Face à un séisme économique d’une ampleur inédite, il y a urgence à trouver des solutions. A quelques mois de la présidentielle, les politiques français sont sommés de proposer des remèdes crédibles, tandis que certains économistes se muent en activistes. Cynisme, opportunisme, incompétence des dirigeants, crise démocratique : Philippe Askenazy, membre du collectif des Economistes atterrés, décrypte les causes de la crise.
Comment en est-on arrivé à la situation que nous connaissons actuellement ?
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Philippe Askenazy – Au début des années 80, avec Reagan et Thatcher, s’est ouverte une vaste ère de libéralisme au niveau des marchés financiers, du droit du travail, de la réduction du rôle de l’Etat. Théoriquement, cela n’aurait pas dû déboucher sur une crise systémique comme celle que nous vivons. Le vrai tournant se situe à la charnière des années 1990-2000, début d’une période dite de « la grande modération ».
Les financiers, les universitaires, les gouvernements de gauche ou de droite étaient tous convaincus que l’on entrait dans une phase de croissance mondiale qui allait se prolonger durablement, et ce pour diverses raisons : par exemple l’explosion d’internet et la montée des pays émergents. Puis il y a eu le 11 Septembre. Les tours se sont effondrées, la bulle internet a éclaté. Pourtant, pas de panique économique parce que les banques centrales ont injecté des tonnes de liquidités dans l’économie. On vivait donc sous une double croyance : la croissance mondiale perpétuelle et la confiance dans les autorités monétaires et budgétaires pour gérer les crises.
Cette double croyance n’était-elle pas naïve, voire irresponsable ?
Tant que les faits ne donnent pas tort à une croyance, on y croit. Il y avait un troisième pilier de la confiance économique globale : les acteurs financiers privés étant eux-mêmes mondialisés, ils ne couraient aucun risque si un pays était en difficulté, comme ce fut le cas pour l’Argentine. Ainsi, un Lehman Brothers ne pouvait théoriquement pas chuter parce que cette société était présente sur un portefeuille mondial.
Dans ce monde prétendu sans risques, on a laissé se développer un certain nombre de pratiques, comme l’innovation financière avec des outils de plus en plus complexes. De leur côté, les Etats se sont laissés aller à un certain laxisme budgétaire, notamment à travers une petite compétition de dumping fiscal (instaurer une fiscalité plus faible que celle des pays voisins afin d’attirer les capitaux étrangers) dont les grands gagnants ont été les multinationales, les hauts patrimoines et les hauts revenus.
En dehors de l’injustice fiscale moralement condamnable, n’était-il pas suicidaire de laisser filer les déficits et se creuser les dettes ?
Ce n’était pas vécu comme intenable. Prenez le cas américain : sans compter les conflits irakien et afghan, les Etats-Unis ne seraient pas tant que ça en déficit. Si la dette se creuse, il suffit d’attendre quelques mois de croissance pour revenir à une situation d’équilibre. C’était la vision dominante dans beaucoup de pays. Souvenez-vous, Nicolas Sarkozy en 2007 avec le paquet fiscal. Il disait qu’il pouvait dépenser 15 milliards d’euros en cadeaux fiscaux parce que les prévisions économiques le lui permettaient. En 2007, on prédisait l’équilibre budgétaire pour 2010 !
Que s’est-il donc passé en 2008, au moment du début de la crise ?
L’édifice de « la grande modération » s’est effondré avec l’écroulement de son pilier finance. L’idée que la mutualisation financière mondiale prévenait tout risque s’est envolée. C’est l’inverse qui s’est produit.
Si un établissement tombait, il pouvait entraîner dans sa chute l’ensemble de l’édifice financier. Cette crise résulte d’un problème économique mais surtout théorique. On vivait selon des théories complètement erronées et la chute de Lehman Brothers en a été le grand révélateur. C’est terrifiant d’un point de vue intellectuel et on est maintenant devant un enjeu politique majeur : reconstruire un système de pensée économique.
Cette chute était-elle inévitable ? Si Lehman Brothers était sauvable, n’aurait-on pas dû le faire au vu des conséquences catastrophiques de cette chute ?
Lehman Brothers était peut-être sauvable mais d’autres établissements financiers étaient dans le même type de situation. Pour les sauver, il aurait fallu mettre énormément d’argent sur la table. D’une certaine manière, il a fallu aller jusqu’au déclenchement d’une crise pour pouvoir ensuite justifier les plans massifs d’aide aux banques sur le dos des peuples. Et peut-être que la banque centrale des Etats-Unis (FED), enfermée dans la vision idéologique de « la grande modération », ne pensait pas à ce moment-là que le problème Lehman Brothers allait entraîner les autres banques dans la tourmente. A l’époque, on n’avait pas les éléments de compréhension du jeu de domino financier. Ce mécanisme a entraîné comme l’on sait des plans de sauvetage massifs par les Etats, un resserrement du crédit au niveau mondial. Puis la croissance s’est arrêtée. La crise a touché plus de la moitié de l’économie dans le monde, ce qui n’était pas arrivé depuis la Seconde Guerre mondiale.
Sur le site Mediapart, l’économiste Robert Boyer pense que cette crise est plus grave que celle de 1929. Partagez-vous ce diagnostic ?
Elle est plus grave parce qu’en 1929 on a su trouver rapidement une vision économique alternative, le keynésianisme. Mais aujourd’hui, on n’en a pas. On n’utilise que des rustines, les pouvoirs politiques sont faibles, on est dans un vide sidéral où on ne sait pas quoi faire.
La faiblesse des réponses politiques est plus une affaire d’impuissance, voire d’incompétence, que de cynisme ou de corruption ?
Premier élément, en Europe : la mauvaise structure politique européenne. Pendant « la grande modération », l’Europe a cru bon de laisser les clés du contrôle des Etats aux marchés financiers. Ce sont eux qui prêtent aux Etats et non la Banque centrale, comme c’est le cas dans les autres pays. Deuxième problème : la grande faiblesse des gouvernements européens. Zapatero est sur le départ, Sarkozy va de défaite en défaite électorale, sa cote de popularité est basse, etc. Or pour changer la donne de la dépendance aux marchés, il faudrait changer les traités européens. Et pour cela, il faudrait au moins un dirigeant européen avec la compétence et le poids politique national suffisants pour porter un tel projet. Ce n’est malheureusement pas le cas.
Pourtant, des solutions existent, elles sont noir sur blanc dans le manifeste d’Economistes atterrés : redistribution fiscale, pas vers le fédéralisme, mutualisation de la dette par l’émission d’euro-obligations, projets de relance économique à l’échelle européenne…
On parle de ces solutions en France mais pas aux Pays-Bas ou en Finlande. Il existe au contraire des courants populistes ou nationalistes qui ne veulent pas entendre parler de mutualisation.
La crise en zone euro est-elle plus ou moins grave que la crise américaine ?
Les Etats-Unis ont une dette plus importante que celle de la zone euro mais elle est détenue en grande partie par des Américains (fonds de pension, etc.). Celle de l’Europe est fragmentée, les créanciers plus nombreux. D’autre part, les Etats-Unis ont la FED qui peut intervenir à tout moment, racheter de la dette américaine. La faiblesse de l’Europe, ce sont des institutions inadaptées à un monde en crise. La Banque centrale européenne (BCE) refuse d’avoir les prérogatives de la FED.
Pourquoi refuser si la situation l’exige ?
On peut se demander si la BCE n’est pas sous l’influence de grands acteurs financiers, qui auraient beaucoup à perdre si un changement institutionnel intervenait.
Les marchés semblent réclamer tout et son contraire, du désendettement par l’austérité et de la croissance. Ces comportements sont-ils irrationnels ou cyniquement concertés, comme l’écrit Edwy Plenel, qui évoque une guerre des marchés contre les peuples ?
J’ai du mal à me faire une religion. Mon collègue André Orléan dénonce l’irrationalité de marchés absurdement panurgistes. Il existe clairement des éléments d’irrationalité dans le fonctionnement des marchés. A l’autre bout existe cette vision d’un marché cynique qui spécule en toute connaissance de cause contre les Etats. Faire chuter la Grèce, c’est faire ensuite chuter d’autres pays, ce qui permet à chaque fois aux spéculateurs d’empocher des sommes astronomiques. Un troisième schéma, dit de l’opportunité, envisage que la crise est l’occasion de pousser plus loin des réformes structurelles libérales et antidémocratiques : démantèlement de l’Etat, des services publics, flexibilité du travail, etc. Ces trois schémas (irrationalité, cynisme, opportunisme) coexistent sans doute.
Comment sortir de ce bourbier ?
Il faudrait d’abord que les Etats desserrent l’étau de leur dépendance à la sphère financière. Ce serait un premier pas nécessaire mais pas suffisant. Il faudrait ensuite réguler à nouveau le monde de la finance puis se lancer dans des grands projets au niveau européen : fiscalité européenne unifiée allant à l’envers du dumping fiscal des dernières années en revenant aux niveaux de prélèvement des années 90, croissance verte, etc. Pour avoir une chance de réussite, ces projets doivent être portés par des gouvernements forts et pro-européens.
On en est loin quand François Fillon déclare que le plus important est de conserver le AAA de la France.
En effet. Il serait beaucoup plus judicieux d’essayer de construire un AAA européen.
Pour réduire la dette, on parle beaucoup de baisser les dépenses de l’Etat, on promet l’austérité. Pourquoi parle-t-on si peu d’augmenter les recettes en allant ponctionner hauts revenus et bénéfices des multinationales ?
Les gouvernements des grands pays européens sont de droite, ce n’est donc pas surprenant. Il faudrait un changement de majorité en France ou en Allemagne, voire dans les deux pays. A moins que les peuples ne se réveillent avant. Les mouvements d’indignés peuvent-ils se transformer en une internationale des indignés portant des solutions structurées ? Ce n’est pas impossible.
Que pensez-vous de la taxation des transactions financières ?
Pourquoi pas, mais le problème, c’est qu’on ne sait pas du tout ce que sera le produit de cette taxe, et jusqu’à quel point les acteurs financiers la contourneront. Ce type de taxe n’empêchera pas par ailleurs la versatilité et la fragilité de la sphère financière.
Est-il possible d’interdire les outils financiers à hauts risques ?
On pourrait le faire mais ça ne changera pas la philosophie des acteurs financiers, qui ne se tournent pas vers l’économie réelle. Je préférerais la création d’une grande banque publique d’investissement européenne qui soutiendrait les grands projets européens. Si une telle institution existait, la sphère financière privée perdrait de son importance et se tournerait à son tour vers l’économie réelle. Il faut une sorte de plan Marshall pour l’économie européenne.
Dans les solutions à plus court terme, que pensezvous des euro-obligations évoqués un peu partout ?
Ça rassurerait les spéculateurs, qui seraient ainsi sûrs de ne pas perdre leur argent. Les euro-obligations limiteraient la spéculation, empêcheraient le risque de chute de l’ensemble de la zone euro, tout en étant un cadeau fait aux spéculateurs.
Que pensez-vous des candidats de gauche en lice pour la présidentielle ?
Je les trouve très timorés. A cause de la primaire, ils n’ont peut-être pas toute leur autonomie d’expression, mais aucune des personnalités politiques de gauche ne me semble avoir une ampleur intellectuelle telle qu’elle pourrait porter des idées vraiment puissantes. Les candidats ne font pas le poids comparés à François Mitterrand. Peut-être l’un, l’une ou l’autre va se révéler plus tard dans la campagne, mais pour le moment, c’est mou et on ne sent pas un grand travail théorique derrière.
Comment définir la période que nous vivons ?
Vaste question. Je pense que l’on connaît une crise du capitalisme doublée d’une crise démocratique profonde. Le financier et l’économique ont pris le pas sur le politique et le démocratique. Les peuples sont exclus du jeu, on observe des inégalités profondes, alors que les acteurs financiers sont dans une recherche du profit à court terme aux dépens des investissements de long terme. Au moment de la crise des années 1930, on a eu, d’un côté, l’Allemagne qui a sombré dans le nazisme et, de l’autre, l’Amérique rooseveltienne.
Aujourd’hui, on pourrait basculer d’un côté ou de l’autre. Résoudre la crise démocratique permettra de résoudre celle du capitalisme. Ce sont des gouvernements forts et des peuples écoutés qui remettront le capitalisme sur les bons rails. Mais la crise actuelle est inquiétante. On voit progresser les extrêmes en Europe, le Tea Party aux Etats-Unis, signes de la profondeur de la crise du capitalisme et de la démocratie. Ce n’est pas « les gouvernants tous pourris », c’est « les gouvernants tous impuissants ». Si l’avenir penche vers les hypothèses pessimistes, je ne crois pas à une guerre type Seconde Guerre mondiale, je crains plutôt un état perpétuel de crises successives avec leurs conséquences : inégalités de plus en plus creusées, climat de plus en plus délétère.
à lire Les Décennies aveugles de Philippe Askenazy (Seuil, 2011, 320 pages, 20 euros) Le manifeste d’Economistes atterrés est consultable sur atterres.org
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