Créée à l’image de la Villa Médicis à Rome, la Villa Kujoyama accueille depuis 1992 à Kyoto, au Japon, des artistes pour des séjours d’un ou deux trimestres. Souvent un tremplin pour eux, dans un environnement de travail idéal.
Les Japonais l’appellent “le château” et l’observent avec une admiration pudique. Plongée dans une végétation luxuriante, la Villa Kujoyama surplombe majestueusement Kyoto du haut de son toit en cuivre. Cerné par des moines taiseux et des singes rieurs, cet endroit mystique semble se dérober aux visiteurs de passage. Plus d’un cycliste s’est cassé les dents sur la longue route en épingle qu’il faut gravir pour y accéder.
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Une fois devant l’austère entrée et sa cascade d’escaliers, on ne tombe pas sur des gardes impériaux mais sur des grappes d’artistes que l’on reconnaît à leurs sacs à dos en bandoulière. Construite sur les pentes du mont Kujo, cette prestigieuse résidence d’artistes au destin tumultueux continue de fasciner.
Elle accueille chaque année, au cœur de l’ancienne capitale historique du Japon, une vingtaine de créateurs qui souhaitent y développer un projet en lien avec le pays. Et les candidatures d’artistes voulant y résider – pour des séjours de trois à six mois maximum – sont de plus en plus nombreuses. Plus de 250 ont été déclarées éligibles pour la saison 2019.
“La Villa arrive souvent à un moment charnière dans la carrière des artistes qui y séjournent, c’est un véritable tremplin, assure sa directrice Charlotte Fouchet-Ishii. Grâce à son rayonnement international, ils peuvent avoir accès à des réseaux et des relais non négligeables pour mener à bien leurs projets.”
La petite sœur de la Villa Médicis
Créée en 1992 sur le modèle de la Villa Médicis de Rome, la Villa Kujoyama reste cependant moins connue que son auguste aînée transalpine. “C’est pourtant l’une des plus importantes institutions culturelles françaises à l’étranger”, insiste Pierre Buhler, président de l’Institut français. Il faut dire que son histoire est aussi riche que mouvementée.
A l’origine, on trouve Paul Claudel. Ambassadeur de France au Japon dans les années 1920, le grand dramaturge eut l’idée d’édifier l’Institut franco-japonais du Kansai (région de Kyoto-Osaka) sur le terrain aujourd’hui occupé par la Villa grâce au soutien d’un mécène francophile, le président de la Chambre de commerce et d’industrie d’Osaka, Inabata Katsutaro (un ami des frères Lumière, qui avait importé le cinématographe sur l’archipel).
Mais afin de se rapprocher du quartier universitaire, l’établissement fut finalement transféré dans le centre-ville, et le site de Kujoyama (nom donné à cette zone de petites montagnes) fut laissé en sommeil durant près d’un demi-siècle. En 1981, le bâtiment, nettement dégradé, fut même détruit suite à des manifestations de riverains. Cinq ans plus tard, il a fallu qu’un acquéreur se présente afin de récupérer le terrain laissé en jachère pour que la France se décide à lui redonner vie.
Alchimie franco-japonaise
Assis sur un élégant canapé rouge de la Villa Kujoyama, Michel Wasserman, son premier patron, se souvient de cette journée du 21 septembre 1986 où, sous une pluie battante, il découvrit pour la première fois le site. “Le ministère des Affaires étrangères m’avait demandé de faire construire à cet endroit une lointaine cousine de la Villa Médicis, destinée à accueillir un petit groupe d’artistes pour des séjours d’immersion et de création au Japon”, raconte-t-il. Mais sur place, j’ai découvert une parcelle en pente gagnée par des herbes hautes et à laquelle on ne pouvait accéder qu’en abandonnant sa voiture”.
C’est le petit-fils de M. Inabata, Katsuo, qui s’est alors démené pour réunir les fonds. Le chantier est confié à Kunio Kato. Alors que le bâtiment originel occupait sagement la colline, ce jeune architecte préconise une structure en hauteur grâce à l’édification d’une tour-ascenseur d’une quinzaine de mètres. Pour la première fois, le site devient visible depuis la ville.
Cet ancien étudiant à l’école des Beaux-Arts met aussi un point d’honneur à concevoir un “objet architectural métaphoriquement franco-japonais”. Froid et épuré, le bâtiment en L, d’une surface de 1 164 m2, s’inspire notamment du célèbre couvent Sainte-Marie de La Tourette construit par Le Corbusier.
Comme pour éviter toute distraction, les six studios d’artistes qui composent la Villa sont tournés vers le flanc de la colline et non vers la ville, ce qui achève de lui donner une dimension monacale. “C’était le premier programme de résidence au Japon et le premier à être ouvert en Asie. Au début, personne ne pensait que ça marcherait”, se souvient Wasserman.
Construite en 1991, inaugurée en 1992, la Villa Kujoyama a depuis accueilli plus de 350 résidents représentant plus d’une vingtaine de disciplines (de la littérature au design en passant par la mode ou la bande dessinée). Dans son panthéon sont gravés des noms aussi illustres que ceux de l’écrivain Jean-Philippe Toussaint, du plasticien Xavier Veilhan ou bien encore de l’ancien patron du palais Galliera, Olivier Saillard.
Peu de temps après la catastrophe de Fukushima, l’incertitude a cependant plané sur l’avenir de la Villa Kujoyama. Gagné par l’humidité, le béton s’est fissuré et d’importantes moisissures ont recouvert les murs. Durant près de deux ans, le site a fermé ses portes et c’est grâce à l’important soutien financier de Pierre Bergé qu’il a pu les rouvrir en 2014. De son côté, la Fondation Bettencourt-Schueller accompagne et soutient financièrement le programme de résidence.
Contrairement à ce qui se passe dans d’autres institutions, la petite équipe (quatre personnes dont deux Japonais) de la Villa Kujoyama, menée par l’énergique Charlotte Fouchet-Ishii, assure un véritable accompagnement des résidents “avant, pendant et après” et notamment des connexions avec des partenaires ou artisans japonais selon le vœu originel formulé par Paul Claudel.
“J’avais besoin de cette retraite et de ce silence. Je souhaitais trouver de la lenteur, la possibilité de dessiner sans contraintes”
Catherine Meurisse, dessinatrice
Dans son studio tapissé de poèmes de Toge Sankichi et Paul Celan, le compositeur et pianiste français Thierry Machuel, qui a également connu la Villa Médicis, préfère vanter les mérites de sa petite sœur de Kyoto. “On sent que le personnel de la Villa est animé par l’ardente envie de nous rendre service dans toutes nos démarches et de nous mettre dans les meilleures dispositions pour travailler, et ça change tout.”
Coupé du bruit et de l’agitation de la ville, l’environnement de la Villa offre également un sentiment d’isolement et de quiétude sans commune mesure. Devant un bureau où s’empilent les dessins issus de ses déambulations dans l’archipel, la dessinatrice Catherine Meurisse, rescapée des attentats de Charlie Hebdo, raconte qu’elle s’y est “immédiatement sentie bien”.
“Un séjour ici crée un changement en profondeur. Je suis encore submergée par l’émotion et je n’arrive pas trop à en parler. J’avais besoin de cette retraite et de ce silence. Je souhaitais trouver de la lenteur, la possibilité de dessiner sans contraintes. J’étais venue ici pour adapter librement un roman de Natsume Soseki et je me retrouve avec plein d’autres projets en tête. Ce voyage va se retrouver dans mes livres, mais je ne suis pas obligée de rendre quelque chose immédiatement et ça m’a permis d’être attentive aux choses essentielles.”
Un luxe indispensable
Le designer Johan Brunel, qui y séjourne depuis le mois de janvier, abonde dans ce sens : “On a tendance à voir dans les résidences d’artistes des succursales du Club Med, comme si à notre époque on ne parvenait pas à concevoir qu’un artiste puisse avoir besoin de temps libre pour trouver l’inspiration et créer. C’est devenu un luxe et c’est la raison pour laquelle on doit se battre pour préserver un lieu comme la Villa Kujoyama.”
Considéré comme un “trésor national vivant” au Japon, le peintre de kimonos Kunihiko Moriguchi conseille la Villa Kujoyama depuis l’ouverture du programme de résidences en 1992, notamment dans le domaine des métiers d’art. “J’ai toujours dit aux mécènes et aux institutions : ne soyez pas pressés avec nos résidents. Il faut attendre pour avoir des résultats et l’on en voit aujourd’hui les signes.”
Et ce bienfaiteur d’ajouter avec un sourire : “J’ai mis cinquante ans à remercier la France après avoir fait mes études là-bas. Il ne faut pas forcer les artistes sinon l’on obtient un résultat superficiel. La Villa Kujoyama est là pour permettre de créer des œuvres qui traversent le temps.” Assise à ses cotés, la directrice Charlotte Fouchet-Ishii conclut : “Et si la Villa bénéficie aujourd’hui d’un tel rayonnement international, c’est bien grâce au travail réalisé par ses résidents.”
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