Alors que rien ne semble pouvoir arrêter l’expansion de l’Etat islamique, l’historien spécialiste du Moyen-Orient Pierre-Jean Luizard explique les origines lointaines de son succès, et met en garde contre le piège qu’il nous tend.
L’Etat islamique (EI) a-t-il réussi à créer un véritable Etat ?
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Pierre-Jean Luizard – Si l’on admet que les attributs d’un Etat sont une volonté affichée d’administrer politiquement et juridiquement un territoire à l’intérieur duquel des lois s’appliquent à travers des institutions par lesquelles cet Etat exerce une autorité et un pouvoir effectif, l’Etat islamique est bien un Etat en construction. Il pourrait bien être le premier Etat salafiste à voir le jour. Le pouvoir exécutif est représenté par le calife auto-proclamé le 29 juin 2014 à Mossoul en la personne d’Abou Bakr al-Baghdadi, secondé par des assemblées consultatives (majlis al-choura) qui représentent les notables locaux, qu’ils soient tribaux, religieux ou militaires. Le pouvoir judiciaire est le fait de tribunaux islamiques et de juges (qadi) qui rendent la justice au nom de la charî’a. Il n’y a pas de pouvoir législatif, la charî’a étant censée être la seule source du droit. L’Etat islamique a la prétention d’être un Etat de droit, aussi aberrantes puissent nous paraître les conceptions qui le fondent. Ainsi, les chrétiens (qui appartiennent aux gens du Livre) ne sont pas traités de la même façon que les Yézidis (assimilés à des hérétiques), l’esclavage des femmes et des enfants obéit à des règles précises, le prélèvement des impôts se fonde sur des critères préétablis. Il y a la question des frontières : en juin 2014, l’Etat islamique en Irak et au Levant a cédé la place à l’Etat islamique…ce qui signifie un Etat sans frontières, avec tout ce que ce nouveau label peut constituer de menaçant.
Le 10 juin 2014 à Yaaroubiya, l’Etat islamique met en scène l’abolition de la frontière entre l’Irak et la Syrie, issue des accords Sykes-Picot. Quel est le sens de ce geste symbolique ?
C’est, symboliquement, une façon pour l’Etat islamique de se rattacher au temps long et de se présenter comme le justicier d’une histoire largement fabriquée par les puissances coloniales il y a un siècle. Rappelons que les accords secrets Sykes-Picot (1916) prévoyaient le partage du Moyen-Orient arabe en zones d’influences britanniques et françaises. Il s’agissait de régler le démembrement de l’Empire ottoman après sa défaite au cours de la Grande Guerre face aux Alliés. Aux Français revenaient le Levant (Syrie, Liban) et Mossoul, aux Britanniques la Mésopotamie, la Transjordanie et la Palestine. Ces accords étaient en contradiction totale avec les promesses faites aux Arabes par le Résident britannique au Caire, sir Henry McMahon. Dans une correspondance avec le chérif Hussein de La Mecque, l’ancêtre de la dynastie hachémite d’Irak et de Jordanie, le représentant britannique faisait appel aux Arabes afin qu’ils se soulèvent contre les Ottomans avec la promesse d’un royaume arabe unifié sur les ruines des provinces moyen-orientales de l’empire défunt. Il était même prévu le transfert du califat ottoman vers la personne du chérif Hussein. Au lieu de cela, la conférence de San Remo (1920) attribua des mandats britanniques et français sur des Etats arabes croupions aux frontières artificielles qui coupaient souvent des unités géographiques, humaines et culturelles évidentes. Ce fut en particulier le cas de la Djézireh et de la vallée de l’Euphrate scindées entre Syrie et Irak. La gestuelle de l’Etat islamique “abolissant la frontière Sykes-Picot” visait à rappeler cette trahison des Alliés il y a un siècle. Elle était aussi une remise en cause directe de la légitimité des Etats arabes issus des mandats (Irak, Syrie, Liban, Jordanie). Symboliquement, la province de l’Euphrate (Wilâyat al-Furât) de l’Etat islamique est à cheval sur les territoires irakien et syrien.
Est-ce un geste qui a un potentiel fédérateur au Moyen-Orient ?
Il y a peu de temps encore, cette gestuelle n’aurait eu aucun écho parmi les sociétés arabes habituées aux Etats en place et qui situaient leur combat dans le cadre étriqué des Etats hérités des mandats. Ce fut le cas des printemps arabes, notamment en Syrie, qui visaient le régime et ne remettaient pas en cause la légitimité de l’Etat. Cependant, les choses ont très vite évolué, notamment en Irak. L’échec de la reconstruction politique de l’Irak sous le patronage américain, avec l’impossible intégration des Arabes sunnites, a porté le coup de grâce à une institution déjà à l’agonie. Depuis toujours, les Arabes sunnites ont été les maîtres à Bagdad. Ils refusent désormais de n’être plus qu’une minorité marginalisée et sans ressources, ce qui est le sort qui leur est indiscutablement promis dans le cadre du système politique actuellement en place. L’Etat islamique est fort d’avoir été le premier à proclamer la mort de l’Etat irakien.
En Syrie, le printemps arabe a vite dégénéré en lutte confessionnelle à mort. Là, ce sont plutôt les jeux et les stratégies des ‘asabiyya (les solidarités claniques, tribales et régionales) qui ont entraîné dans leur sillage des réactions communautaires en chaîne. Une part croissante des sunnites de Syrie situe désormais son combat à l’échelle régional et non plus seulement dans le cadre de l’Etat syrien. Et, de fait, le Hezbollah libanais intervient en Syrie et en Irak ; les milices chiites irakiennes sont présentes en Syrie ; les salafistes libanais de Tripoli et Saïda sont sur le terrain aux côtés de l’opposition syrienne ; les Kurdes de Syrie reçoivent l’aide des peshmergas kurdes d’Irak via la territoire turc… les frontières ont volé en éclats.
Quels sont les autres ressorts utilisés par l’EI pour séduire et prospérer ?
Dans les villes conquises en Irak et en Syrie, l’Etat islamique n’a pas reproduit les erreurs d’Al-Qaïda, notamment en Irak dans les années 2003-2006. Il a rapidement délégué le pouvoir à l’intérieur des villes à des acteurs locaux : notables, chefs de quartiers, de clans, ex-militaires de l’armée de Saddam Hussein. Le marché est le suivant : l’Etat islamique laisse la gestion des villes à ces acteurs locaux contre leur engagement à n’utiliser que le drapeau de l’Etat islamique et à se conformer à des normes strictes en matière de comportements et d’habillements. Les seules interventions de l’Etat islamique dans les affaires internes de Mossoul l’ont été à deux occasions : la lutte impitoyable contre la corruption, omniprésente lorsque l’armée irakienne occupait la ville, et la « restitution au peuple » de l’argent volé par des politiciens sunnites ralliés à Bagdad, comme ce fut le cas lors de l’occupation du « palais » d’Ussama Nujayfi, ex-président du Parlement irakien et aujourd’hui vice-président sunnite d’Irak. Même si les bombardements de la coalition anti-Daech ont fini par créer des pénuries, les marchés demeurent encore relativement bien approvisionnés et les agents de l’Etat islamique (les muhtasibin) veillent à ce qu’il n’y ait pas d’envolées des prix.
En quoi l’Etat islamique peut-il se revendiquer comme le seul véritable héritier des printemps arabes, comme vous l’écrivez ?
Les printemps arabes ont mis à nu le lien incestueux entre les régimes autoritaires en place et l’institution étatique. Ce lien était apparu clairement en Irak avec un Etat reposant sur un tandem branlant chiito-kurde. En Syrie, les débuts du mouvement avaient mis en avant les mots d’ordre de la société civile : refus de l’autoritarisme, refus du népotisme, de la corruption, liberté d’expression, dignité, étaient les revendications les plus courantes. La répression sanglante d’une protestation qui avait commencé pacifiquement a entraîné un processus rapide de confessionnalisation mettant directement en cause le « régime alaouite » de Damas. S’il est exagéré d’affirmer que le régime des Assad est alaouite dans sa conception, force est de constater qu’il est malgré tout le résultat de stratégies familiales et régionales issues de communautés minoritaires. A l’instar de l’Etat irakien, l’Etat syrien n’a jamais permis l’émergence d’une citoyenneté partagée. Ceci explique qu’ils ont été la cible privilégiée des minorités (arabe sunnite en Irak et alaouite en Syrie) même si ce fut de façon différente dans chaque pays. La remise en cause des régimes a abouti à celle des Etats et, à ce titre, l’Etat islamique peut se prévaloir d’une longueur d’avance sur les autres groupes de l’opposition syrienne : il est le seul à ne dépendre d’aucun lien de dépendance envers un autre Etat et le seul à avoir traduit dans les faits la dégénérescence confessionnelle du printemps arabe, en Syrie notamment. En Irak, l’Etat islamique s’est imposé, en particulier face à Al-Qaïda, qu’il a purement et simplement intégré dans ses rangs. Il peut se targuer d’être le principal représentant de la « société civile » arabe sunnite du pays.
Comment expliquez-vous qu’autant d’Européens aient rejoint l’EI ?
C’est là un autre volet, le volet occidental, de l’action de l’Etat islamique. Les sociétés démocratiques occidentales font peser un poids important sur les épaules de chaque individu, de plus en plus sommé de se définir sans l’aide des cadres traditionnels qu’étaient l’Eglise, les partis, les syndicats ou la famille. Il faut tenter de se faire une opinion et de se forger une identité par soi-même sans le recours à des autorités ou à des maîtres à penser. Une telle responsabilité n’est pas assumable par tous. Ce qui est possible pour des élites culturelles et intellectuelles ne l’est pas toujours pour d’autres. Le phénomène sectaire puise à l’aune de ce dénuement. On recherche un gourou, une identité que ni l’Etat ni la société multiculturelle et de consommation ne sont en mesure d’apporter. La passion du foot et du vélo ne suffit pas.
Le modèle républicain français est particulièrement questionné : se voulant universalisme, il en a les défauts et les manques, notamment sur la question de l’identité. Il faut rappeler que l’histoire coloniale française s’est faite au nom de ces idéaux républicains et que ce sont bien ces idéaux qui ont échoué en Algérie. On a voulu faire des musulmans algériens des Français en tentant de les acculturer à travers un « islam républicain » tout en les empêchant de devenir français. La loi de 1905 n’a pas été appliquée aux musulmans d’Algérie. Les juifs et les chrétiens d’Algérie ont obtenu la citoyenneté française là où les musulmans sont demeurés « sujets français ». Et les écoles de Jules Ferry en Tunisie n’ont pas permis d’effacer un rapport de domination coloniale. Ce n’était donc pas seulement un problème d’éducation comme ont feint de le croire les élites républicaines françaises.
Ayant mis un mouchoir pudique sur ces échecs, ces élites ont largement ouvert les portes de l’immigration à une population, souvent défavorisée, originaire des ex-colonies, qui constituait autant de main-d’œuvre bon marché. Là encore, sans jamais se poser la question de l’identité, essentielle pour un vivre-ensemble, ni celle de la possible exclusion économique des futures générations issues de l’immigration comme c’est le cas aujourd’hui. Les apprentis djihadistes français n’ont certes pas la mémoire précise de cette histoire, mais elle constitue un ressenti qui alimente la victimisation. C’est la raison pour laquelle il y a peu de chance de voir émerger un gallicanisme musulman ou un islam républicain dont les promoteurs seraient vite perçus comme des « harkis » de l’islam.
Une vidéo publiée sur internet le 15 février montre l’exécution d’un groupe de coptes égyptiens en Libye. Les bourreaux prétendent être membres de l’EI. Est-ce plausible, et pourquoi intervient-il en Lybie ?
L’Etat islamique sait que son expansion en Irak ne peut aller au-delà de la zone arabe sunnite. Les pays chiite et kurde lui sont totalement fermés. Pour échapper à l’étroitesse de sa base communautaire, notamment en Irak, il a toujours pratiqué la politique d’une « sortie vers le haut ». Il s’agit de transcender les limites du groupe en régionalisant et en internationalisant au maximum son combat. L’Etat islamique prospère là où l’Etat est en phase d’effondrement, ce qui est le cas de la Libye. L’exécution des coptes égyptiens visait, une fois de plus, à provoquer les pays occidentaux et à les entraîner dans une intervention militaire en Libye. Une intervention conjointe de l’Italie et de la France (les deux anciennes puissances coloniales en Afrique du Nord) aurait été l’aubaine qu’espérait l’Etat islamique. Elle lui aurait permis de faire tomber dans son escarcelle les mille et un groupes salafistes de Libye en apparaissant comme leur fédérateur face aux armées « croisées ». La provocation visait aussi l’Egypte qui est une exception dans la région : l’Etat égyptien est le seul Etat qui, non seulement n’a pas été remis en cause par le printemps arabe, mais qui a été au contraire l’objet d’un soutien massif d’une majorité de la population, ce qui explique la défection massive à l’égard des Frères musulmans, pourtant démocratiquement élus, mais accusés de brader la souveraineté égyptienne.
La politique de communication de l’EI a-t-elle vocation à faire tomber l’Occident dans un piège, c’est-à-dire à l’entraîner dans une guerre en jouant sur les opinions publiques ?
L’Etat islamique est très bien informé de la vulnérabilité des gouvernements des pays démocratiques et de leur sensibilité aux émotions populaires. D’où sa surenchère dans les atteintes aux droits des minorités, des femmes, et ses provocations sur tout ce qui peut révulser les opinions occidentales. Son objectif est d’entraîner les pays occidentaux dans une escalade militaire précipitée avant même qu’un but de guerre n’ait pu être défini (que peut signifier « vaincre » l’Etat islamique ?) ou qu’un volet politique n’accompagne l’engagement militaire. C’est hélas ce qui semble s’être produit avec la mise sur pied de la coalition anti-Daech qui ne prévoit que des frappes aériennes. Les raisons du succès de l’Etat islamiques ne sont jamais prises en compte.
Le terme d’ »islamo-fascisme » était-il bien choisi par Manuel Valls ?
Le terme mélange une référence à l’histoire moderne de l’Europe et une autre à une religion. Certes, il faut bien un mot ou une expression pour désigner une menace, certainement mortelle, pour les démocraties occidentales. Mais il n’est peut-être pas le meilleur pour identifier un danger qui est inédit.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Le piège Daech. L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire, de Pierre-Jean Luizard, éd. la Découverte, 186 pages, 13,50€
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