Dessinateur d’une finesse et d’une poésie extrêmes, Pierre Le-Tan est mort le 17 septembre à 69 ans. De ses couvertures du “New Yorker” à ses collaborations avec Patrick Modiano, il a marqué plus d’une génération.
Longtemps, Pierre Le-Tan a été un mystère. Qui était l’homme derrière ces dessins aux effluves vintage, comme des photos en noir et blanc colorisées a posteriori, souvent sépia, qui venait nous parler d’un Paris ancien ou, plus étrangement, d’images issues de nos rêves ?
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Des rues désertes à peine éclairées, des bars des années 1950, des compositions bizarres par exemple faites d’un coquillage, d’une étoile de mer et d’un long gant d’opéra jouxtant une fleur fanée… Parfois une ombre s’y découpe, un homme se tient immobile, souvent il n’y a plus personne – toujours une solitude ou une absence. Un long silence.
Un silence assumé
Le silence était une arme, et Pierre Le-Tan savait la manier à merveille en public : je me souviens d’une interview à la Cité de l’architecture, l’année dernière, où, sur scène, le silence cadenassé du dessinateur en devenait comique à force d’être assumé.
Pourtant, en privé, il pouvait se montrer volubile. La première fois que je l’ai rencontré, c’était lors d’un entretien chez Jean-Jacques Schuhl : Le-Tan était passé en voisin et en ami. Et ils avaient comme repris, devant moi, une longue conversation sur le temps, des souvenirs des années 1970, un name dropping désuet, un désir de reconstituer, à deux, des vies éclatées en puzzle par les années qui passent.
Ce temps qu’il recherchait aussi dans les objets, gravures et antiquités, qu’il collectionnait dans son salon vert anis près de l’Assemblée nationale. Le temps retrouvé aura été, finalement, la grande affaire de sa vie.
Collectionneur de temps perdus
Peut-être parce que, né à Neuilly-sur-Seine en 1950, il grandit avec en fond les souvenirs racontés d’un pays quasi fictif à force d’être lointain, d’être devenu une “narration” ou encore des images : le Vietnam, dont son père, le peintre Le Pho, fils du vice-roi du Tonkin, est parti en 1931.
Après-guerre, celui-ci épouse une Française et s’installe rue de Vaugirard, où grandiront Pierre et son frère, parmi les antiquités que ce père esthète collectionne. Les collectionneurs, Le-Tan leur consacrera, en 2013, un livre hanté – un de ces ouvrages où la magie Le-Tan se déploie encore, issue d’une recette ensorcelante.
Un cocktail de vivacité et de mélancolie, de douceur et de retenue. C’est à 19 ans qu’il signe sa première couverture au New Yorker. Après, il n’arrêtera plus. Ses dessins paraîtront dans toute la presse et il publiera de nombreux livres. Deux seront conçus avec son ami Patrick Modiano, autre collectionneur de temps perdus, de pièces éparpillées d’un puzzle : Memory Lane en 1981 et Poupée blonde en 1983.
Et Modiano encore, dont Le-Tan a si souvent créé les couvertures de ses romans en Folio, signe la préface de son prochain livre, à paraître le 6 novembre. Une revisitation augmentée du magnifique Paris de ma jeunesse, qui était paru en 1988.
Mélange de souvenirs vrais et de scènes inventées, le texte avance par noms de rues, parmi les plus romanesques pour tout promeneur solitaire. Un Paris englouti, une “Atlantide”, comme le dit si bien Modiano, “un Paris que l’on revisite en rêve”.
L’écriture comme le dessin, dépouillé et sophistiqué
Il y a quelque chose de très émouvant à penser que Pierre Le-Tan, qui se savait très malade, a peut-être choisi, sciemment, que ce livre serait le dernier qu’on lirait de lui, comme une autobiographie discrète, à peine voilée.
Se mêle le souvenir de son père et de ses amis vietnamiens, qui vivaient dans de grands appartements au luxe délabré que le petit Pierre visitait enfant, à celui des personnalités du Paris des années 1950 de la Café Society, tous acteurs et témoins d’une élégance volatilisée.
Une mémoire intime, secrète, fusionne avec la mémoire collective. L’écriture est comme le dessin : aussi dépouillée en apparence que sophistiquée et délicate dans le fond.
Il y a ce chapitre très beau où le chasseur du temps enfui se confronte à la fatalité qui le guette parce qu’elle nous guette tous : l’homme s’aperçoit soudain que ses enfants – le dessinateur en a eu quatre, dont son aînée, la designer Olympia Le-Tan – ont grandi.
“Même si je me sens souvent le même que celui que j’étais à 14 ans, (…) je ne peux que constater que la jeunesse m’a quitté” – Pierre Le-Tan
“Le temps a passé, mes paupières recouvrent peu à peu mes yeux, mes cheveux blancs sont devenus rares et plus fins comme ceux d’un enfant et, même si je me sens souvent le même que celui que j’étais à 14 ans, farceur, mais aussi ignorant, timide et désarmé face aux fardeaux quotidiens, je ne peux que constater que la jeunesse m’a quitté.”
Pierre Le-Tan est devenu l’un de ces fantômes qui hantent les rues du Paris que l’on aime : le sien.
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