Nouvelle manière d’informer ou « journalisme d’enregistrement » ? L’appropriation des nouveaux outils de diffusion de vidéo en direct comme Facebook Live et Périscope par les rédactions françaises soulève de nombreuses questions sur le rôle du journaliste en 2016.
L’Obs, FranceTV Info, le Huffington Post, le Monde… En l’espace de quelques semaines, de nombreux médias français se sont mis à la diffusion de vidéo en direct. Que ce soit sur Facebook Live ou Périscope (qui appartient à Twitter), les rédactions sont de plus en plus nombreuses à envoyer leur reporter, smartphone à la main, couvrir des événements. A Paris, les récentes manifestations contre la Loi Travail — adoptée en première lecture à l’Assemblée le 12 mai dernier — ont donné l’occasion à plusieurs sites français de diffuser les images captées par leurs journalistes, directement sur leur page Facebook et Twitter.
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En mars 2015, le réseau social au petit oiseau bleu a racheté l’application de streaming en direct Periscope. Aujourd’hui, elle compte parmi les applications les plus téléchargées en France, notamment depuis que son utilisation s’est généralisée avec l’avénement du mouvement citoyen Nuit Debout.
Dimanche 3 avril au soir, pendant quatre heures, le community manager Rémy Buisine filme le rassemblement place de la République, interroge des manifestants, et voit le compteur du nombre de spectateurs s’affoler. A un moment, le live aurait été vu par 80.000 personnes (ce nombre prend en compte les vues depuis les aperçus de la vidéo sur Twitter si les internautes ont cliqué sur l’aperçu). « Periscope apporte ce côté instantané, sans filtre et sans montage qui doit inspirer cette confiance », a-t-il expliqué le soir même à Rue89. « Certains partagent même mes vidéos en disant : ‘Voilà ce que les médias ne vous montreront pas.’ »
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Rémy Buisine n’est pas journaliste, mais le succès de ses directs (il continue à ce jour à en faire régulièrement dans les manifestations) a donné des idées aux médias français. D’autant plus depuis que Facebook a également récemment lancé sa propre plateforme de diffusion de vidéo en direct, Facebook Live, accescible à tous les comptes qui disposent d’une page publique. Le principe est sensiblement le même que Périscope : il suffit de s’armer d’un smartphone et de retransmettre des images en direct sur sa page. On voit alors les commentaires des spectateurs défiler, ainsi que le nombre de visiteurs en temps réel.
Suivez mon #Periscope en DIRECT de Republique à #Paris pour #NuitDebout !https://t.co/k0VHMSAAM7
#34Mars pic.twitter.com/sCR5SSEvHK
— Remy Buisine (@RemyBuisine) 3 avril 2016
« Attention à ne pas tomber dans le journalisme d’enregistrement »
« On va à la rencontre de notre lectorat », explique Lauren Provost, rédactrice en chef adjointe au Huffington Post France, notamment en charge des réseaux sociaux. « Il y a un côté beaucoup plus naturel, qui peut avoir tendance à redonner confiance en l’information aux spectateurs« . La logique est imparable : à l’inverse des reportages vidéos des JT traditionnels, ou des directs de quelques minutes des chaînes d’informations en continu, les live diffusés sur les réseaux sociaux sont longs et non édités.
Aurélien Viers, responsable du pôle visuel de l’Obs, voit cette absence de barrière comme « la dernière frontière technique qui nous séparait de la télévision » :
« On réinvente le direct, on recrée du lien entre le journaliste et l’audience. Un lien qu’on avait un peu perdu. En une heure, on peut avoir 3000 commentaires en direct! Les gens sont très positifs, ils nous remercient d’être présents… C’est incroyable. »
Le public se sent ainsi à la fois impliqué et pris dans le feu de l’action. Quitte à risquer de subir les événements ? C’est toute la difficulté d’un tel exercice. Il y a cinq ans dans les écoles de journalisme, on apprenait aux étudiants à live-tweeter un événement : sélectionner des citations, rapporter des faits, envoyer des photos et des vidéos quelques minutes après que les événements se sont déroulés. Avec les outils de streaming, cette dernière barrière de « digestion » avant diffusion est en train de tomber.
« Il faut faire attention à ne pas tomber dans le journalisme d’enregistrement », explique Camille Laville, professeure à l’Institut des hautes études des communications sociales à Bruxelles et spécialiste des médias: « Au-delà de tous les avantages que ces outils peuvent avoir — c’est un outil de communication incroyable —, il n’y a pas de recul, donc vous ne savez pas ce qu’il peut se passer devant vos yeux ». Lorsqu’il s’agit de visites de musées filmées en direct ou un concert de musique classique à Nuit Debout, le risque est moindre, mais quid des manifestations qui peuvent parfois devenir violentes ?
Une « guerre de l’attention »
Mardi 17 mai, les rédactions de l’Obs, France TV Info et le Monde.fr diffusaient par exemple des images en direct d’une manifestation contre la loi travail. Dans ces diverses vidéos, l’immersion est en effet totale, mais les journalistes se retrouvent par moment dépendants des événements, ne disposant pas toujours d’éléments à transmettre à l’exception de rangs de CRS et de manifestants en colère.
« On est dans une guerre de l’attention », résume Marie-Christine Lipani, chercheuse en journalisme et directrice adjointe de l’institut de journalisme de Bordeaux-Aquitaine.
« Il faut attirer les gens et les retenir, donc on n’est jamais à l’abris du racolage. Mais je pense qu’en France, on a une presse intelligente, et le journaliste n’est pas un individu seul. Les rédactions doivent mettre des cadres pour apprendre à utiliser cet outil formidable. »
C’est ainsi qu’après un direct de manifestation le 12 mai dernier aux Invalides à Paris, le Huffington Post a décidé de ne pas réitérer l’exercice dans ces conditions le lendemain, anticipant que rien « d’intéressant » ne se passerait ce jour là. « On fait des tests, on est vraiment aux prémices de ces changements. Pour l’instant on est un peu tout fous, on discute, on apprend au fur et à mesure », indique Lauren Provost.
L’importance du travail en amont
Car comme l’a presque déclamé un célèbre super-héros de la catégorie des arachnides : de grands pouvoirs (de diffusion) impliquent de grande responsabilités. Buzzfeed France, qui compte plus de 550 000 fans sur sa page Facebook, en a bien conscience. Avant que deux journalistes de la rédaction n’aillent filmer en direct la place de la République pendant Nuit Debout, ils ont beaucoup échangé en interne : « Il y avait un gros travail de production en amont », explique Eric Ratiarison, social media editor (SME) du site.
« Notre journaliste a longuement préparé ce qu’elle allait dire en direct, et une fois sur place, ils ont fait bien attention à ne pas filmer les manifestants qui ne voulaient pas l’être. »
« On part aussi quasiment toujours avec un angle en tête« , souligne Aurélien Viers de l’Obs. « On peut par exemple aller suivre le service d’ordre de la CGT dans une manif, on cale les choses avant de partir. Et puis sur place, le reporter qui a bûché son dossier pourra apporter du contexte, et décrypter ce qu’il voit en temps réel. »
Pour Marie-Christine Lipani, les journalistes ont raison de s’approprier ces outils, s’ils mettent à profit leur capacité d’analyse et de contextualisation :
« De toute manière, le public — et les jeunes en particulier — ont envie de voir ces directs. Ils iront visionner ces images quoi qu’il arrive. Si les médias ne les diffusent pas, les spectateurs iront suivre des vidéos de citoyens lambdas, qui ont moins d’expérience et de recul pour analyser les événements, même en direct. »
« Notre postulat, c’est d’expérimenter tout ce qui sort »
Au-delà du fond, elle estime que les rédactions ne peuvent pas se permettre d’ignorer les nouveaux outils en ligne : « On peut pas faire comme s’ils n’étaient pas là ! C’est comme si les médias disaient ‘on va pas se mettre sur Facebook ou Twitter’. » Eric Ratiarison confirme :
« Notre postulat, c’est d’expérimenter tout ce qui sort. Facebook Live est un bon moyen pour communiquer avec notre audience. »
D’autant plus que le site français peut se permettre d’expérimenter de nombreux formats, grâce à son identité bien spécifique :
« Chez Buzzfeed, on mélange le divertissement et l’information : on peut à la fois regarder Top Chef en direct en faisant un jeu à boire, et couvrir Nuit Debout pendant 40 minutes. »
C’est d’ailleurs sa maison-mère américaine, Buzzfeed US, qui surfe sur cette dualité info-divertissement, qui a réussi à réaliser le plus gros « coup » sur Facebook live à ce jour. Le 8 avril 2016, des employés de Buzzfeed ont été filmés en train d’enrouler des élastiques autour d’une pastèque jusqu’à ce qu’elle explose. Après 45 minutes de live, la vidéo avait rassemblé plus de 800 000 personnes au même moment derrière leur écran, s’approchant ainsi de scores d’une émission diffusée à la télévision américaine en journée (elle a depuis été visionnée plus de 10 millions de fois).
Un tel succès a poussé d’autres rédactions à s’interroger : « Au sein des médias, les dirigeants sont, quasi universellement, en train de se dire qu’ils doivent absolument trouver leur pastèque à eux, et au plus vite », a écrit le New York Times.
« Cela signifie que de grands changements arrivent, dans la manière dont les rédactions présentent l’information, ce que ce type de journalisme comprend, et comment décider de ce qu’on y inclut. L’objectif principal : attirer un large public de spectateurs accros. »
La dépendance des médias face à Facebook encore renforcée
Cette obligation tacite d’investir les nouveaux réseaux sociaux et utiliser les nouveaux outils soulève forcément des enjeux de liberté et de marge de manoeuvre pour les rédactions. Comme pour les vidéos intégrées ou les Instant Articles il y a quelques mois, Facebook renforce la dépendance des médias au réseau social avec son outil de diffusion de vidéo en direct.
Au Huffington Post comme à Buzzfeed, on explique sans honte qu’utiliser Facebook Live permet d’augmenter considérablement le « reach » de sa page, c’est-à-dire de toucher plus d’abonnés, d’augmenter le nombre de like et ainsi de toucher de nouveaux lecteurs.
« Quand Facebook désire que les médias et marques utilisent quelque chose sur son réseau, il pénalise la visibilité de ses autres publications, jusqu’à ce que vous soyez obligés d’utiliser la nouveauté, la pépite que Facebook veut mettre en avant. Du coup on teste Facebook Live et là, miracle, on bat des records d’audiences ! »
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