Proches de colonies israéliennes « illégales », les villages palestiniens d’Urif et d’Asira al Qibliya sont régulièrement pris pour cibles par les colons. Situés dans la région de Naplouse, ils se trouvent dans une des zones les plus tendues de Cisjordanie. Une violence quotidienne qui s’aggrave au fil du temps et laisse des stigmates psychologiques à ses habitants.
C’est une maison, tout ce qu’il y a de plus banale, à l’extrémité du village d’Asira al Qibliya, au nord de la Cisjordanie. Située au bout d’un chemin, on y entendrait presque les oiseaux chanter. Mais à y regarder de plus près, quelques détails contredisent la tranquillité du paysage. Un épais grillage recouvre les fenêtres de la maison et sur la colline toute proche, une yourte trahit la présence des colons. De la fenêtre de son salon, où seuls quelques rais de lumière parviennent à transpercer l’obscurité, Khadra, mère palestinienne d’une famille nombreuse, a une vue de choix sur l’avant-poste de Shalhevet Farm, une colonie établie dans les territoires palestiniens sans l’autorisation du gouvernement israélien. Un paysage de cauchemars pour les habitants du village : « Cela fait depuis la naissance de ma fille Ro’a, qui a maintenant 17 ans, qu’ils nous attaquent en lançant des pierres ou en cassant nos voitures », déplore la femme de 49 ans qui a habité presque la moitié de sa vie à Asira al Qibliya. « Leur but principal est de nous faire fuir pour prendre le contrôle de notre territoire. »
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
« Ici, on ne se sent jamais en sécurité », confie Khadra, mère palestinienne d’une famille nombreuse (Annabelle Martella)
Une région traumatisée
Oliviers brûlés, voitures et maisons vandalisées, leur quartier – en moyenne attaqué trois à quatre fois par mois – est devenu invivable. Asira al Qibliya se situe dans la région de Naplouse, « une des zones les plus chaudes de Palestine » précise Marcos Tamariz, coordinateur Plaidoyer en Palestine pour Médecins du Monde. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA), ce gouvernorat fut la région la plus affectée par la violence des colons en 2018, avec 40 % des incidents.
« Ici, on ne se sent jamais en sécurité, confie Khadra, les enfants ne peuvent pas jouer dehors. Mes filles sont parfois insultées par des colons ou par des soldats israéliens. Ils insultent aussi notre prophète en arabe pour nous provoquer. » Humiliée par ces agressions à répétition et toujours terrifiée, Khadra avoue perdre ses cheveux à cause du stress. Comme la plupart des membres de cette famille nombreuse, elle reçoit une aide psychosociale de Médecins du Monde.
Installée dans la région depuis 2003, l’ONG fournit un soutien d’urgence aux personnes affectées psychologiquement par la violence de l’occupation. Elle organise également des groupes de parole dans le but de renforcer leurs capacités de résilience. Car soumis à un stress constant, de nombreux Palestiniens développent des troubles psychologiques. Selon une étude publiée en 2017 dans la revue scientifique PLOS One : « la Palestine compte le taux le plus élevé de troubles mentaux dans la Région méditerranéenne orientale. (…) L’exposition générale et chronique au traumatisme et à la violence liée à l’occupation militaire en Palestine peut contribuer à expliquer le taux élevé de troubles mentaux ».
Ro’a (ici avec sa belle-sœur), la fille de 17 ans de Khadra, est suivie par Médecins du Monde depuis 2011 (Annabelle Martella)
« Je me suis rendu compte que mes enfants avaient besoin d’aide pour exprimer leurs sentiments. Surtout Ruba’qui est constamment en colère », affirme Khadra en regardant son enfant. Âgée de 11 ans, la fillette développe un comportement agressif et ne cesse de dire à sa mère qu’elle se sent mieux en dehors de la maison familiale. A l’occasion d’un groupe de parole, elle a sculpté un colon en pâte à modeler. Lorsque l’équipe de Médecins du Monde lui a suggéré de mettre un cercle de protection autour de la figurine, la petite fille a rétorqué que cette barrière n’était pas suffisante. Une fois les intervenants partis, elle a supplié sa mère de détruire le colon en pâte à modeler pour se sentir rassurée.
L’impunité des colons
L’équipe de Médecins du Monde, principalement composée de Palestiniens, s’est donnée comme objectif de prévenir l’apparition des problèmes de santé mentale. Ces troubles psychologiques sont souvent « stigmatisés » par la population et « les familles n’ont pas le réflexe de se tourner vers des centres de soins pour ce type de souffrances », explique l’ONG sur son site internet. Elle essaie également de refréner un sentiment de frustration « susceptible de contribuer à perpétuer le cycle de violences dans la région ».
Mais la tâche n’est pas évidente vu l’accélération des violences dans la région de Naplouse ces dernières années. Les déclarations successives de Donald Trump et les positions du gouvernement israélien « ont renforcé le sentiment d’impunité », selon Marcos Tamariz. Début août, Israël a approuvé la construction de plus de 2.300 logements dans des colonies israéliennes en Cisjordanie occupée. Cette réalité du terrain, Première Urgence Internationale et la plateforme des ONG françaises pour la Palestine la partagent aussi. Les deux organismes ont cosigné, avec Médecins du Monde, une tribune publiée le 22 juin dernier dans Libération, pour dénoncer cette situation où « colons israéliens sont protégés par le gouvernement et les soldats israéliens ».
Dans la crainte du pire
La violence quotidienne s’abat souvent sur les mêmes victimes. Âgée de 17 ans, Ro’a, la grande sœur de Ruba’, est suivie par l’ONG depuis 2011. Si elle aborde un grand sourire à toute épreuve, parle de son désir de pouvoir circuler librement, elle convient qu’un stress régulier l’empêche d’avoir de bons résultats scolaires. Elle rêve de quitter la Palestine pour « avoir une vie normale » et refuse désormais de céder à la peur : « J’ose sortir pour nous défendre et filmer ce qui se passe ». A ses mots, les yeux de sa mère s’embuent de larmes : « Moi, je suis très sensible, admet-elle, j’ai toujours peur que quelque chose de grave arrive à mes enfants. »
Comme Khadra, Muntaser, père de famille d’Urif, vit dans la crainte. Situé à environ 3 km d’Asira al Qibliya, son village fait face à la colonie d’Yitzhar, réputée pour être une des plus extrémistes de Cisjordanie. Peuplée de plus de 1500 Israéliens, cette colonieillégale aux yeux du droit international mais admise par l’Etat Hébreu, s’est fait connaître parla brutalité de ses exactions. Des actes de vengeance, qualifiés de« prix à payer » par certains colons, qui ciblent les lieux de culte, les champs d’oliviers ou encore les voitures des Palestiniens.
Muntaser, père de famille d’Urif, vit dans la crainte mais refuse de déménager. (Annabelle Martella)
Face à l’escalade des violences, Muntaser redoute « un deuxième Duma ». En juillet 2015, un incendie criminel imputé à des extrémistes juifs ravageait la maison d’une famille du village de Duma, non loin d’Urif, laissant orphelin un enfant de quatre ans. « Dès qu’il y a une attaque contre un Israélien, c’est Urif qui prend », s’inquiète ce constructeur en bâtiment, également vice-président du conseil municipal et responsable de la protection du village. Les yeux rivés sur son portable, il ne cesse durant l’entretien de répondre au téléphone ou d’envoyer des textos. Plus tôt dans la matinée, une altercation entre un soldat israélien et un Palestinien est survenue à un checkpoint à dix kilomètres d’ici et il craint de nouvelles représailles.
« On ne partira pas. On ne répétera jamais l’erreur de 1948 »
C’est via WhatsApp que ce responsable de protection et d’autres habitants donnent l’alerteen cas d’attaque : « Les soldats israéliens ne nous protègent pas. Quand les colons arrivent, on diffuse l’information sur le groupe comme ça les parents peuvent aller chercher leurs enfants à l’école ». Comme l’explique ce père de trois enfants, l’établissement scolaire est un lieu de tension. Proche de la colonie d’Yitzhar, il est souvent pris d’assaut par les colons : « Les enfants ont toujours peur et se font pipi dessus. Beaucoup ne veulent pas y aller ou refusent de s’y rendre seuls. Il faut toujours surveiller l’école. »
Muntaser est accoutumé à ce climat de terreur. En novembre 2018, alors qu’il tente de protéger la maison d’une famille d’Urif, il se fait tirer dessus. Juste après l’incident, il se mure dans le silence, comme nous le rappelle Mohammad Mbaslat, un membre de l’équipe de Médecins du Monde. Ce n’est que quelques mois plus tard que Muntaser va retrouver l’usage de la parole. Il décide de continuer à protéger son village, mais trouve difficilement le sommeil : « La nuit, je laisse mon téléphone sous mon coussin. Je ne dors presque pas, j’attends qu’ils arrivent. »
Malgré l’impact que l’incident a eu sur lui et sa famille, il refuse à tout prix de quitter Urif : « On ne partira pas. On ne répétera jamais l’erreur de 1948 », s’insurge-t-il en faisant référence à l’exode palestinien survenu pendant la guerre israélo-arabe. Son ami Zeyad, qui vit à l’extrémité du village, s’est quant à lui fait une raison. Et même si Muntaser et d’autres habitants ont créé un comité pour l’empêcher de partir, ce père de deux enfants est au pied du mur.
Seul avec les colons
Construite il y a à peine deux ans sur un terrain proche d’Yitzhar mais à un endroit qu’il pensait difficile d’accès pour les colons, la maison de Zeyad est aussi régulièrement attaquée depuis un an. Au point que ses proches redoutent de lui rendre visite : « C’est comme si j’étais seul, mais avec les Israéliens », s’indigne ce père de famille. « Ici, c’est un territoire palestinien, j’ai envie de résister mais je suis totalement livré à moi-même ». Dès l’entrée, sa maison est marquée par le sceau de la terreur. Sur le mur d’enceinte, un tag assorti d’une étoile de David menace les visiteurs. « Cela veut dire en arabe ‘Faites attention' », précise Marcos Tamariz en désignant le graffiti. « Ce sont des messages de haine écrits par des colons qui visent à intimider les Palestiniens”.
Sur le mur d’enceinte de la maison de Zeyad, un tag menace les visiteurs (Annabelle Martella)
Hormis le graffiti, sa maison a des allures de forteresse : un grillage de plusieurs mètres de haut l’entoure, des grilles ont été installées aux fenêtres et trois caméras filment vingt-quatre heures sur vingt-quatre les pièces à vivre et le jardin. C’est grâce à elles que Zeyad a pu médiatiser sa dernière agression. En avril dernier, la famille est violemment attaquée par une dizaine d’hommes cagoulés. Alors que la femme de Zeyad et ses deux enfants viennent d’entrer dans leur voiture, ceux-ci arrivent en trombe de la colline et commencent à leur jeter des pierres. Sur la vidéo publiéepar le quotidien israélien de gauche Haarezt, on voit Zeyad ressortir précipitamment de la maison pour mettre à l’abri sa famille.
Yesh Din, une ONG israélienne pour les Droits de l’Homme, affirme que ces hommes cagoulés sont des colons d’Yitzhar. La colonie célèbre pour les positions extrêmes de son rabbin est devenue un « refuge pour les Jeunes des Collines »,selon le magazine israélien Times of Israël. Un groupe de jeunes colons juifs extrémistes, connu pour s’attaquer aux Palestiniens et même aux soldats israéliens quand l’armée met en péril leurs implantations.
Déménager, un signe de faiblesse ?
Suite à cette attaque, Zeyad a l’intention de porter plainte, mais il se sent démuni : « Les associations, la police… Personne ne fait rien », regrette-t-il. « C’est comme si je n’avais pas de droit. » Sous le choc, la famille dort regroupée dans le salon, loin des fenêtres. Leur fils de quatre ans a développé des problèmes psychologiques : « Il a peur. Il ne va jamais dehors et est toujours attaché à sa mère, il refuse de se rendre aux toilettes tout seul », confie Zeyad.
Zeyad et sa femme ont décidé de quitter leur maison. (Annabelle Martella)
Face à cette situation invivable, la famille s’est résolue à quitter la maison qu’elle a construite : « Moi, je peux rester tout seul dans cette maison mais pas mes enfants », affirme Zeyad. « La victime, c’est avant tout ma famille. » Si ce déménagement semble libérateur, il pourrait pourtant isoler la famille. Selon une étude de cas de Médecins du Monde, les personnes ayant déménagé face à la violence répétée des colons, sont parfois stigmatisées par leur voisinage et considérées comme faibles. Mais, la famille de Zeyad est prête à prendre le risque car le prix à payer pour rester ici est bien trop élevé.