Alors que beaucoup de militants turcs opposés au régime du président Erdogan se retrouvent derrière les barreaux, nous avons rencontré des activistes qui nous parlent de leur chanson favorite. Telle une lueur d’espoir qui en dit long sur leur volonté de continuer à se battre.
La première fois qu’on a rencontré Murat Çelikkan, c’était il y a six mois, lors d’une conférence sur la lente dérive vers l’autoritarisme de son pays, la Turquie. Alors que ses confrères évoquaient la prison, les arrestations arbitraires ou les procès ubuesques, le journaliste et défenseur des droits de l’homme, avait invoqué Leonard Cohen et son titre, Anthem.
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“Avant de parler de ce qui se passe ici, j’aimerais citer une chanson. Elle dit : ‘There is a crack in everything. That’s how the light gets in’ (‘Il y a toujours une brèche quelque part, c’est comme cela que la lumière entre’ – ndlr). Je crois que c’est très pertinent pour évoquer la Turquie d’aujourd’hui.” On était resté bouche bée face à un tel optimisme. Devant cet homme qui, alors que la plupart de ses collègues étaient menacés, arrêtés ou torturés, gardait espoir. Et à qui Leonard Cohen donnait de la force.
Six mois plus tard, en liberté surveillée, et alors qu’il vient de passer deux mois derrière les barreaux, Anthem reste sa chanson préférée. “Ça fait trente ans que je fais ce travail (journaliste et activiste – ndlr). Il faut se raccrocher à quelque chose pour continuer à se battre, clame-t-il. Si tu ne gardes pas l’espoir, c’est trop difficile. Bien sûr, il y a des périodes dans la vie où tu ne vois pas de lumière, pendant lesquelles l’obscurité est totale. Mais il y a toujours une brèche.” Il sourit. L’entretien ne dure pas : Murat Çelikkan doit, comme il le fait trois fois par semaine, pointer au commissariat.
“Nous devons essayer d’accomplir ce qui nous paraît aujourd’hui impossible”
Cette rencontre nous a donné envie de demander à plusieurs opposants turcs si une musique en particulier les inspirait dans leur combat quotidien. Un morceau illustrant leur résistance. La tâche n’a pas été facile… Dans une Turquie qui vit sous état d’urgence depuis un an et demi, quand la police menace de débarquer en pleine nuit pour arrêter les opposants et quand les procès rythment le quotidien, la musique n’est plus une priorité.
Mais certains ont, malgré tout, tenu à participer. Ali Ergin Demirhan, rédacteur en chef de Sendika, un site d’information déjà censuré plus de soixante fois, a souhaité citer Sen Gel Diyorsun de Cem Adrian, en précisant bien que “c’est le poète Ali Kızıltuğ, mort il y a quelques jours, qui a écrit les paroles”.
Les paroles sont très “romantiques”, avoue le journaliste. Une personne éprise y implore son âme sœur de la rejoindre, malgré les difficultés. “Ça peut paraître un peu pessimiste. Mais nous savons tous, nous les militants d’opposition, que nous devons essayer d’accomplir ce qui nous paraît aujourd’hui impossible”, dit-il, alors que 73 journalistes sont actuellement derrière les barreaux en Turquie.
Quelques jours après notre demande, la playlist était garnie de chansons anglaises, turques… Mais aussi kurdes, où la langue elle-même devient politique. Une langue contre laquelle lutte la Turquie, qui a mené d’intenses combats dans le sud-est du pays dans cette optique.
“Cette lamentation est pour elle. Et pour notre humanité”
La lamentation de Mem Ararat fait partie de ces morceaux en kurde. La petite fille dont il est question, Cemîla, est morte pendant le blocus de Cizre, alors que l’armée turque pilonnait la ville. “Sa mère l’a conservée pendant des jours dans un congélateur pour éviter que son corps ne sente, raconte l’écrivain kurde Murat Özyaşar. A cause du blocus, il n’a pas été possible de lui donner un enterrement ni une cérémonie convenables. Cette lamentation est pour elle. Et pour notre humanité.”
https://www.youtube.com/watch?v=b7aOpV3Hmf4
“La résistance, c’est l’histoire des Kurdes depuis trente ans”
Son confrère, le poète Mehmet Said Aydın, s’inscrit dans le même esprit avec une chanson de Bajar, un groupe de folk-rock. Serhıldan Jiyane (“la résistance c’est la vie”) est un des tubes de la formation. “La résistance, c’est un peu l’histoire des Kurdes depuis trente ans”, explique Mehmet Said Aydın, pour qui cette chanson exprime avant tout une aspiration à voir “la paix prendre le pouvoir”. Ironique, quand des centaines de professeurs ont perdu leur poste en signant justement une pétition pour la paix et l’arrêt des combats dans le sud-est de la Turquie.
S. est justement enseignante. Si cette dernière n’a pas “encore” eu de problème avec son université – “alors s’il vous plaît, ne citez pas mon nom” demande-t-elle –, elle nous a répondu du tac au tac quand il a été question de choisir une musique : ce sera une chanson de Bandsista, un collectif très actif dans la contestation.
“Ecoute les voix de tes sœurs.
Les femmes descendent dans la rue”
Et dont ce clip de Olur/Olmaz a été réalisé lors de manifestations pour les droits des femmes, dans les rues d’Istanbul. “Je pense que le plus important dans tout type d’action politique, ce sont les femmes”, écrit S. “Ecoute les voix de tes sœurs, prévient d’ailleurs la chanteuse dans ce titre. Les femmes descendent dans la rue.”
Elles étaient d’ailleurs des milliers, le 25 novembre dernier, à descendre sur l’avenue Istiklal, à Istanbul. Une manifestation exceptionnelle. Car depuis deux ans, la moindre marche est solidement réprimée. Comme la marche des fiertés qui a été interdite en juin dernier pour la deuxième fois.
Alors pas question pour Ejder Narsap, président de l’association LGBTI, de laisser passer une possibilité de se faire entendre. Le militant, qui a accroché un immense drapeau arc-en-ciel sur une mairie en juin dernier, a pris soin de consulter son compagnon, Muharrem, avant d’envoyer Sana ne kime ne (“Qu’est-ce que ça peut te faire”) d’Ajda Pekkan, icône de la communauté gay en Turquie.
Le caricaturiste Tarık Tolunay, qui assiste à de nombreux procès en Turquie, a choisi quant à lui de partager une composition de Jethro Tull, un groupe qu’il “adore”. Et même s’il n’en comprend pas vraiment les paroles anglaises, la longueur de cette pièce musicale (vingt-deux minutes pour la face A) est une façon pour lui de rendre hommage à la résistance de Yüksel, une rue d’Ankara dans laquelle des opposants se font arrêter quotidiennement en appelant au soutien de deux professeurs en grève de la faim, par une police ultra-armée et trois fois plus nombreuse.
D’ailleurs, dans le cadre de cette action, pour son 274e jour de jeûne, le couple Semih et Esra Özakça a composé ce titre :
Açlığımızın 274/199. gününden, sevdayı büyütenler için…
Bu sevda ki yok olmaz
Mekan ayırsa bile
Ayrılık baki kalmaz
Böyle büyük sevene
Ben yarime yarim bana yaraşır Değerlenir anlamlanır
Hayat bizimle pic.twitter.com/oZCsTsGhfC— Semih Özakça (@SemihOzakca) 7 décembre 2017
“La pochette montre les tambours éventrés et les guitares défoncées par une énième descente de police”
Résister, encore résister… La formation Grup Yorum (“commentaire”) sait faire. Alors qu’elle organisait des tournées dans des stades entiers, tous ses membres sont aujourd’hui en prison. Nous avions pu rencontrer Seher, 18 ans, quelques jours avant son arrestation. Elle avait tenu à partager une nouvelle chanson, Sen Varsın Ya, qui dit : “Tout est plus facile car tu es là.” Au passage, elle avait désigné fièrement la pochette du disque, qui montre les tambours éventrés et les guitares défoncées par une énième descente de police.
“Nous, on adore Diren Ask (“l’amour résistant”), qui a été composée pour raconter notre histoire”, sourient Ozgür Kaya et Nuray Çokol. Ce “couple de Gezi”, qui s’est rencontré lors de la protestation emblématique turque en 2013, s’est marié dix jours plus tard sur le lieu de la manifestation, entraînant la forte mobilisation des forces de l’ordre. Quatre ans plus tard, ils ont déménagé à Adana : “Nous recevions des menaces, et il était impossible de travailler en toute sérénité”, précise Nuray Çokol. Elle vient aussi d’accoucher de leur petit garçon. Son prénom ? Diren. “Résistance”, en turc.
https://www.youtube.com/watch?v=kL3GlOfgzYg
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