Au centre de la place Tahrir du Caire, ils sont quelques centaines d’irréductibles pacifistes à camper afin que la révolution populaire ne soit pas confisquée par les anciens du régime ou les Frères musulmans. Notre reporter a partagé le quotidien de cette République libre d’Egypte.
(Du Caire) Un vent de liberté souffle sur l’Egypte depuis cette journée historique du 11 février 2011, date de la révocation du général-président Hosni Mubarak par ses pairs et de sa fuite sans gloire vers Charm-El-Cheikh. Un vent tellement grisant qu’un groupe d’irréductibles activistes pacifiques -auxquels se sont joints plus de 500 personnes- a décidé de faire le siège de la place Tahrir.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Issus de différentes catégories de la société égyptienne, ils ont décidé d’occuper, tel un défi démocratique, ce lieu hautement symbolique de la révolution égyptienne. Objectif: la promulgation d’une nouvelle Constitution et la tenue d’élections libres après un an -et non quatre mois comme annoncé par le Conseil suprême des forces armées, à la tête du pays- pour permettre à la société civile d’organiser sa représentation.
L’enjeu est de taille : éviter que les aspirations démocratiques de la majorité jusque là silencieuse ne se retrouvent coincées entre la puissante Confrérie des Frères musulmans (interdite de scrutin en tant que parti) et le Parti National Démocratique, celui-là même sur lequel reposait le système népotique de Moubarak.
«Jusqu’à présent, nous n’avons pas encore obtenu nos droits, m’explique Mustapha, un ingénieur quadragénaire à l’allure soignée. Le système doit être purifié de la corruption de haut en bas et ce qui s’est passé ici démontre que nous sommes encore loin des standards internationaux en matière de droits humains. »
Malgré le tourisme de masse, fleuron de son économie, l’Egypte, comme la Tunisie et d’autres pays arabes, est en effet régulièrement épinglée par Amnesty International et Human Wrights Watch. Notamment à cause de Amn Ad-Dawla, la Sureté Nationale, la police politique du régime, dans les locaux de laquelle la pratique de la torture est monnaie courante. A se sujet, le Dr Mona Ahmed, psychiatre et présidente du Centre Al Nadeem pour la réhabilitation des victimes de la torture, m’avait confié, lors de notre première rencontre, que questionné sur le pourquoi de la torture, un agent d’Amn Ad-Dawla lui avait répondu:
«Que peut-on faire d’autre pour obtenir des aveux ? C’est la seule méthode qui marche!»
« Ici on a appris la fraternité et le courage »
Avec ses camarades de combat, Mustapha fait partie des manifestants de la première heure: il a laissé famille et travail pour être au coeur de la «Révolution du 25 janvier». Très vite, un attroupement se forme, les paroles fusent. Abdelghani, un jeune médecin agé de 25 ans venu de Souk, une bourgade située à 200 km du Caire intervient:
– Ici, on a appris la fraternité et le courage. On a affronté les balles et les jets de pierres. Les premiers chiffres donnent plus de 500 morts. Mais dans quelques temps on découvrira qu’il y en a eu beaucoup plus!
– Pourquoi vous êtes restés?
– En tant que médecin, c’est mon devoir d’aider ces pauvres gens qui ont affronté la police du gouvernement avec leurs mains nues. Nous voulons tous vivre libres!
Avec quatre autres médecins, il a dressé un hôpital de campagne au centre du square. On y soigne, avec les moyens du bord, les quelques blessés qui arrivent quotidiennement à la nuit tombée. Noyés dans la foule qui encercle le campement, les baltaguiya, des voyous payés par la police et les affidés du régime, continuent de harceler les occupants de Tahrir. Chaque soir, le même scénario se reproduit: des jeunes manifestants sont agressés à l’arme blanche et l’armée est obligée de s’interposer. Quand un provocateur est repéré, il est remis entre les mains de la police militaire. Car les occupants de la place Tahrir tiennent avant tout à rester pacifiques, pour éviter l’évacuation.
Au centre de la place, un spectacle incroyable s’offre au regard des curieux. Juché sur le terre-plein surélevé, la «République libre d’Egypte» a planté ses tentes de toile et de plastique, à l’abri desquels des gens venus de tous horizons tiennent des forums jusqu’à l’aube, ivres de paroles et d’espérance. Des piquets reliés par des cordes délimitent son territoire, dont l’accès est strictement contrôlé par des chekpoints. Impossible d’y entrer sans montrer patte blanche! Une sorte de petit Etat qui me rappelle la République Arabe Saharaouie du Front Polisario, en exil dans le désert algérien.
[attachment id=298]
La circulation a repris ses droits
Juste devant, perché sur un muret à l’entrée de ce qui devait être un square, un prêcheur musulman, micro au poing, harangue la foule: « Le peuple égyptien est quoi? Un peuple uni! Il est quoi? Un peuple libre! Il veut quoi? Le renversement du régime! Plus fort! Le renversement du régime! » Et de scander à tue tête ce célèbre slogan de la Révolution tunisien: «Chaab yourîd iskat en-nîdham!» (« le peuple exige le renversement du système! »), repris aujourd’hui dans tout le monde arabe en révolte.
« Réjouissez vous, mes frères et mes soeurs, poursuit le prêcheur, ravi de son succès, la Nation du prophète Muhammad s’est levée contre les puissants et les oppresseurs! Les impérialistes doivent comprendre que désormais, tous les peuples du monde arabe vont se libérer… et libérer la Palestine!»
Pour sûr, Ossama El Arabi -c’est le nom qu’il m’a donné- a un don pour exalter la foule. Hypnotisée par l’orateur, elle semble maintenant dans un état second, prête à le suivre jusqu’à Madinat Al Quods (nom de Jérusalem pour les musulmans)!
Ici, la foule s’agite dans tous les sens, hors de l’espace et du temps, tandis qu’autour de la place, la circulation -ou plutôt les embouteillages légendaires du Caire- a repris ses droits… Et ce, jusqu’à minuit, heure du couvre-feu durant lequel l’armée prend possession de la rue, bloquant notamment l’accès à la place Tahrir.
A l’entrée du camp, un espace de 17 m de long sur 5 m de large, entouré de bâches en plastique transparent, a été aménagé spécialement pour servir de lieu de réunion. C’est là que tout se décide. Chaque soir, le Conseil de la place Tahrir se réunit pour répartir les fonctions de chacun: service d’ordre, de nettoyage, de ravitaillement, de soin et même de relation publique. Il faut prendre le temps d’écouter les jeunes, de leur expliquer pourquoi il faut garder le contrôle de soi, ne pas s’énerver même quand on est insulté ou agressé. La révolution pacifique en somme.
{"type":"Banniere-Basse"}