En pleine Chine rurale dans l’un des festivals les plus ambitieux de toute l’Asie, le Lianzhou Foto Festival qui présentait cette année une critique de la société du divertissement dans un pays en pleine globalisation.
Une place à l’architecture bétonnée, prise en plongée du haut de la montagne qui la surplombe : c’est l’une des rares images que vous trouverez en tapant “Lianzhou” dans Google. Un joyeux paradoxe quand on pense que cette ville de 500 000 habitants (une goutte d’eau dans la mer pour la Chine), située à quatre heures de route de la mégalopole Canton et qui semble encore vivre dans les années 1950, accueille depuis douze ans le plus important et pointu festival de photo de Chine, et même d’Asie.
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“Sa situation géographique, totalement paumée, a joué en faveur du festival. Ici, on est loin de Pékin. Le festival s’est construit un peu en marge, avec une exigence artistique unique, explique François Cheval, son co-commissaire. C’est l’endroit idéal pour venir prendre le pouls de la relation qui existe entre la société chinoise, le pouvoir et la photographie.”
Une ancienne usine à grains, une autre de chaussures
Avec pour thématique centrale “As entertaining as possible”, cette douzième édition axée sur la société du divertissement portait un regard acide, parfois féroce, sur la surconsommation, particulièrement savoureuse dans la Chine contemporaine. “Proposer un spectacle post-debordien en plein milieu de la Chine, c’est quand même drôle”, s’amuse Cheval, qui avait cette année emmené dans ses bagages Denis Darzacq (et sa célèbre série Hyper), Christian Lutz (qui présentait Insert Coins, sur l’envers de Vegas) ou encore la plus plastique et conceptuelle Marina Gadonneix.
Le festival naît il y a douze ans, lors d’un dîner. Le maire de la ville est alors à la recherche d’un événement culturel qui lui permettrait d’augmenter le rayonnement de sa commune. “Je lui ai dit que s’il voulait bâtir un festival d’envergure internationale, il fallait qu’il me fasse confiance et me laisse les coudées franches”, se souvient Duane Yuting, cofondatrice et directrice du festival, qui travaille alors dans la photographie depuis de nombreuses années en tant qu’éditrice et curatrice.
L’aventure commence. Une ancienne usine à grains et une ancienne usine à chaussures sont reconverties en très beaux et spacieux lieux d’exposition postindustriels. Soutenu par la région, le festival parvient à installer durablement son identité, impulsée par Duane Yuting. Cette fille d’un chef d’usine nationaliste spécialisée dans l’armement veut favoriser l’émergence d’une photographie chinoise plus personnelle et moins focalisée sur le noir et blanc.
“J’ai voulu privilégier des formes d’expressions plus contemporaines, parfois non-professionnelles.” Pour cela, il fallait s’affranchir en partie de l’influence de l’association nationale des photographes chinois – très puissante, elle compte 20 000 membres et colporte une idée très traditionnelle de la photo.
Cette année, la part belle était faite à la photo documentaire. “Aux débuts du festival, les curateurs étaient plus centrés sur le développement de la photo comme une forme d’art. Aujourd’hui, ils ont réalisé que les photos qui racontaient la vie chinoise étaient aussi très importantes.”
“Dans ce festival, assure Duane Yuting, l’intervention du gouvernement est moindre. Il n’est pas impliqué dans le processus.” Si le festival possède une vraie liberté de ton, la réalité est un peu plus nuancée, comme nous le raconte son entourage. Les œuvres sont envoyées en numérique à Pékin pour être visionnées par un membre du ministère de la Culture. Chaque année, quelques-unes – très peu au final – sont refusées.
“On ne sait jamais vraiment ce qui va les choquer, explique un membre de l’équipe du festival. Tout dépend du fonctionnaire sur lequel tu vas tomber.” On demande alors à l’artiste de bien vouloir retirer le cliché. Jean-Christian Bourcart qui présentait sa fantastique série uppercut sur Camden, réputée la ville la plus dangereuse des Etats-Unis, s’est vu demander de retirer un des clichés, où deux femmes s’embrassaient.
Il a obtempéré. Le jeune Max Siedentopf, qui appartient à la bande déjantée d’Erik Kessels à Amsterdam, a opté pour une autre solution : il a noirci au marqueur les seins nus des femmes namibiennes qui indisposaient les censeurs dans sa série Funny Money. “Too funny for China”, a-t-il précisé avec une astérisque en bas à droite de la photo.
Pour les photographes chinois, la question est également sensible. “Je ne peux montrer que 30 % de mon travail. Le plus tendu, c’est la représentation du pouvoir et ce qui concerne la vie privée. Le sexe est beaucoup moins touchy en comparaison”, estime Li Zhengde, un des photographes chinois présents. Internalisée, la censure ne l’empêchait pas, comme quelques autres, de montrer des travaux piquants sur la Chine contemporaine et d’interroger le devenir de leur pays.
Dans sa série The New Chinese, Li Zhengde photographie les nouveaux visages de la Chine, tiraillée entre globalisation, tradition, surconsommation et rêves capitalistes. Ses photos, prises dans des bars la nuit, montrent des Chinois en train de faire la fête à Shenzhen. “La Chine actuelle est folle, c’est un chaos, quelque part entre Dickens, Kafka et un auteur de science-fiction.”
“Shenzhen, qui a énormement grossi et changé ces trente dernières années, est un laboratoire. Le pays change mais les structures politiques restent les mêmes. Les gens ne peuvent pas dire ce qu’ils pensent. Ils prennent sur eux. Le divertissement est donc devenu très important. C’est là qu’ils lâchent.”
Quelques salles plus loin, Zhang Xiaowu s’intéressait, lui, à la façon dont la culture de l’entertainment à l’européenne avait surgi dans les campagnes chinoises et, en particulier, dans son village d’origine, Whenzou. Ses photos montrent des hommes chinois pas commodes, comme sortis d’un film de Kitano, en train de tirer à la carabine ; d’autres s’adonner à une session de SoulCycle en plein air ou faire un tour de manège.
“Ces genres de divertissement viennent d’autres pays, souvent occidentaux. Mes photos illustrent le choc et la tension qui existent entre culture chinoise traditionnelle et influence occidentale. Cela crée pas mal de conflits. Que reste-t-il de notre culture ?”
Sur la même thématique, deux autres séries attiraient l’attention : Real Estate, de Yuan Tianwen, montrait le rêve de nouveaux riches chinois s’adonnant à des scénarios de réussite à l’américaine dans leurs villas bling ultrasécurisées. Semblant directement influencé par l’école de Düsseldorf et les travaux de Bernd et Hilla Becher, Ouyang Shizhong présentait quant à lui la très belle New Zone-Tuhao Series, clichés systématiques de maisons aux architectures délirantes que se font bâtir les nouveaux riches sur le delta de Pearl River, à Lingnan.
On quittait Lianzhou durablement remués par la section Shadows qui, plus sociale, faisait mouche en proposant un ensemble critique sur les invisibles de la Chine : des jeunes filles abandonnées victimes de la politique de l’enfant unique ; des familles nombreuses qui, au contraire, avaient décidé de ne pas se soumettre à ce diktat ; des femmes battues (une sur quatre en moyenne) ; ou encore une très belle série assortie d’un docu sur la difficile condition des personnes transsexuelles en Asie.
L’an prochain, on pourra peut-être retrouver certaines de ces images sur l’un des murs du musée flambant neuf de photographie, encore en travaux, qui ouvrira en novembre 2017, dans la zone historique de la ville. Son fonds sera constitué en partie d’œuvres du festival et à partir d’échanges ou de prêts internationaux. Situé au milieu de rien, dirigé par Yuting et Cheval, il sera le premier musée de photographie publique de Chine. L’utopie Lianzhou n’est pas près de s’arrêter.
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