Après les attentats de Bruxelles, Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et historien spécialiste du Moyen-Orient et auteur du best-seller « Le piège Daech », revient sur la lutte contre l’État islamique.
Après les événements tragiques de Bruxelles, où en est aujourd’hui la lutte contre Daech ?
Pierre-Jean Luizard – La lutte contre Daech est engagée aujourd’hui sur un plan militaire au Moyen-Orient, mais c’est à mon avis un engagement qui est un piège et dans lequel nous sommes tombés, dans la mesure où il n’y a pas de projet politique. Sciemment ou non, il aboutit à la restauration d’un certain nombre d’institutions étatiques en cours d’effondrement et c’est précisément le fonds de commerce de l’État islamique. C’est notamment le cas en Irak, le véritable berceau de l’EI : on voit qu’aucune proposition politique n’est faite aux populations qui vivent sous son emprise à part le fait de revenir sous le contrôle de l’État central, ce qui est un épouvantail pour une grande majorité des habitants – par exemple, à Mossoul – et permet à l’État Islamique de se présenter comme le seul défenseur des populations arabes sunnites. Il est vrai qu’à chaque fois que les armées irakiennes ou syriennes ou les milices kurdes ont repris du terrain à l’EI, il y a eu des exactions plus ou moins graves – les plus graves étant celles commises par l’armée syrienne dans les zones reconquises. Il faut également citer les exécutions sommaires conduites en Irak par les milices chiites qui secondaient l’armée irakienne. Cette dernière n’est absolument pas intervenue pour mettre fin aux exactions à Tikrit.
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Aujourd’hui, une intervention au sol est-elle nécessaire ?
Il me semble que c’est justement une partie du piège tendu par Daech aux pays occidentaux. Par crainte d’un enlisement et des morts parmi nos soldats, nous nous laissons entraîner dans une guerre en déléguant au sol à des forces qui sont parties prenantes du conflit : notamment l’armée irakienne, les peshmergas kurdes en Irak et en Syrie et, d’une certaine façon, l’armée syrienne. C’est exactement ce qu’espère l’État islamique dans le but de convaincre les populations qu’il contrôle qu’il n’existe pas d’alternative à sa domination sur ces régions. Cette stratégie fonctionne très bien : en Irak, l’État islamique a réussi à convaincre les sunnites et les chiites qu’ils ne pouvaient plus vivre ensemble. Toute tentative ou tentation de faire revenir les zones conquises par l’EI dans le giron de l’État central – que cela soit Bagdad ou Damas – est un service rendu à l’EI. Il faut donc une intervention au sol, mais une qui évite à tout prix les forces qui sont impliquées dans le conflit, c’est-à-dire l’armée syrienne, l’armée irakienne, les peshmergas kurdes, mais également les armées des pays voisins concernés par le conflit – l’armée turque, les Gardiens de la révolution iraniens et les armées arabes. Il faudrait une force internationale avec des soldats issus de pays éloignés du champ de bataille : des Européens, latino-américains ou Asiatiques – à l’exception du Pakistan – afin de repousser l’État islamique de ses bastions et de créer les conditions qui permettent de convaincre les populations localement qu’elles ont intérêt à jouer le jeu de la démocratie, plutôt que celui de l’EI. Pour cela, il faudrait qu’elles soient libres de leur parole, ce qui ne peut pas être le cas lorsqu’il y a la guerre et lorsque le combat se déroule entre factions qui alimentent le conflit et ne peuvent pas apporter de solutions globales.
Des peshmergas kurdes combattent Daech, au nord de la ville de Tall Tamer en Syrie, 25 février 2015. (© REUTERS/Rodi Said)
À combien estimez-vous le nombre de combattants de Daech ?
C’est très difficile à dire parce qu’en Irak, par exemple, 90 % des combattants de Daech sont irakiens, et donc, les combattants djihadistes sont au milieu de la population civile. Parfois il est très difficile de faire la différence entre civils et combattants, ce qui rend les frappes aériennes d’autant plus difficiles. Elles ont eu pour effet de toucher les populations civiles,, impliquées ou non dans le soutien à l’État islamique, mais, en tout état de cause, cela a eu un effet contre-productif dans la mesure où les populations locales se sont soudées à l’EI. En Irak, nous savons que beaucoup de milices tribales claniques de quartier et encadrées par des ex-officiers de l’armée de Saddam Hussein évincés après 2003 sont les principales forces qui agissent aujourd’hui au nom de l’État islamique. En Syrie, la situation est beaucoup plus complexe : il y a bien des forces locales, mais elles sont très souvent mises sous le contrôle de leaders irakiens avec la présence beaucoup plus importante qu’en Irak de combattants étrangers qui ne sont pas toujours bien acceptés.
Daech promet des attaques d’une envergure sans précédent. On pense notamment à des attentats coordonnés dans plusieurs capitales d’Europe. L’État islamique a-t-il vraiment les moyens d’effectuer ce genre d’attaques ?
Oui, on l’a bien vu lors des dernières attaques à Paris, à Bruxelles et dans un certain nombre d’autres pays moyen-orientaux. En ce qui concerne l’Europe et plus particulièrement la France et la Belgique, il y a un volet spécifique de l’État islamique pour développer une stratégie différente de celle qu’il a emprunté au Moyen-Orient ; il s’agit de susciter des réactions de peur pour prendre en otage les communautés musulmanes de nos pays et faire en sorte qu’il y ait une spirale communautaire qui se crée à la faveur de la méfiance que les uns et les autres pourraient avoir si la vague terroriste continuait. On sait que pour ce faire l’État islamique a beaucoup misé sur les jeunes issus de la délinquance dans nos pays et auxquels ils proposent une sorte de rédemption. C’est quelque chose que les démocraties ne sont pas capables de faire puisqu’elles leur feront payer leurs dettes à la société par des années de prison, tandis que l’État islamique leur offre une image très valorisante à condition, évidemment, qu’ils fassent don de leur vie. Il existe un tel déficit identitaire dans beaucoup de banlieues, notamment en France et en Belgique – c’est le cas de Molenbeek – que beaucoup de jeunes, ni d’ici ni d’ailleurs, trouvent un remède à leur souffrance de perte d’identité dans un engagement suicidaire au service de l’État islamique.
Est-ce que les propos de Manuel Valls, lorsqu’il parle « d’une guerre contre l’Europe », vous semblent judicieux ?
C’est judicieux, car c’est bien cela dont il s’agit. Nous sommes mis en contradiction avec nos propres valeurs ; c’est peut-être la chose la plus facile au monde. Cela a déjà été le cas avec la vague des migrants qui nous pose des dilemmes insolubles dans la mesure où il est très difficile de trouver une adéquation entre l’humanisme des valeurs européennes et un accueil sans limite de personnes prêtes à mourir pour venir en Europe. C’est le cas aussi, comme je l’ai dit précédemment, pour une certaine jeunesse défavorisée économiquement, mais qui souffre surtout de ne pas se sentir française et de ne plus avoir d’identité, ce qui est certainement le plus grand danger aujourd’hui. Nous devrions y être attentifs ; l’identité est consubstantielle à l’être humain, mais dès l’instant qu’elle est niée ou affaiblie, elle peut provoquer des réactions d’une extrême violence, ce qui est le cas, hélas.
L’État islamique pourrait-il perdurer après la capture ou la mort de son chef Abou Bakr al-Baghdadi ?
L’État islamique n’est pas un État autour d’un personnage à qui on rendrait un culte de la personnalité. Le titre de calife est surtout une fonction mise en avant plutôt qu’une personne. Le véritable pouvoir au sein de l’EI est très largement partagé entre les différents dirigeants : c’est-à-dire les gouverneurs de province, ceux qu’on appelle les ministres affairant à tel ou tel domaine, le calife Abou Bakr al-Baghdadi et également des conseils de consultation qui représentent des intérêts locaux. Il faut se souvenir que l’État islamique n’a pas dérogé à la règle qu’il s’était fixée au départ, à savoir : déléguer au maximum le pouvoir dans les villes qu’il a conquises. Malgré des reculs successifs et la situation difficile où il se trouve aujourd’hui dans plusieurs endroits de son territoire, c’est toujours le cas. L’État islamique perd des villes. Mais même s’il perd Mossoul, par exemple, et même si son calife vient à disparaître, les raisons de son succès vont demeurer.
Propos recueillis par Robin Cannone
Pierre-Jean Luizard, Le Piège Daech, La Découverte, 2015.
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