Ils ont 20 ans et ils s’aiment, dans un Paris sixties rempli de spectres et de menaces. Patrick Modiano signe le roman noir du temps qui passe et l’un de ses plus grands livres. Obsédant.
C’est comme un geste à chaque fois recommencé, avec régularité, discipline, tendant chaque fois à plus d’épure. Patrick Modiano, dernier samouraï de la littérature française ?
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Car il y a quelque chose du samouraï dans cette obstination à répéter le même geste littéraire tout en l’affinant, le maîtrisant chaque fois davantage, le perfectionnant tellement que toute impression de travail s’évanouit derrière la poésie pure de la phrase, du tracé. Tracé des lignes temporelles et spatiales qui s’entremêlent à la façon d’une toile d’araignée dans laquelle vont se laisser prendre encore une fois, et comme toujours chez Modiano, les protagonistes de L’Horizon.
Le temps incarné dans l’espace, la géographie des rues de Paris, est un piège pour les amoureux innocents. Ils ont 20 ans au début des années 60. Quarante ans plus tard, c’est lui qui se souvient et raconte.
Il s’appelle Jean Bosmans, elle, Margaret Le Coz – et tout le roman va faire défiler des noms tellement banals qu’ils ressemblent à ces fausses identités dont les héros des films noirs s’affublent pour mieux passer inaperçus lors d’une planque à l’hôtel ; ou comme ceux que les amants adultères donnent au réceptionniste de l’hôtel où ils vont faire l’amour l’après-midi.
Tous les noms de L’Horizon ressemblent au registre d’un hôtel borgne. Jean rencontre Margaret dans ce Paris des IXe et Xe arrondissements, proche de la rue Lafayette, là où André Breton rencontra Nadja. La jeune femme est presque aussi mystérieuse : traquée par un homme sec, étrange, qui semble vouloir la tuer, elle déménage constamment ; Jean aussi, harcelé par celle qu’il pense être sa mère – cruauté froide de ce faux doute – qui débarque chez lui à l’improviste avec son amant, un gangster brutal habillé en torero, pour lui estorquer de l’argent en le menaçant de le frapper.
Ces traques, ces fuites obligées transforment L’Horizon en roman noir où il ne se passe presque rien, mais où la menace est constante, obsédante – et ces déménagements ne sont qu’un beau prétexte pour écrire autour de ces “non lieux” parisiens, zones “grises”, quartiers où l’on ne va jamais, rues aux noms inconnus et merveilleux, comme si le Paris de Modiano n’existait pas hors du roman, comme s’il s’agissait d’un conte ou d’un cauchemar, déréalisant tout sur son passage.
C’est en marge qu’advient l’existence. Mais en marge de quoi ? De la normalité, du bon droit des gens qui n’ont rien à craindre et rien à se reprocher ? C’est dans la marge qu’on se cache, qu’on se protège et qu’on s’aime, dans la marge, et là seulement, que ces êtres aux vies floutées, bousculées par la guerre – elle est née à Berlin dans les années 40, ce qui est mal vu, il est né à Paris, mais a été abandonné par des parents pressés de fuir, ou de vivre, et c’est pareil chez Modiano –, enfants résidus de la folie et de l’horreur, peuvent s’épanouir, comme des clandestins. Ce sont des jeunes vies déjà en ruine à cause de leurs aînés que met en scène Modiano, dont le roman finit par tourner autour d’un secret, qui serait ni plus ni moins que l’impuissance masculine.
Dans le dédale de ce roman labyrinthique où tous se perdent, le Minotaure est cette impuissance sous toutes ses formes : impuissance à vivre ; impuissance à se débarrasser des spectres du passé ; impuissance à retenir ceux qu’on aime, aussitôt changés en fantômes dès qu’ils disparaissent ; impuissance à atteindre ce Graal qui s’appelle “l’horizon”… L’horizon, c’est cette ligne de fuite magnifique et bleutée, ouverte et vibrante de toutes les promesses et de tous les possibles de l’avenir, qui brille au loin, devant nous, lorsqu’on a 20 ans.
A 60 ans, l’horizon est ce passé lointain et heureux, ce temps perdu qu’on n’en finit pas de rejouer dans sa tête en puzzle. Cette ligne de fuite derrière soi qu’on fait revivre dans sa tête par crainte qu’elle ne s’estompe dans les brumes de la mémoire… C’est ce que l’on n’atteint jamais. Un mirage, comme toute la vie.
L’Horizon est peut-être le plus métaphysique des romans de Modiano, celui qui condense tout l’enjeu de ses précédents romans en une seule question philosophique. La vie n’a que faire du temps et de sa linéarité, elle le nie même constamment, se résumant, pour Jean Bosmans, à un épisode sur lequel il bute sans cesse.
Quarante ans se sont écoulés depuis sa liaison avec Margaret Le Coz et la disparition abrupte de la jeune femme. On sait qu’il est devenu écrivain. Et puis c’est tout : quarante ans ne sont rien face à une seule année, face à une minute, face à une seconde d’un bonheur d’autant plus indélébile qu’on n’en aura jamais les clés.
Aujourd’hui, Bosmans retrouvera-t-il son amour ? S’il brille une lueur d’espoir, enfin, dans ce qui s’impose comme l’un des plus beaux romans de Modiano, qu’on ne compte pas sur lui pour écrire leur happy end. Le présent s’évapore. Seule existe la vie rêvée, sans cesse reconstituée, toujours répétée, d’un passé pourtant en lambeaux.
L’Horizon (Gallimard), 176 pages, 16,50 €
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