Dans le documentaire « Là où les putains n’existent pas », la réalisatrice de films X Ovidie s’est plongée dans l’histoire tragique d’Eva-Marree, une prostituée suédoise assassinée par son ex-conjoint après s’être vu retirer la garde de ses enfants par les services sociaux. Une façon de dénoncer le puritanisme et l’hypocrisie d’un modèle suédois trop souvent célébré à son goût. Rencontre.
Le 11 juillet 2013, Eva-Marree est tuée par le père de ses deux enfants de 32 coups de couteaux. Trois ans plus tôt, la jeune Suédoise s’était séparée de son conjoint violent, avant de se voir retirer la garde de ses enfants, sans enquête préalable, sur simple dénonciation. Eva-Marree avait confié à une amie avoir travaillé comme escort-girl pour subvenir aux besoin de sa famille.
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La garde des enfants est confiée à son ex-conjoint malgré son comportement violent connu des services sociaux. Eva-Marree devient porte-parole du Syndicat suédois des travailleurs-euses du sexe, et finit par obtenir un droit de visite. Au premier rendez-vous fixé, elle est assassinée par son ex sous les yeux de son fils.
De cette histoire tragique, l’actrice et réalisatrice de films X Ovidie tire un documentaire glaçant, Là où les putains n’existent pas. Elle y démontre comment le puritanisme et l’hypocrisie de la société suédoise alimentent la dichotomie maman-putain. Comme si une « putain », marquée du sceau de l’infamie, ne pouvait être une bonne mère. Rencontre
Comment avez-vous découvert l’histoire d’Eva-Marree ?
Ovidie – Cela remonte à juillet 2013. En France, on était en plein cœur des débats autour de la pénalisation des clients, qui ont duré pendant trois ans. Il y avait eu tout un foin médiatique. A l’époque on présentait le modèle suédois comme idyllique. J’entends alors parler de la mort d’Eva-Marree. Je fais un article sur mon blog, Le Ticket de Métro, que je tenais à l’époque, pour l’annoncer. J’avais été étonnée par le silence de la presse suédoise à ce sujet. J’avais commencé à gratter et j’avais trouvé de la presse locale qui évoquait un fait divers classique. Rien n’était dit sur son parcours militant. Cette histoire a commencé à m’obséder.
Vous reprochez aux services sociaux suédois d’avoir retiré ses enfants à Eva-Marree, mais n’est-ce pas leur rôle s’ils estiment que ces enfants courent un danger ?
Les enfants n’ont jamais été protégés. Ils ont vécu dès le départ un événement traumatisant en étant enlevés à leur mère de façon abusive. La police est venue un beau jour de nulle part prendre ses enfants. On les a confiés à leur père, alors que les services sociaux savaient qu’il avait un problème de violence, de toxicomanie et de psychiatrie. Dès lors, on part du principe qu’il vaut mieux confier des enfants à un homme violent qu’à une femme qui s’est prostituée cinq fois… Ils ont persisté dans l’erreur puisqu’un des gamins a vu sa mère se faire assassiner de plus de trente coups de couteaux. Le père, du fin fond de sa geôle, a toujours autorité parentale sur eux. Au nom de la protection de l’enfance, on a ruiné la vie de tout le monde.
Pour vous, il ne s’agit pas simplement d’un meurtre, mais bien d’une preuve de l’hypocrisie du modèle suédois.
Plein de choses ressortent à travers cette histoire. La première problématique c’est la toute-puissance des services sociaux. Au moment où Eva-Marree se bat pour récupérer ses enfants, il y a une vingtaine de familles qui portent plainte en même temps contre eux pour des retraits abusifs. Là bas, on met une fessée à son gamin, la police peut débarquer. Là-bas, il n’y a pas d’enquête préalable. La police est au service des services sociaux et donc il suffit d’un coup de fil de délation.
Vous n’épargnez pas la Suède dans votre documentaire…
La Suède est un des premiers pays à avoir mis en place la pénalisation des clients en 1999. C’est arrivé à l’issue d’une longue convergence des luttes entre les luthériens conservateurs et une partie des féministes. La société suédoise déteste tout ce qui est dissonant et a toujours été très répressive. Dès le milieu des années 30 jusqu’au début de la libération sexuelle, la société suédoise a stérilisé à tour de bras, quitte à provoquer une forme d’eugénisme : les filles-mères, les femmes qui faisaient des demandes d’avortement, etc. Toutes les femmes qui avaient une sexualité un peu hors norme ont été stérilisées. En tout, il y en a plus de 200 000 entre 1935 et 1970. Ensuite, il y a eu la libération sexuelle. A ce moment-là, les luthériens conservateurs ont commencé à parasiter les mouvements féministes. Au début des années 80, les deux groupes se sont tapés dans la main et il y a eu une grosse vague de militantisme contre la pornographie et la prostitution. Comme la Suède est un pays missionnaire, qui exporte ses modèles à l’étranger, elle a voulu montrer à la face du monde à quel point elle avait de bons résultats.
Vu qu’en Suède, une passe est considérée comme un viol, ils partent du principe qu’une femme qui consent une passe est dans l’autodestruction et finalement une malade mentale. D’où l’histoire d’Eva-Marree qui, après ses cinq passes, décide d’arrêter mais ne fait pas de thérapie de rééducation des putes comme cela existe là-bas. Eva-Marree n’a pas été dans la rédemption, elle n’a pas dit « je suis malade », et à partir de ce moment là, ils se sont acharnés contre elle. Plus ils s’acharnaient, plus elle se réfugiait dans le militantisme et plus l’affaire prenait de l’ampleur. Plus ils cachaient ça sous le tapis, plus ça prenait de l’ampleur.
La prostitution est mieux acceptée en France selon vous ?
En France, le regard envers les putes est moins lisse. Il y a bien entendu des gens qui, s’ils le pouvaient, stériliseraient à tour de bras comme on l’a vu au moment de l’annonce de la grossesse de Clara Morgane. Tout ce qui a pu être dit sur les réseaux sociaux était d’une violence inouïe. On voyait bien que sa légitimité maternelle était remise en question car ça remettait en question la dichotomie de la maman et de la putain. Cette dichotomie est universelle. Elle est valable aussi en France. Elle reste hyper prégnante dans notre culture. Mais le regard vis-à-vis des prostituées est quand même plus contrasté en France. Il y a quelques jours un surveillant devait se faire virer d’un lycée parce que son passé d’acteur X gay était ressorti mais des gens ont contesté, on fait barrage. Là bas, personne n’a osé prendre publiquement la défense d’Eva-Marree ou des autres femmes qui ont subi des retraits abusifs. En France, on peut encore l’ouvrir quitte à se faire conspuer sur les réseaux…
En parlant de débat, qu’avez-vous pensé de la tribune sur « la liberté d’importuner » publiée suite au mouvement #Me Too ?
C’est toujours normal et positif qu’il puisse y avoir du débat. Mais, ce n’est pas très malin de se tirer les cheveux en public pendant que le patriarcat se frotte les mains… Qu’on soit d’accord ou pas, le mouvement Me Too a soulagé des milliers de femmes qui ont pu enfin avoir la possibilité de s’exprimer en public, J’ai trouvé ça très humiliant pour toutes ces personnes qui trouvaient enfin un peu de sororité. Moi j’ai vécu la tribune comme la confiscation d’une parole sur la sexualité par une certaine classe sociale qui avait décidé d’expliquer à Madame-tout-le-monde que non, ce n’est pas comme ça qu’il faut s’exprimer. S’il n’y a pas libération de la parole, il n’y a pas construction d’un monde commun. Ça pose une vraie question de société. Les attaques sont arrivées beaucoup trop tôt.
Les signataires de la tribune accusaient Me Too de délation.
Il y a eu confusion entre Me Too et balance ton porc. La plupart des femmes qui se sont exprimées derrière Me Too se sont exposées elles-mêmes, en leur nom. Elles ont rarement donné celui de leur agresseur. Cette histoire de délation, j’ai du mal à l’entendre. Quand des noms ont circulé c’est qu’un certain nombre de femmes ont en commun attaqué quelqu’un. Ce n’est pas une meute d’hystériques qui ont envie de faire parler d’elles. C’est n’importe quoi de penser ça. il n’y a pas eu de bûcher. C’est un faux argument. Après je suis contre toute forme de censure. Même Le Locataire de Polanski, je le trouve super. Mais, ce n’est pas parce qu’une œuvre est intéressante qu’on n’a pas le droit de critiquer son auteur ou de dire que c’est un connard. J’aime beaucoup Céline et Drieu La Rochelle. Or c’était des pourritures d’un point de vue politique, mais je ne vais pas demander à les interdire… On a quand même le droit de remettre en question la glorification de l’homme. Qu’on regarde, critique, apprécie, déteste les œuvres de Polanski, d’accord. Qu’on fasse des soirées à sa gloire en sa présence, je ne suis pas sûre que ça soit hyper malin. je ne suis pas allée manifester devant la Cinémathèque mais je suis choquée de voir à quel point on respecte des hommes comme Polanski, et à quel point on peut traîner dans la boue des femmes qui ont la réputation d’avoir la “cuisse légère ». il y a un gros gap dans la société entre notre perception des agresseurs sexuels et notre perception des femmes dites « de mauvaise vie ». il y a un truc qui me chiffonne là-dedans.
J’ai le sentiment que beaucoup de gens ont eu peur de ne plus avoir la bonne définition de l’agression, du consentement…
La majorité des témoignages concernaient de vraies agressions. Ce n’était pas juste « Bonjour, Madame, vous avez de beaux yeux. » Il y a eu comme un immense malentendu où soudainement plein de femmes ont défendu le droit d’être draguées, mais je crois que personne n’a remis ça en question en fait… C’est juste le droit de pouvoir se sentir en sécurité quand on prend les transports en commun, le droit de dire non à quelqu’un qui a autorité sur nous… C’est parti d’un délire total. Certains se sont mis à penser qu’à partir du moment où une personne regardait quelqu’un avec envie, il allait avoir la police aux fesses. Mais outrepasser le consentement de quelqu’un c’est quand on va à l’encontre de sa volonté et des limites fixées en termes d’intégrité corporelle. Le consentement est aussi valable dans un cadre médical : est-ce qu’on impose un geste médical sans le consentement éclairé de la personne ? Est-ce qu’on fait un toucher vaginal sans prévenir ? Le consentement c’est savoir si une personne est d’accord. Ce n’est quand même pas compliqué ! Et non, personne ne va se retrouver en prison parce qu’il a dit à une femme qu’il l’a trouvait jolie. Ça, ça n’existe que dans les délires de Causeur.
Certains ont dit que c’était une histoire générationnelle, ce à quoi je ne crois pas. Ce n’est pas une histoire de femmes ménopausées qui ont encore envie de plaire. C’est hyper insultant pour les femmes qui vieillissent de penser ça. C’est surtout une certaine catégorie de la population couplée à des hommes qui avaient peur d’être dévirilisés. Or le fantasme de la dévirilisation des hommes n’est pas récent. Il est présent dans toute la littérature militante nouvelle droite depuis des années. C’est le mythe zemmourien de la dévirilisation du père. D’ailleurs, il doit bouffer du popcorn Zemmour, il n’a même pas eu besoin d’intervenir !
Les détracteurs de Me Too ont également reproché au mouvement français de copier un modèle anglo-saxon qui n’est pas le leur…
Il y a une imprégnation du féminisme anglo-saxon à l’heure actuelle qui est évidente. Mais cette histoire de Me Too a été plus propre à l’utilisation des réseaux sociaux. Aujourd’hui, la manifestation d’une parole passe par là. Le Me Too est parti de là, mais comme l’agression sexuelle est universelle, ça s’est réveillé dans le monde entier.
Là où les putains n’existent pas, mardi 6 février à 23h45 sur Arte. Disponible 60 jours en replay sur le site d’Arte.
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