La Maison Blanche délivre des accréditations à des trolls d’extrême droite, qui jouent des coudes avec les journalistes de Washington. Leurs missions : défendre Trump et déstabiliser la presse traditionnelle. Rencontre avec des agitateurs, hier à la marge, aujourd’hui au cœur du pouvoir.
Le soir du 19 janvier, les activistes les plus influents de la trumposphère étaient réunis à Washington, lors d’une soirée baptisée le DeploraBall. Sous les vivats, la veille de la prise du pouvoir, des hommages sont rendus, des annonces proclamées.
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Notamment celle-ci : Jim Hoft, fondateur du blog The Gateway Pundit – “Un million de lecteurs par jour pendant la campagne, parce que je dis la vérité et que les mainstream media racontent des fake fucking news !” –, annonce être en contact direct avec l’administration Trump pour accréditer son premier correspondant à la Maison Blanche. Il présente son protégé, chargé de cette future mission : Lucian Wintrich. Physiquement, tout les oppose : Hoft a atteint l’âge mûr, tandis que Wintrich, 28 ans, a encore l’air d’un adolescent.
Leur rencontre date de juillet dernier, dans un stand gay de la Convention républicaine de Cleveland. “Lucian était l’artiste qui exposait sa série de portraits Twinks for Trump. Des photos incroyables, des jeunes gens super hot, torses nus, avec une casquette Trump sur la tête. Bordel ! En voyant ça, la gauche a complètement pété les plombs !” Traduire : les gays ne sont plus la chasse gardée des démocrates.
Wintrich, la tête à claques de Washington
Wintrich s’empare du micro : “On sort de huit années pourries, à cause de tous ces médias à la Maison Blanche : CNN, Buzzfeed… Tout ce qu’ils trouvaient comme sujet, c’était ‘les 80 meilleures fois où j’ai voulu me branler sur Obama’.” Cette période, promet Wintrich, est terminée. A leur tour d’inverser la vapeur et de défendre leur champion. “Des vraies news ! Des vraies news !”, scande la salle.
Fin février, comme promis, Wintrich obtient le sésame, et c’est un coup de tonnerre à Washington. “La Maison Blanche donne un pass à un blog pro-Trump”, annonce le New York Times. Wintrich change de statut du jour au lendemain. “A New York, je travaillais dans la pub en journée ; la nuit, je ramenais des beautiful people dans les clubs, contre un chèque et une bouteille de vodka.”
Après son coming-out pro-Trump, “beaucoup de salopes m’ont tourné le dos”. Mais New York, c’est du passé. Aujourd’hui, Wintrich peaufine son rôle de tête à claques à Washington, et il ne lui arrive que des choses bien. Nouvel emploi, appartement confortable “à dix minutes à pied, cinq minutes en skate” de la West Wing.
Des horaires qu’il aménage à sa guise. Il trolle, et on le paie pour ça. Wintrich le dit sans ambages ; enquêter, c’est pas son truc. “J’écris mes articles en moins d’une heure.” Les angles sont réactionnaires et les thèmes bien choisis. “La dernière fois que j’ai publié un truc de politique sèche, ça a fait un four. Les trucs raciaux, les Blancs persécutés, par contre, ça marche super. Il faut de l’émotionnel.”
La moitié de son job consiste à troller
Ses publications mêlent racisme assumé, démolition gratuite du physique de ses adversaires (journalistes, hommes politiques, militants LGBT démocrates), apologie de l’ultralibéralisme, humour bête et méchant. Son desk a deux ordinateurs, un MAC à gauche pour twitter, un MAC à droite en écran principal. Wintrich essaie “d’apporter de la légèreté, de mêler news et divertissement”.
Ce jour-là, il est en pleine baston sur Twitter avec des journalistes de Heat Street, un site conservateur concurrent. Il poste une photo d’un des journalistes, avec en commentaire fléché, les mentions “moustache de pédophile” et “précalvitie d’alcoolique”.
“La présidence Trump est une des plus transparentes dans l’histoire du pays”
La moitié de son job consiste à troller, l’autre à écrire pour The Gateway Pundit. Morceaux choisis : “Trump, le meilleur sur l’environnement après son RETRAIT des accords de Paris, vagues, ultrachers” ; “BOOM ! Sean Spicer DÉTRUIT les médias au dernier briefing presse – puis quitte la salle !” ; “La présidence Trump est une des plus transparentes dans l’histoire du pays, ouverte aux médias”.
Une majorité de personnes aux Etats-Unis pensent que Donald Trump est une anomalie ; un populisme de téléréalité, que seules les révélations de la presse renverseront. Mais dans le monde des trolls trumpistes, la perspective est inversée. Les “MSM” (mainstream media) sont l’ennemi.
Records d’audience
Ils donnent un strapontin aux minorités, propagent de “fausses rumeurs”, comme l’implication de la Russie dans l’élection. Ils roulent pour des “puissances occultes” (le clan Clinton, George Soros). Dans cette perspective, les trumpistes représentent le peuple américain. Leur liberté d’expression est bâillonnée par les forces démocrates qui les encerclent – surtout à Washington, où Trump a fait un misérable 4,1 %.
La capitale fédérale se remet mal de l’élection. Le Président inspire du dégoût, et la nouvelle administration peine à embaucher. A cette heure, 46 ambassades n’ont pas trouvé d’ambassadeur. Des centaines de postes-clés restent à pourvoir au Pentagone, qui fonctionne au ralenti, comme si chaque jour de la semaine était un dimanche.
La briefing room de l’aile ouest, d’habitude synonyme d’ennui profond, est devenue le théâtre d’affrontements hauts en couleur entre la presse et l’administration Trump. C’est ici que le porte-parole, Sean Spicer, bâche les médias dans des séquences mémorables, ressorties toutes chaudes sur Facebook dans l’heure qui suit.
Les briefings battent des records d’audience – Trump a toujours été bon en audimat, on ne se refait pas. Dans une Maison Blanche aux abois, où les scandales se succèdent à un rythme quotidien, l’administration a trouvé une soupape : accréditer aux points-presse des titres parfois confidentiels ou conspirationnistes, mais favorables à Trump.
Une affaire de prestige
Mettons-nous à la place de Spicer. Que voit-il face à lui ? D’abord, 49 journalistes assis : 7 rangs de 7 sièges, attribués par ordre d’importance – au premier rang, CNN, Reuters, AP. Des places prestigieuses, décernées au mérite lors du conclave annuel du White House press corps, l’association des journalistes de la Maison Blanche.
Autour de ces accréditations permanentes, on trouve les “flotteurs” : des journalistes volants qui obtiennent des pass à la semaine. Ils s’assoient sur un siège libre ou restent debout sur les côtés (depuis Trump, la salle est comble en général).
C’est la Maison Blanche qui délivre ces pass temporaires, et à cet égard, l’élection de Trump a opéré un basculement, en ouvrant la porte à des sites dont le travail journalistique passe après l’idéologie. Les bénéfices sont multiples : influer sur le débat, poser des questions sans risque, mettre en doute le travail des autres journalistes, et laisser le scandale du jour sous le tapis.
Pour se dégager de questions gênantes, Sean Spicer accorde souvent des questions à des médias amis – le Daily Caller, Breitbart. Il a aussi introduit une nouveauté : inviter, via Skype, des titres confidentiels basés à l’intérieur du pays, souvent des animateurs de talk-shows favorables à Trump.
Des commentaires méprisants sur Twitter
Les permanents détestent ces nouveaux arrivants jeunes et sans expérience. “Ils sont là depuis le premier jour. Un petit groupe de soi-disant journalistes, raconte l’un d’eux. Ils me mettent mal à l’aise. Ils sont là pour se montrer et ridiculiser notre travail. Leur présence est comme une récompense pour avoir aidé à élire Trump avec des histoires fabriquées, des théories du complot contre Clinton. C’est une manière de semer le trouble.”
“Mieux vaut être haï qu’inconnu”
Wintrich le lui rend bien : “Le sentiment de supériorité du press corps me dégoûte. Ils croient être la seule autorité habilitée à informer le peuple américain, à dicter la conversation. Je les hais. Je rappelle que CNN a fait un article sur ‘les 10 photos torse nu où Obama est le plus beau gosse.’ C’est scandaleux.” Wintrich ne prend pas de notes aux briefings et ne se fait pas remarquer. Parfois, il photographie les confrères à la dérobée, publie sur Twitter avec un commentaire méprisant.
Quelles questions a-t-il posées à Spicer en quatre mois ? “Aucune ! Mais j’ai levé trois fois la main.” A vrai dire, ce n’est pas ce qu’on lui demande. Il s’agit avant tout, pour la trumposphère, de marquer son territoire. Une affaire de prestige pour son employeur The Gateway Pundit, et peut-être surtout pour lui-même. “Mieux vaut être haï qu’inconnu”, me dira-t-il un soir en s’ébouriffant les cheveux.
“Fièrement réactionnaire”
Début mai, Wintrich est rejoint par un agitateur que l’Elysée connaît bien : Jack Posobiec, le militant pro-Trump qui a diffusé les “MacronLeaks” deux jours avant le second tour. Une fuite gigantesque de mails, dans le but de faire basculer l’élection au profit de Marine Le Pen. Les deux hommes sont très différents : Wintrich a ce côté dandy narquois, alors que Posobiec, vétéran de la Navy, est bonhomme et carré, avec un pin’s de la bannière étoilée sur la boutonnière.
Posobiec et Wintrich publient un selfie ensemble dans la briefing room : ils font un signe de la main, un “o” formé avec le pouce et l’index, comme pour dire “Tout va bien, nickel”. Une connivence trumpiste, dans le même esprit que Pepe la grenouille. Sans Trump, ils ne se seraient peut-être jamais adressé la parole. Mais leur haine des médias et de la gauche les rapproche : “Dis-lui que c’est qu’un sale fake news”, plaisante Posobiec en terrasse, avant que je rejoigne Wintrich à son domicile.
“C’est cool qu’il soit avec moi aux briefings, ça m’enlève de la pression”, concède le provocateur en fumant une Camel par la fenêtre de son appartement, décoré de ses photos de minets à poil qui ont amorcé son ascension médiatique. “Le meilleur moyen de faire scandale aujourd’hui, c’est simplement d’être un mâle blanc, pro-Américain et fièrement réactionnaire.”
“Faire chier le monde”
Le temps est poisseux quand Jack Posobiec mange une salade à deux pas de la West Wing, un lundi de juin. A Washington, il est de tous les coups pour déstabiliser “l’establishment”. Des coups qui tournent parfois à la tragédie, comme l’affaire du “Pizzagate”. Posobiec amène à Washington une définition personnelle du journalisme, “le journalisme 4D” : créer soi-même l’événement, puis le commenter pour faire passer ses idées.
Il compare ça à Kevin Spacey dans House of Cards, quand l’acteur interrompt une scène et fait un aparté au téléspectateur. “En théâtre, on appelle ça casser le quatrième mur.” Posobiec crée des flash-mobs, scande dans les manifs “Bill Clinton est un violeur”. Incruste une pancarte “Violons Melania” dans une manif anti-Trump pour discréditer l’opposition. “Il faut faire simple et percutant. Si c’est trop compliqué, les gens ne suivent pas.”
https://www.youtube.com/watch?v=azSgkWzIlC8
Il revient sur les MacronLeaks, le détonateur de sa carrière. Le 5 mai dernier, il modérait la section /pol/ du forum 4Chan, carrefour d’échanges important de l’extrême droite américaine, quand, à 15 heures, une source inconnue uploade neuf giga de documents : des tonnes d’emails de membres de l’équipe Macron, en vrac, pimentés de plusieurs faux grossiers. Sans prendre le temps de les lire (il ne parle pas français), Posobiec balance tout à ses 137 000 followers sur Twitter. “Neuf giga de data, c’était énorme. C’était d’intérêt public.”
Selon une analyse du Digital Forensics Research Lab, Posobiec a été le plus grand amplificateur des “MacronLeaks” – juste derrière WikiLeaks, qui a aussi twitté un lien vers les documents. La semaine suivante, la Maison Blanche lui ouvrait les portes de la West Wing. Son parcours est quand même exceptionnel ; il y a un an, “il utilisait son compte Twitter uniquement pour parler de la série télé Game of Thrones”.
Soutien total au pouvoir en place
Aujourd’hui, il a ses entrées à la Maison Blanche et ses parents sont “fiers de lui”. Si Posobiec déclare “œuvrer pour faire éclater la vérité”, Wintrich, lui, en dévoile davantage. Laisse poindre une volonté de revanche, de “faire chier le monde. J’ai autant de préjugés que les autres journalistes de la Maison Blanche. Je suis simplement plus honnête.”
Deux jours après notre rencontre, James Comey était entendu par le Sénat. L’ancien patron du FBI qui balance sur le Président devant le peuple américain : un événement politique majeur, peut-être le début de la fin pour Trump – il est maintenant question pour lui d’entrave à la justice.
Ce jour-là, plus que tous les autres, la Maison Trump semble partir en torche, et Wintrich est resté dans son rôle. Sur Twitter, il a raillé les médias pourris (CNN, Vice) ; s’est réjoui que son portefeuille d’actions “grimpe de 8,5 % aujourd’hui !, le Dow Jones casse tout !” avant de retwitter le propre fils du Président, Donald Trump Jr., monté au créneau défendre son père, en qualifiant “les MSM et surtout le New York Times” de losers du jour. Soutien total au pouvoir. Du point de vue d’un journaliste, la réalité est plus complexe ; du point de vue d’un troll, elle est moins belle à regarder.
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