L’écrivain Philippe Forest explore toutes les facettes de Louis Aragon en saisissant les contradictions du poète et son sens du romanesque. Parcours passionnant d’un monstre littéraire du XXe siècle.
« Il y a des gens qui racontent la vie des autres. Ou la leur. Enfin, ils résumeraient n’importe quoi. Un escalier ou un courant d’air. Ils ont entendu de la vie d’autrui ce qu’ils étaient capables d’y entendre. Mais même si c’était comme ça, ce serait autrement”, prévient Aragon, dans La Défense de l’infini, roman avorté et partiellement détruit lors de ce que Philippe Forest appelle un “suicide de papier” – qui précéda de peu la véritable tentative de suicide vénitienne, en 1928.
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Cette mise en garde, Aragon l’adresse à ses biographes – avant Philippe Forest, Pierre Daix et Pierre Juquin, entre autres, s’y étaient attelés – autant qu’à lui-même, qui fit du “mentir-vrai” le mot de passe d’une grande partie de son œuvre. C’est donc sous le signe de cette “formidable falsification” que l’écrivain Philippe Forest – qui lui a déjà consacré un essai – place cette nouvelle biographie. Et de fait, on lit la vie d’Aragon comme un roman, qui commence comme il se doit avec la “légende des commencements”.
Né d’un adultère entre Marguerite Toucas et Louis Andrieux, son amant de trente-trois ans son aîné, Aragon – qui ne partage avec son père qu’un prénom et des initiales –, connaîtra plusieurs naissances, au gré des déclarations mensongères, qui le feront venir au monde le 2 ou le 3 octobre 1897, à Toulon ou à Madrid, dans cette Espagne fantasmée pour laquelle il s’engagera des années plus tard, tournant ainsi les yeux vers Madrid pour “les détourner de Moscou”.
Homme double
Mais n’allons pas trop vite en besogne. Avant d’être cet homme double – “le poète et le militant ? Peut-il s’agir véritablement du même homme ?”, s’interroge Forest –, Aragon doit d’abord composer avec la folie de sa fable généalogique dont il traduira toute l’absurdité, au soir de sa vie, en offrant à Elsa Triolet, sa compagne depuis quarante ans, un album de famille où à la place des photographies, il a substitué des dessins légendés par ses soins.
Convoquée très tôt dans le livre, cette “étrange machine à mémoire où le portrait même du passé se trouve anéanti en un geste presque sacrilège afin que le remplace la parole du poète” permet à Forest de poser la question qui parcourt cette biographie hors norme en ce qu’elle ne se résume pas à la lecture téléologique d’une vie : “jusqu’où faut-il croire Aragon ?” En tentant aussitôt d’y répondre : “Chacun d’entre nous réécrit le roman de sa vie à mesure qu’il vieillit. Et cette fiction finit par devenir la seule vérité qui compte.”
Défenseur du réalisme socialiste
Le livre se construit alors comme un habile collage entre une multiplicité d’événements qui constituent petit à petit les vies (et les morts) d’Aragon, et une série de doutes et d’interrogations émis par Forest, qui émaillent la complexité de ce portrait kaléidoscopique.
Tour à tour “mort sursitaire” de la Première Guerre mondiale et grand orchestrateur de la résistance intellectuelle de 1942 à 1944 ; compagnon de route d’un surréalisme dont il signe avec Breton et Soupault l’acte de naissance, en écrivant dans les pages du Paysan de Paris et en marge du Manifeste du surréalisme : “Un nouveau vice vient de naître, un vertige de plus est donné à l’homme : le surréalisme, fils de la frénésie et de l’ombre”, et dans le même temps grand défenseur d’un réalisme socialiste qu’il tentera de faire coïncider avec le “vertige” d’une œuvre volontairement décousue ; fondateur de revues et journaliste militant, tiraillé sans cesse entre ces “fidélités antagonistes”, Aragon est cet homme qui chute et se relève sans cesse.
“Il a fallu renoncer au dadaïsme pour le surréalisme, et pareillement, pense-t-il, il faut désormais renoncer au surréalisme pour le communisme afin de ne pas se délecter éternellement d’une révolte parodique qui n’est rien d’autre qu’une parodie de révolution”, commente Forest qui, ce faisant, ne gomme rien des impasses dans lesquelles Aragon s’est souvent obstiné.
Refusant de voir la volte-face que représentait le pacte germano-soviétique, transformant la guerre froide en un horizon pour une nouvelle résistance, se faisant le porte-parole aveugle mais très disert du pire stalinisme, Aragon devient, comme l’écrit Philippe Forest, “l’otage consentant de sa propre légende, placé comme il l’est dans l’impossibilité de désavouer ce qui fait sa vie”.
“Ensemble séparé”
C’est d’Elsa Triolet que viendra, une fois n’est pas coutume, le salut : elle qui, bien tardivement tout de même, puisqu’il faudra attendre le témoignage du goulag rapporté par Soljenitsyne en 1962, ouvrira enfin les yeux sur le stalinisme et contraindra Aragon à en faire de même.
Les femmes occupent naturellement une place de choix dans cette biographie. D’Eyre de Lanux (rencontrée chez la libraire Adrienne Monnier, comme André Breton), à Denise Lévy qui servit de modèle à la Bérénice d’Aurélien, le roman qu’il publie en 1944 en miroir du Gilles de son ancien ami Drieu la Rochelle, en passant par Nancy Cunard.
Jusqu’à la rencontre avec Elsa Triolet donc, en 1928. “Ma vie en vérité commence le jour où je t’ai rencontrée”, écrit Aragon qui n’aura de cesse chanter Elsa (des Yeux d’Elsa en 1942 au Fou d’Elsa en 1963 jusqu’à l’indétrônable Blanche ou l’oubli publié en 1967, “autofiction avant l’heure” dans laquelle Blanche est comme l’hologramme d’Elsa). Philippe Forest ne passe pas pour autant sur les difficultés que traversa toute sa vie le couple, “ensemble séparé” comme l’écrit lui-même Aragon.
Ni d’ailleurs sur la dernière partie de la vie d’Aragon sans Elsa, où l’écrivain, entré dans l’histoire de son vivant, se connecta à une jeune génération (de Butor à Sollers) qui finira par l’étriller. Forest, lui, insiste sur le morphing qu’opèrent jusqu’au bout les dispositifs d’écriture d’un Aragon condamné à un “perpétuel printemps”.
Aragon (Gallimard), 896 pages, 29 €
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