Alors que des chercheurs américains viennent de découvrir des fonctions communes à toutes les langues, pourra-t-on grâce à l’informatique inventer un langage universel ? Entretien avec Paul Egré, philosophe et spécialiste du langage.
Le site britannique Arts Technica UK rapporte que trois chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) auraient trouvé un dénominateur commun à tous les langages du monde. Dans toutes les langues, les concepts liés entre eux seraient toujours proches les uns des autres dans la phrase. L’exemple pris par Arts Technica est “une vieille femme”. L’adjectif “vieille” dépend du nom “femme” et serait, dans toutes les langues – en tout cas dans les trente-sept étudiées par les trois chercheurs –, placé à proximité de celui-ci afin que le cerveau puisse les associer facilement. Ce résultat rejoint le concept de “grammaire universelle” développé par le linguiste américain Noam Chomsky et défendu par ses nombreux adeptes.
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Mais quel est l’intérêt d’une telle étude ? Pourquoi chercher le langage universel qui nous permettra de communiquer sans barrière linguistique ? Pour mieux comprendre ce besoin qui anime certains scientifiques de trouver un Graal linguistique, Les Inrocks ont interrogé Paul Egré, philosophe du langage, chargé de recherche au CNRS et professeur de philosophie à l’ENS.
Qu’est-ce que la « grammaire universelle » chomskyenne ?
Paul Egré – Dans son ouvrage de 1965 intitulé Aspects of the Theory of Syntax, Chomsky entend par « grammaire universelle » l’ensemble des principes très généraux censés permettre à un être humain normal d’acquérir, ou plus exactement de développer, sa langue maternelle. Plus concrètement, le terme d’“universel linguistique” désigne une contrainte structurelle commune à toutes les langues. On donne souvent l’exemple suivant : en japonais et en français l’ordre des mots est apparemment très différent. En japonais on ne dirait pas « Pierre danse sur la table », mais « Pierre table (la) sur danse ». Mais derrière cette différence se cache un principe commun, qui est que les mots d’une phrase sont organisés en sous-groupes hiérarchisés. Le terme de « grammaire universelle » est censé désigner l’ensemble de ces contraintes très générales qui régissent la structure des langues, en deçà de leur diversité, et que le jeune enfant est censé mettre à profit lorsqu’il apprend le langage de ses parents.
L’idée est aussi de rendre compte de la diversité des langues sur la base de ces principes très généraux en voyant la diversité comme l’effet d’un paramétrage (par exemple, en japonais le verbe suit son complément, alors qu’en français c’est l’inverse, chaque langue aurait fixé différemment le paramètre d’un principe commun).
Deux chercheurs, Nicholas Evans et Stephen C. Levinson, dénoncent cette idée d’universaux linguistiques. Que pensez-vous d’une telle critique ?
Dans cette querelle, je suis plutôt dans le camp chomskyen car je pense qu’aucun des arguments d’Evans et de Levinson n’apporte une objection sérieuse à l’existence d’universaux linguistiques. L’un des premiers universaux repéré par Chomsky – et qui participe aujourd’hui à définir le langage humain – est l’idée que les langues sont organisées de façon hiérarchique, et que toutes les constructions hiérarchiques ne sont pas admissibles. Prenez n’importe quelle langue humaine et demandez-vous si on pourrait former une question à partir de la phrase d’origine en constituant la phrase miroir : “Jean a vu Marie” deviendrait “Marie vu a Jean ?”. Cette structure interrogative artificielle semble possible, et pourtant aucune langue humaine existante ne pourrait satisfaire un principe de ce genre. Simplement parce que c’est un principe qui semble trop loin de l’architecture même de la cognition et du langage.
En revanche, on peut ne pas être d’accord sur les types d’universaux. Une troisième école, menée par le linguiste Joseph Greenberg, a par exemple défini ce qu’on appelle les « universaux typologiques », qui permettent de classer les langues en fonction de certaines régularités grammaticales et de voir ensuite ce qui est commun à certains groupes de langues. Pour définir, par exemple, si toute langue qui aurait un caractère X donné aurait aussi un caractère Y.
Depuis le début du XIXe siècle, d’autres chercheurs ont travaillé dans un autre horizon : la création d’un langage universel. Pourquoi et pour quoi faire ?
Il y a souvent une confusion auprès du public entre « grammaire universelle » et « langage universel ». Ce dernier désigne une langue particulière, douée d’une grammaire propre, mais censée être parlée et comprise de tout être humain. Une langue universelle est souvent vue comme une langue artificielle de ce fait, destinée à être plus facile que les autres à acquérir comme seconde langue. C’était l’ambition du volapük ou de l’espéranto et d’autres langues artificielles.
Dans le cas de l’espéranto, c’est très clair et assez bien documenté : dans une période en Europe où les tensions étaient très fortes et où le lien entre nation et groupe linguistique était très fort aussi, l’idée de fonder l’espéranto (créé par le docteur polonais Ludwik Lejzer Zamenhof en 1887 – ndlr) était d’aller au-delà de ces séparations nationales, justement. D’être universaliste du point de vue politique et donc de trouver une langue qui soit non pas reçue mais choisie en dépit de l’appartenance à un groupe ethnique, social ou national.
Pour le volapük (inventé par le prêtre catholique allemand Johann Martin Schleyer en 1879 – ndlr), je ne suis pas sûr que la motivation politique était aussi forte. Il me semble qu’il y avait l’idée plus naïve qu’on pourrait remédier à un problème d’intercompréhension linguistique par la création d’une langue artificielle. C’est une idée qui, aujourd’hui encore, a la vie dure : on croit encore qu’on pourrait trouver un langage qui aurait des propriétés magiques telles que l’on puisse l’apprendre de façon plus rapide qu’on apprendrait sa propre langue ou d’autres secondes langues. Je crois que ça reste une sorte de pierre philosophale dans la quête de beaucoup d’inventeurs.
Mais une langue universelle n’est pas nécessairement inventée : il suffirait qu’une des langues naturelles existantes devienne suffisamment répandue comme première ou comme seconde langue pour jouer le même rôle d’instrument d’intercompréhension global (ce pourrait être le destin de l’anglais, ou de l’espagnol, ou du mandarin, si jamais une génération entière y voyait une seconde langue obligée).
Pourquoi, alors, ces langues construites ne se sont-elles jamais imposées à l’échelle internationale ?
Dans le cas de l’espéranto, ça n’a pas été un échec total puisqu’il y a au moins une reconnaissances de certains organismes – je crois que l’Académie des sciences de Saint-Marin (minuscule république italienne – ndlr) reconnait l’espéranto comme une des ses langues officielles. Quelques initiatives font donc que cette langue est plus reconnue que d’autres langues inventées. L’espéranto est quand même mieux placé que ne l’était le volapük avant ou que ne l’est le dothraki aujourd’hui (inventée par George R. R. Martin dans la saga Game of Thrones – ndlr).
Peut-être faudrait-il comparer ces langues avec le cas de la renaissance de l’hébreu moderne. L’histoire dit que la personne qui a « ressuscité » l’hébreu, Eliézer Ben-Yehoudah, aurait forcé sa femme et son fils à parler cette langue, qui n’était pourtant pas sa langue maternelle. On peut dire que le mouvement sioniste, puis la création d’Israël ont permis la renaissance d’un hébreu moderne qui était davantage qu’un hébreu de synagogue ou qu’un hébreu parlé seulement pour des occasions spéciales. De ce point de vue, il faudrait comparer le cas de l’espéranto au cas de l’hébreu. Car dans le premier cas, il y a un projet de dé-nationalisation des langues – créer une langue dans l’idée que n’importe qui puisse y adhérer indépendamment des ses origines nationales. Dans l’autre, je crois qu’il y a, au contraire, un projet de re-nationalisation ou de re-territorialisation d’une langue, et ce projet-là a été un fort succès puisqu’il y a au moins six millions de locuteurs de l’hébreu. Pour l’espéranto, je n’ai pas trop réussi à savoir – sur Internet, j’ai trouvé « 1 000 à 2 000 locuteurs natifs », c’est-à-dire ayant l’espéranto comme langue maternelle, mais je ne sais pas trop d’où viennent ces statistiques (pour la radio américaine NPR, ils sont entre 200 000 et deux millions de locuteurs, dont un millier de locuteurs natifs – ndlr).
Aussi, on parle beaucoup de la disparition de langues qui existent depuis des décennies ou des siècles, quand par exemple les derniers locuteurs s’éteignent dans une tribu ou sur certains territoires, mais on parle moins de l’émergence – sans inventeur unique – de certaines langues. Un cas a beaucoup intéressé les linguistes, c’est l’émergence de la langue des signes du Nicaragua, qui, en l’espace de trente ans, est passée d’une langue en devenir à une langue proprement constituée. Vers la fin des années 70 au Nicaragua, les sourds ont été rassemblés dans une école. Ils n’avaient pas reçu d’éducation en langue signée donc, par leurs interactions, ils ont développé une langue des signes. Petit à petit, les élèves de cette école ont apporté à cette langue des mécanismes qui n’existaient pas pour la génération des premiers locuteurs.
A moindre échelle, ce phénomène est vrai pour toutes les langues, en fait : nous sommes des créateurs du langage, nous ne parlons pas le même français que celui de nos parents, par exemple.
Donc, quels intérêts pourrait avoir une langue universelle ?
Pour le linguiste, ça ne changerait rien, parce qu’elle deviendrait une langue particulière parmi toutes les autres. Elle ne deviendrait pas la langue par excellence qui relierait toutes les autres – vers quoi tendent les chercheurs en travaillant sur les universaux linguistiques – mais une autre langue parlée, ni plus ni moins intéressante pour les linguistes que n’importe quelle autre. Elle n’aurait pas un statut à part. De plus, il me semble que les inventeurs de ces langues ont en général voulu simplifier la morphologie de leur langue afin qu’elle soit plus facile à apprendre (l’espéranto n’adopte qu’une forme unique de conjugaison par temps, comme si on disait « je manger », « tu manger », etc.). Le linguiste doit se demander, selon moi, dans quelle mesure on peut simplifier ainsi sans avoir à adopter des règles encore plus complexes, pour compenser ailleurs la perte d’information.
Vous pouvez regarder à ce sujet une interview de Noam Chomsky par l’humoriste britannique Sacha Baron Cohen, qui se fait passer pour Ali G et qui lui demande – parmi d’autres questions ridicules, voire truculentes parfois – s’il pourrait inventer sa langue et se faire beaucoup d’argent. Amusé, Chomsky lui répond que ça n’aurait aucun intérêt et que personne n’y prêterait attention.
Maintenant, quel est l’intérêt économique ou politique d’une langue artificielle ? Il me semble que la réponse est très variable. Supposons qu’à un moment donné, l’espéranto soit adopté par beaucoup de pays comme la langue secondaire à apprendre, il resterait à voir le sens politique que ça prendrait. Si c’est proche de l’inspiration de son fondateur, cela traduirait l’élan universaliste de ces pays. Sinon, au contraire, au fil des ans, chaque espéranto s’investirait des caractéristiques de tel ou tel groupe et finirait par diverger en un espéranto de tel pays, par opposition à un espéranto d’un autre pays. C’est très difficile à dire.
Prenons encore un exemple, celui de l’arabe littéral. On sait que les médias utilisent un arabe proche de celui de La Mecque. Or, plus on se rapproche du Machrek, donc de La Mecque, plus l’arabe parlé est proche de cet arabe dit « littéraire » ; au contraire, plus on va vers le Maghreb, plus on s’en éloigne. Pourtant, cet arabe ad hoc utilisé par les médias a, à mon avis, très peu contribué à rapprocher les pays arabes les uns avec les autres. Pour la personne qui apprend l’arabe littéraire, c’est souvent une déception de ne pas pouvoir l’utiliser comme une langue passe-partout dans les pays arabes – j’en ai fait l’expérience en Egypte, où j’ai découvert que la langue était très différente de l’arabe standard que j’avais appris. Je pense qu’on peut prédire le même sort pour l’espéranto s’il était adopté massivement.
Sans doute, l’échec d’une langue artificielle vient aussi du fait que c’est une seconde langue, une langue qu’on apprend en complément. Donc, pour qu’elle réussisse, il faudrait qu’elle puisse être apprise aussi tôt que sa langue maternelle. Le seul espoir de voir une seconde langue devenir une langue universelle serait que tous les individus estiment qu’ils ont un intérêt à l’apprendre. Aujourd’hui, c’est plus le cas de langues comme l’anglais car on part déjà avec une espérance d’être compris par un grand nombre de gens plus élevée que pour l’espéranto.
Aujourd’hui, Google et Skype (et d’autres) travaillent sur des projets de traducteur universel, qui permettrait à chacun de communiquer dans un langage différent traduit en temps réel. Est-ce la nouvelle pierre philosophale linguistique que vous évoquiez à propos de la création du volapük ?
De mon point de vue, ce que représente Google et le projet d’inter-traduction automatique des langues illustre une autre histoire : celle de l’informatique. Et cette histoire se rapproche de la recherche d’une logique universelle prônée par Leibniz, par exemple. Presque une encyclopédie, en quelque sorte, qui nous permettrait de faire une sorte de calcul raisonné de la signification d’une langue donnée. Google est devenu une encyclopédie comme, je pense, Leibniz aurait pu en rêver. Bien sûr, il y a certainement un lien entre le projet de trouver une grammaire universelle et celui de trouver une logique générale. Mais dans le cas du traducteur universel, on se rapproche d’une tradition plus ancienne encore, qui remonte au moins au siècle des Lumières.
Evidemment, on pourrait rêver à une intégration de ces deux projets, dans laquelle l’outil de traduction puisse devenir un appendice mental. C’est-à-dire que dans le dialogue entre l’homme et la machine, on pourrait insérer ce petit ordinateur ou ce petit algorithme directement dans le cerveau afin de faire en sorte que l’outil d’inter-traduction devienne lui-même un outil d’intercompréhension en temps réel. Chacun pourrait parler sa propre langue et répondre à l’autre en se faisant comprendre dans sa propre langue sans effort. Qui sait ? Actuellement, il n’y a pas de raison de penser que ce ne serait pas possible d’ici une cinquantaine d’années. L’histoire nous dira si c’est concevable ou pas…
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