Sous couvert d’économies, Vincent Bolloré entend couper tout ce qui dépasse sur Canal+. En première ligne, l’émission animée par Yann Barthès à laquelle le boss de Vivendi, actionnaire principal de la chaîne cryptée, reproche son insolence.
Il y a le feu dans la maison du cool. Ce mercredi 13 avril, les salariés de Bangumi débarquent au travail en traînant leurs Vans. Dans les bureaux de la société qui produit Le Petit Joural et Le Supplément au fin fond du XVe arrondissement parisien, les journalistes ont le nez collé au Canard enchaîné. Dans l’édition du jour, ils apprennent que Vincent Bolloré, actionnaire majoritaire de Vivendi, entend mettre les “émissions maison” à la diète.
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En début de matinée, Laurent Bon, le patron de Bangumi, débarque l’air grave dans l’open space de la rédaction. Flanqué de Yann Barthès, le créateur du Petit Journal tente de rassurer ses équipes : “Il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Les discussions continuent avec Canal+. Il ne faut pas paniquer et surtout ne pas parler à la presse.”
L’été sanglant
Si Laurent Bon appliquera sa propre directive à la lettre, d’autres salariés inquiets briseront la consigne. A Canal+, personne ne s’est véritablement remis de l’été sanglant de 2015. En l’espace de quelques semaines, “Bollo” a liquidé la quasi-totalité des cadres supérieurs de Canal+.
“Dans les couloirs, tout le monde se demande où on sera l’an prochain, confie un journaliste de Bangumi. On redoute tous de subir le même sort que KM (l’ancienne société de production du Grand Journal dirigée par Renaud Le Van Kim – ndlr).”
Voulant mettre un terme à l’externalisation des sociétés de production, Vincent Bolloré a décapité Le Van Kim en confiant les rênes du Grand Journal à Flab, boîte 100 % Vivendi. Une centaine de salariés de KM ont fini sur le carreau.
Visite présidentielle
Depuis, la peur du big boss de Vivendi règne dans les couloirs de Bangumi. Et pour cause, comme KM, la société fondée en 2011 par Laurent Bon et Yann Barthès est une boîte de production indépendante qui n’appartient pas à Vivendi. C’est l’une des dernières avec TéléParis (Salut les Terriens !).
“Vous faites un boulot extraordinaire”, Vincent Bolloré en visite sur le plateau
Pour dissiper les craintes de ses ouailles, Laurent Bon a invité Vincent Bolloré dans ses locaux. Le 22 septembre 2015, l’industriel breton déboule à Bangumi. Après s’être présenté en énumérant toutes ses fonctions au sein de l’entreprise pour surjouer son côté grand méchant loup, Bolloré se révèle chaleureux. Il fait preuve d’attentions et serre la main à une centaine de salariés : du fichiste au présentateur en passant par les monteurs. “Vous faites un boulot extraordinaire”, insiste-t-il.
Contrairement à sa visite aux Guignols, où Bolloré avait étonné en posant des questions ultratechniques sur le processus de fabrication des marionnettes, l’industriel ne s’attarde pas plus de quelques minutes sur le plateau coloré du Petit Journal. “J’étais surpris car on m’avait annoncé qu’il poserait des questions spécifiques, confie un employé. Mais j’ai compris que comme notre boîte ne lui appartient pas, il s’en fout.” Dans les rangs des salariés de Bangumi, personne n’ose perturber la sacro-sainte visite bretonne avec d’embarrassantes questions.
Seuls Eric et Quentin organisent un petit sketch. Les deux humoristes ont dressé une table avec le drapeau de la Bretagne sur laquelle trônent un kouign-amann, des crêpes et du cidre. “On est contents que vous soyez là, plaisantent-ils. Nous sommes de bons petits soldats bretons, nous, pas la peine de nous virer.” L’insolence passe comme une lettre à la poste. Bolloré rigole. Sans doute pense-t-il qu’effectivement, l’heure du Petit Journal n’est pas venue.
Un projet cannois qui tombe à l’eau
Il faut dire qu’hormis quelques moqueries en début de saison afin de marquer le coup (un sketch d’Eric et Quentin lâchant “Bolloré, on t’aime” d’un air goguenard, le 7 septembre, un autre de Catherine et Liliane, terrifiées à l’idée d’être virées pour avoir volé des stylos à bille, le lendemain), l’émission n’a pas chatouillé de trop près le tycoon breton.
Le patron de Vivendi le leur rend bien. Lors des conseils d’administration de la chaîne, il vante volontiers les mérites du Petit Journal. En début d’année, la nouvelle direction charge même Laurent Bon de piloter un grand show culturel lors du Festival de Cannes.
Le 15 février, Maxime Saada, le patron de Canal+, l’annonce en grande pompe dans les colonnes du Parisien : cette émission quotidienne d’une heure reviendra sur “toutes les histoires du Festival avec toutes les équipes du Supplément autour d’Ali Baddou”. Un mois plus tard, alors que la plage du Martinez est réservée, Bolloré met son veto “pour des raisons économiques”.
Il confie alors à Michel Denisot le soin d’animer une quotidienne d’une quinzaine de minutes. Elle sera produite par Banijay-Zodiak, la société de Stéphane Courbit, dont Bolloré a pris 26,2 % des parts quelques mois plus tôt. “Désormais, quand Canal dépensera un euro, il récupérera 26 centimes”, explique un cadre de la chaîne.
Le roi de l’infotainment à la française menacé
Quinze jours plus tard, le 30 mars, Yann Barthès et Laurent Bon sont convoqués au cinquième étage de l’immeuble haussmannien de Vivendi, sur la très chic avenue de Friedland, près des Champs-Elysées. L’objet du rendez-vous ? La reconduction des émissions de Bangumi dont le contrat à l’antenne court jusqu’au 30 juin 2016.
Dans son bureau qui donne sur l’Arc de triomphe, Vincent Bolloré se fait doucereux. Il annonce qu’il compte sur eux pour l’an prochain mais émet une condition : réduire la voilure. A ses yeux, Le Petit Journal et Le Supplément coûtent trop cher. “En gros, Vincent Bolloré leur a dit qu’il adorait le costume qu’il voyait en vitrine mais qu’il n’avait plus les moyens de se l’offrir”, raconte un journaliste du Supplément.
Roi de l’infotainment à la française, Laurent Bon est réputé pour son perfectionnisme. Il soigne ses objets télévisuels comme autant de produits culturels à part entière. Au Supplément comme au Petit Journal, les plateaux sont grands, sophistiqués, lumineux.
Avec quatre reportages par semaine, un bataillon de chroniqueurs et d’humoristes, l’enveloppe budgétaire du Supplément est plus élevée que celle de Dimanche+, l’ancien rendez-vous politique de la chaîne. Selon une des victimes de la purge de Canal, la note avoisinerait les 200 000 euros par émission. Beaucoup trop aux yeux de Bolloré.
Bolloré annonce le tournant de la rigueur
“Vu les réductions qu’il réclame, l’émission n’y survivra pas”, se désole un chroniqueur. Le Petit Journal est également sur la sellette. Avec ses 550 000 kilomètres au compteur, le reporter Martin Weill a fait quatorze fois le tour du monde en l’espace de deux ans. “Chaque reportage se fait à trois puisque Martin est systématiquement accompagné d’un cadreur et d’un ingé son, raconte un ex-journaliste de Bangumi. C’est l’une des rares boîtes à se permettre d’envoyer autant de monde.”
Pour Vincent Bolloré, ce volume budgétaire n’est plus supportable. Surnommé “le grand saigneur” dans les couloirs de la chaîne cryptée, Bolloré veut faire vivre à Canal son “tournant de la rigueur”. Le cost-killer réclame 400 à 500 millions d’économies pour l’année prochaine. Il a demandé à plusieurs animateurs de revoir leurs émoluments, et signifié à toutes les boîtes de production qu’il fallait désormais réduire leur train de vie. Bangumi n’échappe pas à la règle.
Au-delà des questions économiques, certains se demandent s’il n’y a pas chez Bolloré une volonté non exprimée de museler une émission qui dérange. Le Petit Journal s’est fait une spécialité de décrypter le storytelling politique. Chaque soir, Yann Barthès et son équipe épinglent éléments de langage, incohérences, répétitions, manquements au principe de transparence. Bref, appuie là où ça fait mal.
En service commandé pour Sarkozy ?
Nicolas Sarkozy, qui y est régulièrement moqué, déteste l’émission. Pourtant, en 2012, conscient de la popularité du Petit Journal, celui qui est encore président de la République accepte l’invitation de Yann Barthès en pleine campagne présidentielle.
“Bollo” chercherait-il à contenter son ami Nicolas Sarkozy ?
“Je voulais savoir (sic) de près quelle était la tête de celui qui parle tant de moi et qui rigole tant de moi”, lâchera-t-il d’un air sarcastique sur le plateau. Barthès rit (jaune) mais ne se laisse pas démonter et continue de vanner celui qui en 2007 passait des vacances tranquilles sur le yacht de Vincent Bolloré.
Quatre ans plus tard, devenu actionnaire majoritaire de Vivendi et propriétaire de Canal+, “Bollo” chercherait-il à contenter son ami Nicolas Sarkozy à un an de la présidentielle ? Les Guignols furent les premières victimes. Amputé de ses quatre auteurs historiques, le programme est désormais diffusé en crypté.
La liste noire du Canard
Le 30 mars, Le Canard enchaîné publie une “liste noire” de personnes que le mégaboss souhaite virer. Parmi elles, le patron du Zapping, Patrick Menais, qui n’hésite pas à se moquer des politiques de tous bords, mais aussi de Cyril Hanouna, présentateur vedette de Touche pas à mon poste, sur D8, et surtout petit protégé de Bolloré.
“J’ai le sentiment que tout ce qui dérange un tant soit peu doit être rasé. Le Petit Journal c’est pareil que Le Zapping, c’est un petit œil aiguisé qui observe le monde politique, qui met en abyme les discours et la propagande”, estime Jean-Baptiste Rivoire, rédacteur en chef adjoint de l’émission Spécial investigation, qui figure lui aussi sur la “liste noire” non officielle.
“Comme tout grand industriel, il a compris qu’il ne faut pas déranger les puissants si l’on veut que les affaires roulent. Réduire les coûts, c’est une excuse. Bolloré veut simplement ne pas froisser ses partenaires. Et je pense qu’il applique la même stratégie avec les politiques.”
Les sujets politiques dans le viseur
Jean-Baptiste Rivoire en sait quelque chose. En mai dernier, la direction bloque une enquête mettant à mal le Crédit mutuel dix jours avant sa diffusion. Selon Mediapart, Vincent Bolloré aurait reçu un coup de téléphone du président de la banque, partenaire du groupe Bolloré.
Le 3 septembre, Rivoire assiste à une réunion de comité d’entreprise à laquelle participe Vincent Bolloré, qui assume la censure. Quinze jours plus tard, la direction demande à son personnel de ne pas attaquer ou polémiquer contre “les partenaires actuels ou futurs du groupe”, sans plus de précisions.
“On est soumis à l’arbitraire de la direction, conclut Rivoire, désabusé. Ça fait cinq mois qu’on demande à la direction de signer une charte éthique pour éviter la censure, et elle refuse. Le comité d’éthique nommé il y a six mois est complètement bidon. Ils ne se préoccupent pas de la liberté de la presse. C’est surréaliste.” Jean-Baptiste Rivoire a rencontré Vincent Bolloré une seule fois, un beau jour de juillet, alors que le scandale des Guignols faisait les gros titres de la presse.
Un étrange article à charge dans Le Point
Le Breton débarque dans son bureau sans s’annoncer ni se présenter, et observe les sujets en cours d’investigation épinglés au mur. “Il s’est arrêté sur ceux qui concernaient des personnalités : DSK, Mulliez, le patron du groupe Auchan.”
Gouailleur, Rivoire lui lâche : “Ne vous inquiétez pas, on ne va pas enquêter sur vous, monsieur Bolloré.” L’industriel joue l’offusqué et rétorque “Ah, mais je n’ai absolument rien à cacher, vous savez !”. Rien à cacher, sinon quelques coups bas. Certains questionnent l’honnêteté d’une enquête sur Le Petit Journal parue dans l’édition du Point du 14 avril.
Pourquoi un article à charge sur les coulisses de l’émission et la multiplication de “montages tendancieux” sort-il au moment même où Barthès et son équipe sont dans le collimateur de Vincent Bolloré ? “Le fait que quelqu’un ait donné ces infos au Point, que les journalistes qui parlent reprennent des éléments de langage de Bolloré pour fumer Barthès, c’est quand même étrange…”, estime un salarié de Canal.
La fin des programmes en clair ?
Et que penser de l’introduction en septembre d’une marionnette des Guignols à l’effigie d’Elise Lucet, présentatrice de Cash investigation et terreur des patrons de France et de Navarre ? “Moi j’appelle ça la revanche du CAC40”, ironise Jean-Baptiste Rivoire, qui assure que sept des dix derniers sujets proposés au comité de rédaction, qui doit valider le contenu de son émission, ont été retoqués. “Quatre pouvaient être gênants pour la majorité.”
“Si j’avais un problème avec l’impertinence, j’aurais tué Le Petit Journal.” Vincent Bolloré
En septembre, lors d’une réunion à l’étage de la direction, au siège de Canal, Vincent Bolloré se défendait de tout interventionnisme. “Si j’avais un problème avec l’impertinence, j’aurais tué Le Petit Journal.” Sept mois plus tard, un témoin de la scène trouve que cette “phrase résonne bizarrement avec l’actu”.
Courtisé par toutes les chaînes de Paris, Laurent Bon n’exclut plus de changer de crémerie. Surtout que Bolloré pourrait opter pour une nouvelle stratégie à la rentrée. “Je ne comprends pas qu’il puisse rester des contenus en clair sur une chaîne à péage”, martèle l’industriel breton en citant comme exemple HBO.
“C’est un bras de fer, explique un membre de la direction de Canal. D’un côté, Bolloré veut faire des émissions low-cost en crypté et de l’autre, Laurent Bon est le roi des émissions high-cost et n’entend pas renoncer à la visibilité offerte par le clair.”
La tentation de changer de crémerie
Dans cette partie de poker menteur, Laurent Bon dispose d’une carte maîtresse, selon l’un de ses chroniqueurs. “Il est sûr de son savoir-faire. Personne n’imagine que les mecs qui sont les meilleurs dans ce qu’ils font à la télé se retrouvent sans emploi l’an prochain.”
En comité restreint, Laurent Bon a confié à ses équipes que des contacts avaient été noués avec d’autres chaînes. Problème, si Bangumi disparaissait de la grille de Canal, la société perdrait le droit d’utiliser le nom de son émission (Le Petit Journal), tout comme son plateau. Loin d’être farfelue, cette hypothèse est désormais sérieusement envisagée.
Depuis quelques mois, Laurent Bon a pris langue avec TF1 et son nouveau directeur général adjoint chargé des contenus, Ara Aprikian (ancien patron de D8, D17 et I-Télé, limogé par Bolloré). Mais aussi avec Thomas Valentin, vice-président de M6, et surtout Vincent Meslet, patron de France 2, qui se démène actuellement pour le faire signer.
Le producteur du Petit Journal a déjà un pied dans la chaîne puisqu’il a décroché une nouvelle émission culturelle, Stupéfiant !, qui sera diffusée le mercredi ou le vendredi en alternance avec Ce soir (ou jamais !). Qui aurait imaginé que France 2 puisse devenir le nouvel eldorado du cool ?
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