A part peut-être Las Vegas ou Sun City, on connaît peu de villes bâties sur le principe même de la débauche et de l’hédonisme. Brighton est ainsi née, sur la côte sud de l’Angleterre, de ce besoin d’échapper aux règles, aux contraintes sociales. A l’origine, c’est un village, un port de pêche – avant de […]
A part peut-être Las Vegas ou Sun City, on connaît peu de villes bâties sur le principe même de la débauche et de l’hédonisme. Brighton est ainsi née, sur la côte sud de l’Angleterre, de ce besoin d’échapper aux règles, aux contraintes sociales. A l’origine, c’est un village, un port de pêche – avant de devenir la capitale anglaise des pécheurs. Noceurs, drogués, homosexuels, anarchistes, fêtards, épicuriens, excentriques, partouzeurs, grands vivants : la ville horrifie les bigots auxquels Brighton résiste farouchement, jusqu’à devenir un camp retranché de la laïcité militante.
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Ce glissement vers la fête furieuse, la ville le doit au Prince Regent (futur roi George IV) et à sa maladie de bon vivant : la goutte. En 1783, il vient soulager ses pieds dans l’eau de mer. Il se plaît loin des raideurs de la Cour et très vite, à deux pas de la plage, fait construire le Pavilion, palais excentrique sous influence coloniale, entièrement dédié aux plaisirs de la bouche et de la chair. Les libertins de la haute société le rejoignent, la réputation de Brighton est faite : on vient s’y encanailler, s’y soustraire à la rigueur anglicane. Brighton se transforme en capitale borgne des dirty week-ends, ces virées sans foi ni loi qui font aujourd’hui encore tout le piquant de cette cité balnéaire.
Pendant longtemps, la devise de Brighton aurait pu être : sex & drugs & alcohol. Puis vint le rock’n’roll qui ajouta une proposition à ce noble adage. Au début des années 60, Brighton a perdu de sa superbe mais pas son pouvoir d’attraction : les longs week-ends fériés de mai, notamment, attirent sur la plage une vaste foule où se mêlent les familles-trempette, les bambocheurs professionnels et des bandes désoeuvrées, prêtes à tout pour un peu d’action. On y croise une nouvelle race : l’adolescent. Le teenager n’a pas connu la crise économique des années 30, la récession, la guerre ou le rationnement : si ses parents n’ont vécu qu’en gris, lui rêve en couleur. A 16 ans, il travaille, gagne même bien sa vie – à lui d’inventer le mode d’existence et de consommation qui va avec. A Brighton, où l’on continue de penser que l’on vit en marge de l’Angleterre, que l’on a déjà un pied sur le continent, la vague venue de Londres à la fin des années 50 trouve immédiatement un écho considérable : les mods, habillés chic et dansant classe, s’emparent de la ville, attirés par sa tradition dandy et radicale.
Costumes et scooters italiens, chaussures anglaises
Wayne Doidge était l’un de ces mods originels de Brighton. Aujourd’hui retraité et archiviste du mouvement, il entretient sa nostalgie en bichonnant son (rare) scooter Lambretta TV 200 ultrachromé ou en jouant, dans sa cabane de jardin, avec un vaste train électrique, où tout – maisons, locomotives, bus et voitures – appartient rigoureusement aux sixties.
« Nous avons été la première génération à ne pas devoir s’habiller et penser comme ses parents, dit-il. Nous avons inventé notre propre culture. Les vieux nous regardaient avec la même incompréhension que les adultes d’aujourd’hui quand ils croisent un môme avec son jean descendu à mi-cuisses. Sauf que nous, nous avions la classe. »
La classe, les mods la cultivaient avec maniaquerie. Près de la plage, dans un quartier aujourd’hui sacrifié pour un centre commercial, ils se paient leur liberté : costumes et scooters italiens, chaussures anglaises, coupes de cheveux inspirées de la Nouvelle Vague (les clubs mods avaient souvent des noms français, comme La Poubelle ou La Discothèque)… « Nous représentions une réaction à notre société austère, à notre éducation, au côté graisseux des rockeurs aussi, qui passaient leur vie dans le cambouis. Nous, on conduisait des scooters en parka pour protéger nos costards. »
Cette élégance coûte cher : pour un détail de bouton, de coupe ou de revers, une garde-robe se retrouve démodée en un mois. « Pareil pour les danses, se souvient Wayne. Nous avions à peine maîtrisé un pas de danse qu’il était déjà dépassé. »
Jazz, blues, soul et blue-beat jamaïcain
La musique, bien sûr, tient un rôle central pour cette génération spontanée qui passe en quelques mois du jazz, du blues et du rhythm’n’blues à la soul ou au blue-beat jamaïcain – avant de former ses propres groupes, The Action, The Creation ou The Who.
« On se retrouvait dans une maison de Montpellier Road, près de la plage. Il y avait des filles, des jukebox, des concerts, de la danse, un peu de drogue, du speed surtout. Nous étions des milliers de mods à Brighton, avec des magasins et des cafés uniquement pour nous. »
Sur le front de mer, entre les mods urbains et chic et les rockeurs débraillés et plutôt banlieusards, voire ruraux, on se regarde de travers, avec mépris mais le plus souvent avec indifférence. Le week-end férié du 16 au 18 mai 1964 commence calmement, malgré la présence anormalement élevée de mods et de rockeurs en ville. Pendant le récent week-end de Pâques, des bagarres rangées ont eu lieu à Clacton, petite station balnéaire à l’est de Londres. Le samedi se passe sans drame : à peine quelques jets de galets entre les deux clans, séparés par une police encore peu habituée aux mouvements de foule.
Conseillés par leurs homologues de Clacton, les policiers s’en prennent à ce que mods et rockeurs ont de plus précieux – leur fierté et leur allure – et retirent les ceintures des plus agités. « Ils peuvent bien se plaindre que leurs pantalons tombent, c’est le cadet de mes soucis », ricane un chief constable.
Des mods avaient cousu des lames de rasoir sous leurs revers de veste
Tout dégénère le lendemain, quand une nuit blanche – la plupart des 3 000 visiteurs ont « dormi » sur la plage -, quelques pilules, des rumeurs de scooters vandalisés et beaucoup d’alcool font monter la tension à bloc. Des bagarres éclatent partout sur la plage et autour du Palace Pier, jetée dévolue aux stands de barbe à papa et aux salles de jeux. Tout devient missile : les poubelles, les chaises longues, les chaînes de vélo.
Prévoyants, des mods avaient cousu des lames de rasoir ou des hameçons sous leurs revers de veste en cas d’empoignade avec des rockeurs. La police est vite débordée, le front se déplace sans répit. Rapidement, les magasins se planquent derrière leurs rideaux de fer ou clouent des planches sur leurs vitrines. Le cinéma Savoy n’a pas le temps : les vitres de l’entrée s’effondrent sous une rafale de galets, munition inépuisable sur cette plage.
Les rockeurs, acculés, continuent de narguer aussi bien la police qui les protège que les mods qui les menacent, au son du célèbre « Up the rockers ! ». Nettement minoritaires, ils seront patiemment massacrés. En fin de journée, la police finit par séparer les deux groupes. Elle escorte vers la gare ceux qui sont venus à Brighton sans scooter ou sans moto : spectacle stupéfiant pour les Brightoniens que cette jeunesse marchant au pas, à la merci des matraques de la police.
En 1979, Quadrophenia mythifiera ce fameux weekend, ainsi qu’un autre film, Brighton Rock (2010), adaptation douteuse du roman de Graham Greene écrit en 1938 et transposé en 1964 pendant ce weekend de rixes. Même s’il en possède les DVD près de sa fausse cheminée, Wayne n’a aucun souvenir de l’organisation militaire des gangs et de l’ampleur de la violence qu’ils décrivent :
« J’étais sur la plage ce week-end-là, il y avait effectivement des milliers de scooters sur le front de mer mais je n’ai pas remarqué le carnage que colporte aujourd’hui la légende. Il y a bien sûr eu des bastons mais la plupart de celles que j’ai vues, c’était des mods entre eux ! On se battait, c’était normal mais ça restait raisonnable, il n’y avait pas d’armes à feu. »
« Ennemi intérieur », « vermine à éradiquer »
Les tabloïds se précipitent sur les rixes de Brighton. Depuis des mois, les mouvements adolescents affolent la presse conservatrice et son lectorat ulcéré : l’histoire va soudain trop vite pour la vieille Angleterre qui ne maîtrise plus sa jeunesse. Le sociologue Stanley Cohen, qui a analysé la réaction – qu’il juge « démesurée » – des médias à ces incidents, parle de « panique morale ». Les articles qui suivent les affrontements lui donnent raison : ils parlent d’un « ennemi intérieur », d’une « vermine à éradiquer ». Le quotidien local, The Argus, titre le lendemain en énorme « La bataille de Brighton ». Le journal annonce un meurtre (en fait la noyade accidentelle d’un mod), des blessés par cran d’arrêt (deux hospitalisations seulement) et des centaines d’arrestations (une cinquantaine en tout).
La semaine suivante, les procès, expéditifs et sévères, s’achèveront sur trois peines de trois mois de prison, cinq de six mois et des dizaines de condamnations à de lourdes amendes. Certains adolescents ne sont condamnés que pour avoir « hurlé des obscénités à des personnes âgées ». Par la suite, il n’y aura presque plus de rixes entre mods et rockeurs sur la plage de Brighton.
Aujourd’hui, les mods viennent en pèlerinage avec leurs scooters chromés pour le traditionnel long week-end de mai, mais ces pères de familles ne terrorisent plus personne – c’est plus Quadraphenia que Quadrophenia. Sur la plage, les boutiques pour touristes vendent même des cartes postales des bagarres légendaires de mai 1964. Elles font désormais partie de l’ADN de Brighton, comme les fish & chips, les sucres d’orge bariolés et ces chaises longues à rayures que mods et rockeurs avaient transformées en armes de distraction massive.
JD Beauvallet
la semaine prochaine, la plage d’Ipanema
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