Si certains cadres socialistes se crispent encore sur la question écologique, si certains élus, comme Gérard Collomb, osent comparer les écolos à des « Khmers verts », si le nucléaire forme encore la principale pomme (verte) de discorde entre le PS et les amis d’Eva Joly, quelque chose a néanmoins changé dans le corpus idéologique du socialisme. […]
Si certains cadres socialistes se crispent encore sur la question écologique, si certains élus, comme Gérard Collomb, osent comparer les écolos à des « Khmers verts », si le nucléaire forme encore la principale pomme (verte) de discorde entre le PS et les amis d’Eva Joly, quelque chose a néanmoins changé dans le corpus idéologique du socialisme. L’écologie y a désormais toute sa place ; mieux, elle s’est imposée comme le coeur de la rénovation d’une pensée politique usée sur beaucoup de coutures.
Par-delà les politiques locales menées avec plus ou moins d’audace environnementale par les élus socialistes, des figures du parti, d’Henri Weber à Gaëtan Gorce, théorisent aujourd’hui ce tournant idéologique. La bascule théorique de la social-démocratie française va jusqu’à bouleverser sémantiquement son propre nom : le socialisme se baptise désormais « éco-socialisme ». Plus qu’un simple artifice ou une coquetterie démagogique, l’imposition du préfixe traduit la radicalité d’une vision renouvelée de la société et de la manière de la transformer.
Pour Henri Weber, député européen et secrétaire national adjoint du PS chargé de la mondialisation, auteur de La Nouvelle Frontière – Pour une social-démocratie du XXIe siècle, cette force politique se trouve aujourd’hui « acculée à une troisième refondation », après celles des années 1920 (abandon du dogme de la conquête révolutionnaire du pouvoir) et des années 50 (abandon des objectifs marxistes de la nationalisation intégrale des entreprises et de la direction de l’économie par le plan) : la refondation écologique en forme le dessein. Idée partagée par le sénateur de la Nièvre Gaëtan Gorce qui, dans son livre L’Avenir d’une idée – Une histoire du socialisme, avance que « la prise en compte de l’enjeu écologique constitue d’emblée pour l’idée socialiste une nécessité », voire « une formidable opportunité ».
Avec la prise en compte du principe de réalité écologique, le socialisme a selon lui l’occasion de « redéfinir son rapport au progrès », notion ambiguë, trop longtemps associée à l’évolution de la science et des technologies. La reconfiguration du concept de progrès passe par la reconnaissance de « l’ambivalence du progrès scientifique » (principe de précaution) et par l’élargissement de la notion vers celle, plus ouverte, de « progrès humain », c’est-à-dire la prise en compte des différents critères permettant de mesurer la qualité de vie de chacun.
La crise dans laquelle est entrée la modernité, théorisée en 1986 par Ulrich Beck dans La Société du risque, oblige aujourd’hui à modifier l’analyse fondée sur la foi absolue dans le progrès technique. Les socialistes ont enfin intégré le « principe responsabilité », défini par le philosophe Hans Jonas (référence majeure des écolos), à leur corps de valeurs. Longtemps, rappelle Weber, la gauche a vécu dans la conviction que les ressources naturelles étaient infinies et inépuisables, donc gratuites.
Surtout, l’idée d’un nécessaire et salutaire productivisme a longtemps fait l’objet d’un dogme politique, sans lequel le système d’organisation économique ne valait rien. Pour développer l’économie et le bien-être, il fallait produire et encore produire, aveuglément, incessamment. La gauche socialiste a enfin appris, ces dernières années, qu’à force de creuser cette voie, un péril guettait le monde.
« La social-démocratie doit rompre avec le productivisme et intégrer à son programme fondamental l’apport de l’écologie politique », insiste Henri Weber.
Car quatre types de menaces, désormais clairement identifiés, pèsent sur la planète : l’épuisement des ressources naturelles (pétrole, eau douce, métaux), les pollutions de l’environnement (air, sols, eau, aliments), l’érosion de la biodiversité (disparition des espèces, mais aussi des services de régulation des écosystèmes qu’elles assuraient) et enfin le réchauffement climatique.
La rupture du lien entre « plus » et « mieux », longtemps portée dans un silence poli par les pères de l’écologie politique comme René Dumont ou André Gorz, commence seulement à être reprise par la gauche. Remise en cause du productivisme, c’est-à-dire de la foi aveugle dans la possibilité d’une croissance illimitée, l’écologie politique reconfigure radicalement, de ce point de vue, le socialisme. Elle le subvertit autant qu’elle le ramène à la raison.
Pour autant, estiment les hiérarques socialistes, le défi de l’éco-socialisme reste de réaliser la synthèse « entre l’impératif social de reconquête du pleinemploi qui exige un sentier de haute croissance, et celui, écologique, de la transition vers une économie sobre en carbone et en matières premières » : c’est-à-dire s’efforcer de concilier croissance, progrès social et défense de l’environnement. Aux trois objectifs qui, rappelle Weber, définissaient traditionnellement le socialisme démocratique – instituer une démocratie accomplie, assurer la maîtrise de la société sur son avenir, et en particulier sur le fonctionnement de l’économie, promouvoir une civilisation humaniste -, s’en ajoute désormais une quatrième, toute aussi décisive : « préserver la nature et notre cadre de vie ».
Pour opérer ce tournant, les socialistes s’écartent de quatre formes d’écologie politique souvent répertoriées – radicale, réactionnaire, conservatrice et libérale – pour se situer du côté de « l’écologie progressiste ». Une écologie pragmatique qui, sur la question sensible de la décroissance, par exemple, préfère la complexité à la simplification du discours. Typique d’un faux débat, la décroissance est parfois nécessaire – décroissance du trafic autoroutier, des industries polluantes, de l’élevage en batteries, de l’agriculture usant de pesticides… -, autant que la croissance lorsqu’elle est vertueuse – croissance du fret ferroviaire, du parc de logements sociaux, de l’agriculture bio, des services aux personnes…
Comme l’affirme Gaëtan Gorce, si le socialisme est encore une idée qui a de l’avenir, c’est que l’éco-socialisme offre « la possibilité à l’idée socialiste de réactualiser plusieurs de ses valeurs identitaires », à commencer par la justice sociale, « dont le contenu s’est flouté au fil du temps ». Par l’impulsion nouvelle qu’il serait censé apporter aux idéaux de redistribution et de lutte pour un meilleur partage des ressources et des richesses, l’éco-socialisme est « une sorte de retour aux sources » ; « le premier socialisme ne s’est-il pas d’abord soucié d’harmonie », de « réconcilier l’individu avec la société, c’est-à-dire avec son environnement entendu au sens large ? », souligne Gorce.
Autre valeur identitaire à développer : la transformation profonde de nos systèmes d’administration publique, rendue indispensable par les bouleversements écologiques.
« L’éco-socialisme est inséparable d’une éco-démocratie », c’est-à-dire d’un « socialisme soucieux de l’environnement démocratique ».
Un chantier déjà exploré par des auteurs comme Dominique Bourg et Kerry Whiteside (Vers une démocratie écologique, Seuil, 2010), pour qui la sauvegarde de la biosphère exige de repenser la démocratie elle-même et les procédures délibératives.
Si le socialisme démocratique a encore un sens dans l’espace politique contemporain, il ne peut ainsi que se déployer sur la base de cette refondation écologique : parallèlement à l’autre grand chantier de réflexion du moment – la question de l’égalité, dans laquelle elle s’imbrique naturellement -, ce nouvel élargissement intellectuel forme désormais le socle de sa promesse d’émancipation.
Jean-Marie Durand
La Nouvelle Frontière – Pour une social-démocratie du XXIe siècle d’Henri Weber (Seuil), 2 28 pages, 17 euros ; L’Avenir d’une idée – Une histoire du socialisme de Gaëtan Gorce (Fayard), 370 pages, 22 euros.