Loïc Prigent connaissait bien Pierre Bergé, décédé le 8 septembre à 86 ans. Le journaliste et réalisateur raconte les passions et les emportements d’un homme qui, à travers l’aventure Saint Laurent et ses nombreux engagements, a marqué son époque.
La dernière fois que je l’ai vu, il est entré dans la pièce dans son fauteuil roulant, son physique le trahissait, il paraissait affaibli. Mais quand on s’est mis à parler d’Yves Saint Laurent, il est redevenu un lion. Il se cabrait, me reprenait sans ménagement, précisait, savait de quoi il parlait, et aussi s’emballait.
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Il s’agissait (pour les besoins du documentaire Les Dessins d’Yves Saint Laurent, qui sera diffusé sur Arte le 1er octobre – ndlr) de lui montrer des dessins du grand couturier, comme il y en a des dizaines de milliers à la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent. En tant que compagnon et fondateur de la maison, Pierre Bergé était le dernier habilité à les toucher sans les gants devenus obligatoires depuis que les normes muséales sont en vigueur.
La médaille du journalisme mode : se faire engueuler par Pierre Bergé
Il est passé vite sur les plus connus, s’est attardé sur ceux qu’il n’avait jamais vus. Il était ébloui par certains d’entre eux, la jeunesse qui s’y étalait, il en écartait d’autres qu’il jugeait faibles, trop inspirés par un autre dessinateur ou une tendance du moment. “Vous lui disiez quand vous n’aimiez pas ?” – “Jamais”.
La médaille du journalisme de mode, c’est de s’être fait engueuler par Pierre Bergé. J’imagine qu’on est nombreux à l’avoir cette médaille. Quand ça m’est arrivé, j’ai été étonné par la violence “pas de prisonniers” de l’attaque. C’était au sujet d’une coquille, une broutille de typo, une micro-erreur qui se réparait en un clic, et il a tenu à marquer le territoire en me tonnant dessus.
Des insultes bien senties, copieuses, assez drôles pour celui qui aurait assisté à la scène. Un ton de proviseur excédé, qui ne postillonne pas tellement il est enragé, froid. Je crois que ça a été ma plus grosse engueulade. Ça a duré assez longtemps pour que je me dise que les clients de la pharmacie en face du 5, avenue Marceau devaient entendre les cris.
J’ai fait le dos rond, il n’y avait rien à lui répondre de toute façon, et je me suis dit que cela devait quand même être quelque chose de se prendre des savons pareils pour ceux, nombreux, qui dépendaient économiquement ou hiérarchiquement de lui.
Une comédie mondaine, un homme impressionnant
Cette presque furie, cette assurance absolue d’avoir raison, le bon sens contre l’imbécillité crasse étaient une signature de Pierre Bergé. Il savait gueuler dans les règles de l’art, comme un Tonton flingueur couture. Donc, j’ai eu ma médaille.
Je n’ai connu que le Pierre Bergé de la mode, ce qui était déjà assez impressionnant. Je filmais le feuilleton économique de la maison, le retrouvant au fil des expositions et des rétrospectives, dans une comédie mondaine de la mode.
J’ai parfois capté des échanges entre lui et Saint Laurent, quelquefois tendus alors que la caméra était devant eux. Je lui avais demandé ce qu’il pensait de ce rôle de celui qui aboie pour protéger un créateur, il m’avait dit que cette perception était fausse, qu’il n’était pas le plus méchant de l’équation, ce qui m’avait laissé pantois.
Amour de l’opéra et engagements tranchés
J’avais activé avec appétit les notifications pour être averti en direct de chacun de ses tweets. C’était incroyable. Les alertes arrivaient sur mon téléphone vers minuit et demi, il écrivait très tard. Vous en connaissez beaucoup des types de 86 ans qui tweetent en sortant de l’opéra ?
C’était des tweets grandioses : “Salzbourg, il y a cinquante ans j’étais là. Walkyrie/Karajan. Jubilé. Je suis là. Thielemann dirige la plus grande Anja Harteros la plus grande Sieglinde qui soit.” Mais il n’y avait pas que des critiques de cantatrices. Il balançait aussi des mots d’ordre politiques définitifs, des condamnations de commandeur, des mises à pied culturelles. Il écrivait en sortant du spectacle et donnait son avis. En avril dernier, il commençait à avoir les doigts maladroits sur le clavier. Il écrit : “Eblouissante fin du festival d’Aix. Cpzucz.” Il est minuit passé et il renvoie un second tweet avec le nom du violoniste Renaud Capuçon, cette fois-ci bien dactylographié.
Sur la GPA, plusieurs tweets à la mi-avril, dont celui-ci, cinglant : “GPA. Les réacs s’activent. Ils ont déjà perdu. La GPA sera autorisée et les enfants nés sous GPA de parents français reconnus en France.” Torrent d’insultes du côté adverse, il s’en fiche royalement. Cette année, il s’est mobilisé contre les camps de torture pour homosexuels en Tchétchénie, pour les réfugiés, contre le sida. Son dernier discours au gala du Sidaction avait une “énergie Obama” et la salle s’est levée pour l’applaudir.
Un long portrait dans le New Yorker
Dans un film de boulevard français, il faut se débarrasser d’un cadavre. Quelqu’un suggère de le jeter par la fenêtre. On réplique que ce n’est pas possible, que vont dire les voisins ? Réponse : “Je me fiche du qu’en dira-t-on !” Pierre Bergé était exactement comme ça, se fichant du qu’en dira-t-on.
Au milieu des années 1990, le New Yorker lui consacre un portrait très long mais pas toujours flatteur. Il en distribuait lui-même des photocopies à ses collaborateurs, se vantant que personne en France n’avait jamais eu de portrait aussi long dans le New Yorker. Il savait bien que la liasse de pages allait suffisamment impressionner.
Il a mis de l’ordre dans ses affaires, vendu ses livres, épousé son compagnon… il a préparé l’après. A la fin de notre entrevue musclée, s’éloignant dans son fauteuil roulant, j’ai voulu lui serrer la main, il l’a prise, a tiré avec force mon bras pour m’amener à lui, et fait une longue bise marquée.
Un fauteuil désormais vide sous le portrait d’YSL par Warhol
J’ai senti qu’il disait au revoir mais, comme beaucoup, j’étais persuadé qu’il serait là pour inaugurer les deux musées Saint Laurent de Paris et Marrakech. Son absence, ce fauteuil vide sous le portrait d’Yves Saint Laurent par Warhol, assène que oui, le 5, avenue Marceau, autrefois lieu de création mondialement révéré, est définitivement devenu un musée.
La première fois où nous nous sommes parlé, c’était dans ce bureau, je lui ai demandé comment lui et Yves Saint Laurent s’étaient rencontrés. Il a raconté. L’entretien n’était pas enregistré, je prenais des notes. Puis j’ai demandé comment avait été le sexe au tout début de leur relation. Il n’a pas cillé, et m’a répondu, en détails, pas croustillants, mais précis. A la fin, il m’a dit : “Et je vous demanderai de ne pas l’imprimer. Merci.”
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