Rock star et styliste, artistes et amies, créatrices et muses : dialogue Patti Smith/ Ann Demeulemeester sur les liens entre mode et rock, création et poésie, style et attitude. Sur la pochette de l’album Horses, en 1975, Patti Smith porte pour l’éternité une chemise blanche, un ruban noir, les cheveux noir corbeau lâchés, une veste […]
Rock star et styliste, artistes et amies, créatrices et muses : dialogue Patti Smith/ Ann Demeulemeester sur les liens entre mode et rock, création et poésie, style et attitude.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sur la pochette de l’album Horses, en 1975, Patti Smith porte pour l’éternité une chemise blanche, un ruban noir, les cheveux noir corbeau lâchés, une veste noire négligemment jetée sur l’épaule. Si l’album a marqué l’histoire de la musique du XXe siècle, cette photo de son ami Robert Mapplethorpe a marqué l’histoire du style. La créatrice belge Ann Demeulemeester a été touchée profondément par cette image. Tout son travail depuis vingt ans peut se lire comme une déclinaison obsessionnelle de cette dégaine : des modèles aux cheveux longs et libres, de longues chemises blanches, et du noir, toujours, pour ses vestes et pantalons, peaux en cuir, grosses bottes, rubans. Mais surtout, cette attitude libre et sauvage, poète et farouche, inaugurée à l’époque par Patti Smith. Inéluctablement, la brune incarnant l’intégrité du rock et la blonde, dont la marque éponyme est l’une des rares à ne pas appartenir à un grand groupe, sont devenues amies et ont travaillé ensemble, Ann habillant Patti pour ses concerts, Patti chantant à un défilé d’Ann, ou les deux se retrouvant sur une exposition commune, comme en 1999. Elles avaient toujours refusé de se raconter dans les médias. Pour Les Inrocks, elles ont accepté de parler de leur rencontre, de style, d’attitude, et de leurs nombreux goûts communs.
Quand vous êtes-vous rencontrées ?
Patti Smith – Il y a un peu plus de dix ans, peu après la mort de mon mari Fred, j’étais dans le Michigan, je me sentais très seule. Un jour, j’ai reçu un paquet accompagné d’une lettre de mon avocat qui disait : “Quelqu’un t’a envoyé ça.” Les paquets ne me parviennent pas souvent, les gens m’envoient des trucs tellement bizarres. Mais cette fois, mon avocat avait précisé que c’était spécial. Il disait que la façon dont c’était présenté, du très beau papier blanc avec un ruban noir, laissait penser que cela venait de gens qui me connaissaient très bien. J’adore les rubans, j’en ai toujours porté, je suis un peu fétichiste. Il contenait une chemise, la chemise dont j’avais toujours rêvé. Pourtant cela ne ressemblait à rien de ce que j’avais déjà vu. Les détails étaient incroyables, le tissu était si fin, si doux. Je me suis assise, et vous ne pouvez pas imaginer ce que ce paquet a représenté pour moi. Je me suis dit qu’il y avait quelqu’un qui pensait à moi et qui m’envoyait cela en sachant que ça me ferait du bien. Je me souviens être restée près de ma fenêtre avec le paquet, jusqu’à ce que le jour tombe, qu’il fasse nuit noire.
Ann Demeulemeester – Quand j’avais 16 ans, je suis passée devant un magasin de disques dans les Flandres et j’ai vu la pochette de Horses. J’ai été totalement frappée, happée par la photo. J’ai pensé : un jour, je connaîtrai cette femme. Je n’avais aucune idée de sa musique. J’ai écouté le disque et j’ai eu l’impression que je connaissais cette personne depuis toujours. C’est une sensation étrange, inexplicable. Et cette musique est restée avec moi pour toujours. J’ai ressenti une énergie très forte, très belle. Le genre d’énergie qui vous donne envie de faire quelque chose. La musique a ce pouvoir de transmettre des émotions. Je me souviens très bien de mon premier défilé, j’étais très fière d’utiliser la musique de Patti. C’était une façon de la remercier de m’avoir transmis cette énergie. Nous nous sommes ensuite rencontrées “physiquement” en Belgique et, très vite, nous avons travaillé ensemble à plusieurs reprises, en particulier sur l’exposition Woolgathering en 1999, née d’un livre de poésie de Patti, dont j’avais brodé des phrases sur des vêtements.
Patti – Je ne me souviens pas ne pas l’avoir connue. Quand j’ai reçu cette chemise, il s’est vraiment passé quelque chose. J’ai de la chance, beaucoup de fans m’écrivent, me disent leur affection. Mais là, c’était deux artistes, Ann et son mari (Patrick Robyn – ndlr), qui m’envoyaient leur travail et leur amour inconditionnel. J’ai vraiment ressenti de l’amour à la façon dont il était emballé, dont le ruban était attaché.
Patti, aviez-vous conscience, avec la pochette de Horses, d’affirmer un style qui allait influencer tellement de gens ?
Patti – Quand je regarde cette pochette, je vois Robert (Mapplethorpe – ndlr). J’adore cette photo. Il prenait des photos naturelles, de la vie. Beaucoup de gens ont parlé de cette pochette, ont écrit dessus. Pour moi, elle représente juste ce qu’on était vraiment à cette époque. Ce qui est amusant, c’est qu’au fond je continue à ressembler à cette photo. J’ai plus de cheveux blancs mais je n’ai pas changé tant que ça au point de vue du style. Et c’est pour cela que j’aime les vêtements d’Ann. Dans ses habits, je suis moi-même. Il y a ces détails merveilleux, ces petites attentions, les boutons, la courbe de la patte de boutonnage…
Comme vous le disiez, vous ne vous êtes pas déguisée pour cette pochette, mais il y avait l’influence de poètes français : Baudelaire, mais aussi Rimbaud.
Patti – Oui, j’avais un vieux pardessus, comme Rimbaud. Pour moi, leur style faisait partie des raisons pour lesquelles je les aimais. C’était la même chose avec George Harrison ou Baudelaire. L’habillement, c’était une partie très réjouissante de l’expérience. J’ai toujours aimé étudier la façon dont les gens s’habillent, comment ils reflètent à travers leurs vêtements leur travail, leur esprit, comment ils se sentent. Enfant déjà, je n’ai jamais accepté de porter des vêtements dans lesquels je ne me reconnaissais pas. Ma mère se désespérait parce que je portais toujours la même chose, jusqu’à l’usure, un vieux T-shirt de marin et une jupe noire. Si elle essayait de m’acheter quelque chose d’autre et de me le faire porter, c’était terrible. J’avais l’impression que j’allais en mourir. Quand je suis sur scène, si je ne me sens pas parfaitement bien dans une fringue, je l’enlève immédiatement et je remets mes vieux habits. Pour moi, l’habillement n’est pas un costume. S’habiller n’est pas se déguiser : c’est une projection de soi-même. Ann, quand vous avez vu la pochette de Horses pour la première fois, vous étiez consciente de la présence de toutes ces influences : Baudelaire, Rimbaud, etc. ?
Ann – Je crois, oui. Même si je n’analysais rien à l’époque. J’essayais davantage de travailler sur les émotions, les sentiments et la recherche de mes “ancêtres” artistes : pas ceux de la famille, mais ceux qu’on se choisit parmi les autres artistes. Ceux qui vont donner de l’énergie. Je pense que quelque part j’avais conscience de ça quand j’avais 16 ans.
Patti – On n’a jamais parlé de ça toutes les deux, mais j’ai cette même croyance. Les artistes ont deux arbres généalogiques : celui du sang et celui de l’énergie qui passe d’un artiste à l’autre. Ann, il est évident quand on voit vos vêtements que le style de Patti a eu sur vous une grande influence. Etait-ce une décision délibérée de décliner son attitude ?
Ann – Patti est Patti, et j’ai un grand respect pour elle. Mon travail, c’est quelque chose d’autre. Je travaille de façon très instinctive, pas délibérée. Je pense qu’il s’agit de communication et que chacun choisit son langage. Pour Patti, c’est l’art, la musique, la poésie… Pour moi, c’est créer des vêtements. C’est un outil pour transmettre ses émotions. Et après vingt-cinq ans, je continue à en avoir, avec un respect immense pour les personnes qui choisissent de porter mes vêtements. Quand j’ai commencé, j’ai choisi cette discipline parce que je pensais que c’était une bonne façon de communiquer avec un grand nombre de gens.
Patti – Il n’est pas juste de seulement dire que je l’ai influencée. Nous avions vraiment la même vision et conception de ce qu’est la mode, le vêtement, de ce qu’il représente. L’investissement émotionnel que tu y mets, comment tu te sens forte ou en sécurité avec… Il y a quelques années, elle faisait un défilé pour homme, et je me trouvais par hasard dans la ville. J’y suis allée et, quand j’ai vu les vêtements, j’ai eu la sensation que ça aurait pu appartenir à Rimbaud, à Byron… Je voulais tout essayer, on a beaucoup ri, j’étais comme un enfant dans une boutique de sucreries. J’avais envie de faire partie du show. Ann m’a alors fait défiler au milieu des garçons. J’étais si fière et si à l’aise. Je ne ressentais pas le fossé de l’âge ni du sexe. C’était très harmonieux.
Ann – Ce fut un moment très spontané, merveilleux. Habituellement, après les défilés, tout le monde vient, m’entoure, me parle. Or, là, au bout d’une demi-heure, je me suis retrouvée toute seule après le départ des journalistes. Je suis retournée en coulisses, et là, j’ai vu tous les mannequins, ces jeunes hommes de 18-20 ans, assis en cercle, et Patti au milieu en train de chanter. C’était très beau. Sans différence d’âge ni de sexe.
A ce propos, Ann, vous êtes une des rares créatrices à avoir voulu faire défiler hommes et femmes ensemble. Comme si le style n’était pas une question de sexe.
Ann – Absolument. C’est un vrai choix. J’ai toujours voulu que les hommes et les femmes défilent ensemble, comme dans la vie. Je trouve qu’ils se rendent mutuellement plus beaux et plus riches. Je n’ai jamais aimé cette séparation artificielle entre défilés homme et femme instaurée par le monde de la mode, qui est très rigide.
Patti – Les vêtements d’Ann vont au-delà de la notion de sexe. Je peux porter les pièces de la collection homme. Je m’y sens bien, je m’y reconnais. J’adore aussi la fluidité des vêtements qu’elle crée pour les femmes. Depuis qu’elle m’a envoyé cette fameuse chemise, je ne suis jamais montée sur scène en n’étant pas habillée par Ann. Je déteste me sentir contrainte quand je suis sur scène, j’ai besoin de ma liberté de mouvement. (Elle montre les manches de la veste qu’elle porte). Ann a ouvert les manches de cette veste : visuellement, c’est superbe, et on se sent libre. Cela dit, ses vêtements souffrent sur moi.
Ann – Ils gagnent aussi… ils se patinent.
Patti – Oui, comme du vieux bois, de l’argent. Ann – Un vêtement n’est vivant que lorsqu’il est porté. Et plus il est porté, plus il devient beau. Je crois fermement à ça. C’est pour cela que j’essaie toujours de donner un mouvement à mes vêtements. Je déteste les vêtements rigides, nets, apprêtés.
Patti – Je me souviens de ma toute première veste, que j’ai portée très longtemps. En 1979, tout mon équipement m’a été volé. Dedans, il y avait une valise avec mes vêtements favoris, et cette veste y était. Je me suis sentie perdue. Un jour, Ann m’a envoyé une veste de sa création, et c’était parfait. Tout ce que j’avais perdu dans la valise était là : j’étais si heureuse. Je l’ai portée et portée, je ne l’envoyais pas au pressing parce que je ne voulais pas m’en séparer. Quand j’ai revu Ann, la veste était en lambeaux et abîmée par la sueur. Ann m’a dit : “Patti, elle est vraiment magnifique comme ça, mais peut-être que je vais t’en donner une autre.” Ça pourrait paraître futile, les vêtements qu’on porte. Mais c’est énorme. Quand on est scruté par le monde entier, qu’on se sent seul, porter la bonne chemise est une chose merveilleuse. Mais ce n’est qu’une de nos nombreuses connexions avec Ann. Nous sommes liées par une amitié inconditionnelle.
Patti, en débarquant dans le paysage rock au mitan des années 70, étiez-vous consciente de présenter une nouvelle image de la féminité ?
Patti – Avec la vie et l’enfance que j’ai eues, je ne pensais pas pouvoir donner de leçon sur la féminité ! J’étais maladroite, maigre, empotée avec les garçons, même si je m’entendais bien avec eux. Alors penser que j’aurais un jour une quelconque influence…
Ann – Je pense que l’influence de Patti n’est pas tant une question de genre, de féminité ou d’androgynie qu’une question de liberté.
Patti – Quand la photo de Horses a été prise, j’avais 27 ans, je sortais d’une affreuse adolescence. Grâce à Robert, j’avais acquis une réelle confiance en moi. Je me sentais acceptée. Si je regarde cette photo, je ne pense pas à l’androgynie ou à la féminité. J’étais là, Robert croyait en moi, mes musiciens aussi. J’étais très fière, et cette photo porte en elle cette fierté.
Ann – Une des choses les plus précieuses que tu m’aies données, c’est une phrase que je me suis répétée quand je travaillais, quand je cherchais, quand j’avais des difficultés : “I stand in front of the microphone and I have no fear” (“Je me tiens debout devant le micro et je n’ai pas peur”). Cette phrase m’a guidée.
Patti – Robert voulait vraiment que je me sente bien, que je croie en moi. Il ne voulait pas entendre autre chose. J’ai un regret : j’aurais aimé que Robert rencontre Ann.
Patti, avez-vous conscience que vous avez donné beaucoup de confiance à des milliers d’adolescents. Vous avez réussi à être libre, très différente de l’image habituellement colportée par les médias.
Patti – Je sais ce que c’est de se sentir différent, rejeté, d’être un ado mal à l’aise et moqué. J’ai testé et ressenti ces choses profondément. Heureusement, je ne suis pas tombée dans l’autodestruction. Je voulais parler ouvertement aux gens comme moi : ceux qui se sentaient à part, abandonnés, bizarres, maladroits.
Ann – Je pense que les outsiders voient plus clairement les choses que les gens qui sont bien en place. Je ressens la même chose dans le milieu de la mode. Je viens d’Anvers, je me suis toujours sentie à part et me suis organisée pour le rester, parce que j’ai le sentiment que c’est ce qui donne son prix à mon travail. Quand vous êtes outsider, vous pouvez détecter des choses que ne ressentent pas ceux qui sont trop absorbés par la normalité. De cette inadéquation avec la vie, il faut faire un atout : c’est un point commun entre Patti et moi.
Ann, vous êtes une exception dans le monde de la mode : votre marque est l’une des rares à ne pas appartenir à un grand groupe.
Ann – Je chéris ma liberté, c’est un vrai luxe. J’ai toujours voulu créer mes propres règles, être mon propre patron. Je ne pourrais pas faire de compromis. Si je ne peux pas faire les choses à ma façon, alors je préfère ne pas les faire.
Par rapport aux contraintes de l’industrie, il y a quand même une grande différence entre vous deux : Patti, vous avez enregistré des disques quand vous en avez eu envie, alors que vous, Ann, vous devez suivre le rythme des collections…
Ann – C’est effectivement très dur et frustrant. Vous ne pouvez pas choisir de montrer votre travail quand vous êtes prêt. Cela dit, au fil des années, j’ai appris à me dire : “OK, c’est le mieux de ce que je peux montrer aujourd’hui ; et ce que je ne peux pas encore montrer, je le montrerai plus tard.” C’est la seule façon pour moi de gérer cette pression.
Vous avez dit : “Chaque défilé est la concrétisation de ce que je n’ai pas pu faire dans le précédent”…
Ann – C’est ça, c’est une chaîne. Chaque défilé existe parce que le précédent a préparé le terrain. Chaque défilé est une marche. Patti, diriez-vous la même chose : chaque nouvel album est la concrétisation de ce que vous n’avez pas pu faire dans le précédent ?
Patti – En apparence, je n’ai enregistré que de loin en loin. En réalité, je n’ai jamais cessé de travailler sur un album ou un recueil de poésie. Mais il y a un moment où il faut mettre un point et publier. Et en commencer un autre si tout n’a pas été dit. Sinon, on peut devenir fou à vouloir absolument atteindre la perfection. Comme Ann l’a dit, c’est un continuum. On cherche l’illumination continuelle. Un nouveau détail qui va nous éclairer.
Entretien Olivier Nicklaus & Géraldine Sarratia (2007)
{"type":"Banniere-Basse"}