombeau vide. C’est aussi ça, la mode. Une apologie idolâtre distillée par chaque griffe qui instrumentalise le langage. Un créateur qui a une bonne idée est talentueux, deux bonnes idées, génial, quatre bonnes idées, divin”, écrit la journaliste Marie-Dominique Lelièvre dans sa passionnante biographie du créateur, Saint Laurent mauvais garçon.
Pierre Bergé a fermé quelques portes à cette dernière – la muse d’Yves, Betty Catroux, a refusé de la recevoir une seconde fois : Bergé le lui avait interdit au motif qu’il écrirait lui aussi un livre sur Saint Laurent. Mais Lelièvre a eu accès à de nombreux témoins, dont Bergé en personne. Au fond, un créateur de génie, c’est peut-être celui qui sait capter l’air du temps et le magnifier, suivre les changements de la société et les nouvelles envies des femmes – mais jamais la mode n’aura changé la première la face de la société.
Pourtant, Saint Laurent est bien un artiste, au service d’un médium, la mode, qui n’est pas de l’art – Chanel, qu’il admirait par-dessus tout et dont il s’est inspiré, et Christian Dior, pour qui il a travaillé et à qui il a succédé, se sont toujours définis comme des artisans, réfutant catégoriquement le terme d’artiste.
Mais Yves Saint Laurent appartient à la catégorie des artistes maudits, même s’il vit dans l’opulence grâce à son talent de créateur et au talent financier de Bergé, qui en s’associant à Alain Minc a su faire fructifier YSL et en faire un empire tout en gardant le contrôle. Homosexualité jamais acceptée sereinement (il avait honte face à son père), fugues nocturnes masochistes pour traîner dans les bas-fonds avec des hommes brutaux qui le tabassent (Bergé, fou d’angoisse et de jalousie, le retrouvera souvent à l’hôpital, le visage tuméfié), angoisse qui le dévore et prendra vite toute la place, solitude dépressive, addictions à l’alcool et la drogue.
Mais surtout obsessions esthétiques, goût des objets et de l’art plus fort que celui des humains, identification à Proust. Comme beaucoup de grands artistes, déconnectés du monde et seulement obsédés par eux-mêmes, par le petit monde qu’ils se recréent et dont ils ont le contrôle, Saint Laurent évitait les journaux et l’actualité en général, se gargarisait de films noirs, toujours les mêmes – Assurance sur la mort de Wilder – ou regardait en boucle La Règle du jeu de Renoir, Les Dames du Bois de Boulogne de Bresson et tous les films dans lesquels jouait son idole, Marlene Dietrich, qui portait déjà des costumes d’homme. Régnant seul dans son univers peuplé de mystère, de poésie d’un temps défunt et de femmes de pouvoir à l’élégance dangereuse.
Tous ceux qui ont connu Yves Saint Laurent avant la chute le disent d’une drôlerie inouïe, d’une douceur et d’une gentillesse touchantes, d’une fragilité constamment protégée par Pierre. Trop protégé par Pierre, qui l’aurait peu à peu coupé du monde et de ses proches : “Traité en enfant, le couturier vit désormais sous la surveillance de ses domestiques, de son chauffeur, de ses gardes du corps, de ses médecins”, écrit Marie-Dominique Lelièvre.
Dans Lettres à Yves, les lettres que Pierre Bergé adresse à Saint Laurent après sa mort sur le ton du veuf éploré et dont on ne comprend pas bien la nécessité de la parution, il s’explique : “Oui, je t’ai protégé de toi-même. Parfois trop ? C’est ce que prétendent certains, y compris quelques amis. Mais savent- ils et que savaient-ils ? Peu de choses en fait. Savent-ils qu’à New York tu as voulu te jeter d’une fenêtre de l’hôtel Pierre et que j’ai failli lâcher prise tellement tu t’étais engagé au-dehors ? Une autre fois à Anvers ? Savent-ils qu’un jour tu t’es précipité sous les roues d’un car de police qui t’a évité de justesse et que les flics, descendus en hâte, t’ont copieusement engueulé et m’ont conseillé d’aller te faire soigner ? Il y a eu tant d’autres fois ! Ce rôle, je le sais, m’allait comme un gant. Le tien t’allait bien aussi. Tu avais décidé d’être l’amant de la mort.”
L’ascension commence en 1962, date de la fondation de la maison de couture Saint Laurent avec Bergé et son mannequin- muse, Victoire – vite éjectée parce qu’elle parraissait trop négligée pour ces deux hommes guindés. Saint Laurent et Bergé se sont rencontrés peu avant, alors que ce dernier était le compagnon du peintre Bernard Buffet, grâce auquel il a fréquenté Jean Cocteau et Marie-Laure de Noailles, marqué pour toujours par leur esprit et leur sens du raffinement.
Saint Laurent bascule dans la dépression, la drogue et l’alcoolisme au milieu des années 70. Il entretient une brève passion avec le dandy morbide Jacques de Bascher, par ailleurs petit ami de Karl Lagerfeld. Si la journaliste anglaise Alicia Drake en a tiré un livre-essai romanesque, Beautiful People, plus puissant que ce que l’on a jamais écrit sur Saint Laurent, Marie-Dominique Lelièvre ne consacre que quelques pages à cette aventure dans son Saint Laurent mauvais garçon.
Un soir de 1973, au Sept, le club ancêtre du Palace, rue Sainte-Anne, Saint Laurent est subjugué par un jeune homme qui ressemble au baron de Charlus, personnage d’A la recherche du temps perdu qu’il adule. Décrit comme satanique par les proches d’Yves, prenant au sérieux son jeu d’aristo décadent, Bascher organise des partouzes hard dans son appartement place Saint-Sulpice : “Le décor se prête aux exploits physiques. Les pompiers de la rue du Vieux-Colombier y ont table, sinon braguette ouverte. L’un d’entre eux, fiancé à une jeune fille, se serait suicidé à la suite d’exercices traumatisants”, note Lelièvre, qui a déjà prévenu : “Bascher, un partenaire à haut risque dont Yves Saint Laurent ne se remettra jamais tout à fait. (…) Dans le sillage de Jacques, Yves pousse de plus en plus loin le flirt avec le danger. Certes, il a toujours aimé jouer avec le feu, mais jamais il n’est allé aussi loin.”
En août 1975, un autre jeune homme se suicide après avoir fréquenté Bascher. Pierre Bergé, qui pourtant n’est pas farouche (on apprend que plus jeune, il se vantait de porter un cockring), s’alarme et met un terme à cette liaison en menaçant Bascher. Cette rupture fera chuter Saint Laurent : drogue, alcool (deux bouteilles de whisky par jour), il s’enferme davantage en lui-même, se laissant hospitaliser, multipliant les séjours en hôpital psychiatrique, ratant le suivi de certaines de ses collections que prennent en main Anne-Marie Munoz, son bras droit, et Loulou de La Falaise, sa muse et responsable des accessoires.
C’est à partir de là que Bergé cesse de vivre avec lui dans l’appartement de la rue de Babylone pour s’installer dans une suite au Lutetia avec un jeune étudiant, Madison Cox, à qui il dédie son livre aujourd’hui. Plus Saint Laurent s’efface, plus Bergé l’intronisera “artiste” de son vivant en convaincant Diana Vreeland, légendaire rédac’ chef du Vogue américain, devenue consultante du Metropolitan Museum à New York, d’organiser une grande expo Saint Laurent en 1983 : “L’exposition au Met permet à Pierre Bergé de réaliser un médusant tour de magie. Peu à peu escamoté de la vie publique, Yves fait place au personnage rimbaldien du grand artiste foudroyé par son propre génie”, écrit Lelièvre.
Alors, génie, artiste ou suiveur futé ? Décédé le 1er juin 2008 d’une tumeur au cerveau, Yves Saint Laurent a su accompagner au moment opportun les changements de la société et le désir d’émancipation des femmes. Il aura ainsi été, bien davantage que Vionnet, Balenciaga, Dior ou Schiaparelli, pourtant de merveilleux créateurs, l’un des deux seuls avec Coco Chanel à avoir profondément marqué le XXe siècle.
Preuve, peut-être, que les femmes s’étaient reconnues dans ses vêtements et qu’il avait toujours su servir leurs mouvements, ses muses lui sont restées fidèles jusqu’à la fin. Détail bouleversant tiré d’une lettre de Pierre Bergé : alors qu’Yves Saint Laurent vient de mourir et gît encore sur son lit, “Catherine Deneuve est venue, elle s’est couchée auprès de toi pour t’embrasser”.
Photo :Betty Catroux, Yves Saint-Laurent, et Loulou de la Falaise en septembre 1969.
A VOIR
Rétrospective Yves Saint Laurent, du 11 mars au 29 août au Petit Palais, avenue Winston- Churchill, Paris VIIIe
A LIRE
Marie-Dominique Lelièvre Saint Laurent mauvais garçon (Flammarion), 318 pages, 19 €
Pierre Bergé Lettres à Yves (Gallimard), 107 pages, 12 € A lire aussi Requiem pour Yves Saint Laurent de Laurence Benaïm (Grasset), 210 pages, 16 €. Beautiful People – Saint Laurent, Lagerfeld : splendeurs et misères de la mode d’Alicia Drake (Folio), traduit de l’anglais par Bernard Cohen et Odile Demange, 608 pages, 8,20 €
A ECOUTER
Une vie Saint Laurent CD en vente sur Vente-privée.com, 5,50 €,
ou dans un livre-disque illustré chez Albin Michel, 93 pages, 25 €
/// www.alain-chamfort.net
A REGARDER
Juergen Teller : Deste Fashion Collection (Steidl), 24 pages, 14 € ;
The Master (Steidl), 56 pages, 16 €
Yves Saint Laurent, haute couture, l’oeuvre intégral, 1962-2002 (Editions de La Martinière), première souscription au tarif de 1 700 euros, www.oeuvreintegralysl.com
{"type":"Banniere-Basse"}