Le Oslo Freedom Forum réunit des opposants à des régimes autoritaires, des businessmen et des pontes de la tech. Pour la neuvième année consécutive, il s’agissait de partager témoignages, idées et stratégies pour défendre les droits humains.
Le public de l’Oslo Freedom Forum est invisible depuis la scène. Seul, Tutul y raconte son histoire, celle d’un “gamin qui aimait bien lire” devenu écrivain. Il lance en 2004 une maison d’édition au Bangladesh, “pour donner une plate-forme à mes amis et partager nos idées”.
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Ses textes sont de sensibilité laïque et profane : “On aimait parler de ce qui est tabou, comme l’homosexualité.” En octobre 2015, une milice islamiste défonce la porte de son bureau de Dhaka dans l’intention de l’abattre – l’attaque est coordonnée, un autre éditeur athée sera tué ce jour-là dans le pays. Blessé au visage de plusieurs coups de machette, Tutul fuit au Népal dans un état critique.
Neuf de ses confrères sont morts ces deux dernières années dans des attaques semblables. Tutul boite et n’entend plus que d’une oreille, mais ce jour-là à Oslo, il se tient droit. Sa demande d’asile en Norvège est en cours. “Le Bangladesh a une longue tradition de sécularisme. Les habitants ont le cœur sur la main”, dira-t-il plus à l’écart. Le pays lui manque. Il parle de Toulouse, la dernière ville française où il s’est rendu, et des Editions de l’Asymétrie, qui publient ses livres.
Au menu : despotisme, corruption, fanatisme et fake news
L’Oslo Freedom Forum (OFF), qui s’est tenu du 22 au 24 mai, c’est le “Davos des dissidents”, selon The Economist. Trois jours de rencontres entre opposants – membres d’ONG, écrivains, activistes, politiques… – à des régimes autoritaires et des gros bonnets de la tech. Imaginez le patron de Twitter rencontrant les Pussy Riot, Julian Assange et Aung San Suu Kyi –tous sont d’anciens intervenants. Les 266 personnes ayant déjà pris la parole en neuf éditions ont purgé au total 240 années de prison (et trois sont actuellement incarcérées.
A l’OFF, on débat de comment combattre le despotisme, la corruption, le fanatisme religieux. Au programme de cette année s’ajoutent les fake news, qui ont ébranlé les démocraties les plus stables. “Merci, Trump, de nous avoir réveillé… Le monde entier sait maintenant que la démocratie, c’est fragile”, dira Garry Kasparov, ancien champion d’échecs, opposant à Poutine et président de l’Human Rights Foundation qui organise l’événement, lors d’un toast au Grand Hotel d’Oslo.
Sur le trottoir, un jeune homme à moustache, boucle d’oreille et regard clair, prend une pause cigarette. Murat Çoban est journaliste. Chez lui, en Turquie, Instagram bloque toute publication contenant une bouteille d’alcool. “C’est nouveau, mais tout va si vite, personne n’arrive à suivre.” Son ancien journal, Taraf, a été fermé après la répression de la tentative de coup d’Etat en juillet 2016.
Il n’évoquera pas le sujet, mais Çoban risque cinquante-deux années de prison pour avoir publié des documents de l’armée turque (un projet de bombardement de mosquées, pour accuser les opposants au régime et accroître la répression). Le verdict de son procès est en délibéré. Autour de lui échangent des humains nés dans le confort de la démocratie, des businessmen, des ONG, et ceux qui paient au prix fort le droit d’écrire un livre ou de surfer sur Wikipédia.
Contourner la censure du web pour informer les populations
Chaque intervention d’activiste est limitée à douze minutes et peaufinée des mois pour avoir un maximum d’impact. Parmi les idées originales promues au forum, on trouve le largage en Corée du Nord, par drones, de CD gravés contenant des clips de K-pop, des livres, l’encyclopédie Wikipédia ; un programme qui permet aux foyers iraniens équipés de paraboles de télécharger des contenus illicites, via une chaîne satellite émettant depuis la Californie, pour contourner la censure du web.
Zineb El Rhazoui, rescapée de l’attentat contre Charlie Hebdo (elle se trouvait à Casablanca le 7 janvier 2015), n’en loupe pas une miette. “Mon admiration pour ces gens est immense.” Elle s’est déjà exprimée deux fois au forum, la première en mai 2015, quatre mois après les attentats.
“En démocratie, on oublie souvent la valeur de ce que l’on a”, Zineb El Rhazoui, rescapée de l’attentat contre Charlie Hebdo
Elle s’identifie à Tutul, l’éditeur bangladais : “Le courage dont il fait preuve, le fait qu’il soit encore là aujourd’hui, est une leçon d’humilité. Je vois ces gens‑là d’un côté, et de l’autre, des médias bien installés dans leur zone de confort en Occident, et je me dis qu’heureusement l’esprit de lutte est là, encore, quelque part. En démocratie, on oublie souvent la valeur de ce que l’on a. Ces gens sont prêts à payer de leur vie pour être libres. Alors que nous, nous sommes prêts à céder nos libertés pour une illusion de sécurité.”
Les réseaux sociaux : indispensables mais à double tranchant
Le forum est parrainé par des entreprises du monde de la tech, dont le géant Twitter. Un outil indispensable pour de nombreux opposants et ONG – le premier jour, un panel était consacré à “Comment organiser une campagne efficace sur Twitter” et booster son audience. Twitter est indispensable à de nombreux opposants. Il génère aussi des critiques en tant que vecteur d’idées extrémistes, de fake news, voire d’appels au meurtre.
A cet égard, Zineb El Rhazoui est un cas extrême : sauf erreur, c’est la seule personnalité du forum faisant l’objet d’une protection policière rapprochée, dans une assemblée pourtant riche en personnalités dont les têtes sont mises à prix dans leurs pays d’origine. El Rhazoui en veut profondément à Twitter de n’avoir pas réagi quand, une semaine après les attentats, une fatwa était lancée contre elle (le hashtag en arabe “#Tuez Zineb pour venger le prophète” avait été retweeté 7 500 fois).
“Twitter a été le véhicule d’un acharnement des islamistes, qui ont appelé à me localiser pour me tuer”, Zineb El Rhazoui
“Je peux dire que ma vie ou ce qu’il en restait a été détruite par Twitter, explique la journaliste dans le lobby de son hôtel où, pour des raisons de sécurité, sa chambre est réservée sous un faux nom. Twitter a été le véhicule d’un acharnement des islamistes, qui ont appelé à me localiser pour me tuer. Ce contenu criminel a été diffusé pendant près d’une semaine. Il a fallu l’intervention personnelle de Fleur Pellerin auprès de Twitter France pour nettoyer ça. Twitter a considéré qu’ils me faisaient une faveur, parce qu’ils n’avaient aucune obligation légale de le faire. Ils ont quand même compris qu’il y avait une obligation morale…”
Une réflexion à mener sur la modération des contenus
El Rhazoui n’est pas contre les réseaux sociaux : “Ils m’ont été utiles. Ils sont toujours utiles dans les régimes autoritaires où les gens sont privés d’espace d’expression. Mais j’estime qu’ils sont suffisamment riches et puissants pour investir dans la sécurité de leurs usagers.” Elle a un temps envisagé de porter plainte. Mais il faudrait démontrer que Twitter est légalement responsable du contenu partagé, et le caractère transnational du réseau complique tout : “Je n’ai pas les moyens d’engager des poursuites devant un tribunal californien.”
La procédure pour enlever un contenu menaçant est disponible sur le site de Twitter ; elle paraît tortueuse. Il faut remplir une fiche de plainte pour chacun des comptes malveillants. El Rhazoui aurait dû remplir 7 500 fiches. Il n’est pas fait mention d’une procédure pour bloquer un hashtag dans son ensemble.
Il faut faire appel au gouvernement ou aux forces de l’ordre, une procédure trop lente comparée à la propagation virale d’une menace de mort. Questionnés par e-mail sur ces problèmes de modération du contenu, les responsables de Twitter présents à Oslo n’ont pas encore donné suite.
Les médias sociaux servent aux libertaires autant qu’aux fanatiques. Dans le hall de l’hôtel, Zineb est rejointe par le Syrien Raed Fares, un activiste qui, depuis son village de Syrie bombardé par le régime, communique ses messages au monde entier via Twitter et Facebook. Sans eux, il est clairement privé de voix.
“Les compagnies du net doivent reconnaître leur responsabilité envers la société”, Theresa May, Première ministre du Royaume-Uni
Le lendemain de leur rencontre, à l’autre bout de l’Europe en Sicile, les dirigeants du G7 appelaient “les fournisseurs d’accès internet et les réseaux sociaux à accroître leurs efforts pour résoudre le problème des contenus terroristes” en les repérant, les signalant et les supprimant. “Les compagnies du net doivent reconnaître leur responsabilité envers la société”, a appuyé Theresa May. Sans mesure coercitive, cela reste un vœu pieux. Sans parler du problème des fake news, qui se superpose. Donner à une compagnie privée les moyens de juger si une info est vraie ou fausse, c’est s’engager sur une pente glissante.
En démocratie, les limites de la transparence
En parallèle d’histoires personnelles poignantes, atroces ou optimistes, le forum d’Oslo navigue sur une ligne de crête. Des médias sociaux non censurés de l’Etat sont devenus une condition sine qua non d’une société démocratique ; dans le même temps, en démocratie, les géants du net façonnent la société de demain dans l’opacité.
Un entrepreneur islandais profite de la tribune pour pousser un bref coup de gueule. “Je me souviens d’un temps où, en tant qu’entreprise, si vous aviez des informations sur vos clients, vous ne les partagiez pas, annonce froidement Jon von Tetzchner, fondateur du navigateur Opera. Comment est-ce possible qu’aujourd’hui, ce soit la norme ? Dans le meilleur des cas, vous devenez la cible d’une publicité. Dans le pire, vous êtes la cible de propagande politique. Vous pouvez estimer que c’est sans importance, que vous n’avez rien à cacher. Peut-être que ça ne vous gêne pas que des pubs vous microciblent sur tous vos écrans à la fois. Mais ces outils sont maintenant utilisés pour d’autres desseins. Peut-être est-il temps de réguler un peu tout ça.”
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