Christine Renon, directrice d’école à Pantin, a mis fin à ses jours au cœur de son établissement ce week-end, en laissant une lettre bouleversante dénonçant ses conditions de travail. Laurence de Cock, professeure en lycée, réagit.
La lettre laissée par Christine Renon fait l’effet d’un électrochoc. “Je me demande si je ne ferai pas une petite déprime ! Je n’en ai pas l’habitude, j’en ai jamais fait, mais j’ai une boule dans la gorge depuis ce matin et envie de pleurer et je suis tellement fatiguée”, écrit-elle au bout de trois pages. Le week-end dernier, cette directrice d’une école maternelle à Pantin (Seine-Saint-Denis), âgée de 58 ans, a mis fin à ses jours au cœur même de son établissement.
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Lettre d'Adieu de notre collègue directrice d'école à Pantin qui a mis fin à ses jours pic.twitter.com/y0jPGTAnaB
— Rémi (@natinremi) September 25, 2019
Près de 400 enseignants, parents et enfants lui ont rendu hommage jeudi 26 septembre dans la cour de l’école. Sa missive, envoyée à une trentaine de directeurs d’établissements à Pantin, alerte sur un état d’épuisement et un grave sentiment d’abandon. Laurence de Cock, professeure en lycée et auteure d’un petit livre sur l’école (École, éd. Anamosa, 2019), a été bouleversée par ses mots. Elle explique de quoi ils sont symptomatiques.
Qu’a provoqué en vous le suicide de Christine Renon, et la lettre qu’elle a laissée ?
Laurence de Cock – Ma première réaction a été de me dire : “Une de plus.” Le nombre de collègues qui se suicident dans leurs établissements est un sujet que je suis de près en ce moment. Je trouve que cela devient de plus en plus fréquent. Il y a encore quelques années, on était épargnés, on le regardait chez les autres : France Télécom, la SNCF… Cela n’arrivait pas.
Je me suis souvenu que Frédéric Lordon avait fait un texte il y a quelques semaines sur le travail, dans lequel il écrivait en substance que : “Bientôt on se suicidera dans les collèges.” Je lui avais écrit pour lui dire que c’était déjà le cas. J’ai compris que ça ne se savait pas. Maintenant, on ne peut plus l’ignorer. Sa lettre m’a profondément bouleversée, car c’est un équilibre très fort entre des considérations personnelles, pudiques et politiques. C’est la première fois que je vois un courrier qui tisse aussi bien ces deux aspects.
Elle est politique au sens où elle jette une lumière crue sur “l’institution” ?
Elle jette une lumière crue sur deux choses. D’abord la difficulté de son travail, qui s’est intensifié. Elle pose des mots sur ce qui semble routinier aux autres, alors qu’en réalité, ce sont des charges de plus en plus importantes. Et elle pointe la responsabilité de l’institution au sens large, à tous ses étages. L’“institution” n’est pas que le ministère. Pour une école primaire ou maternelle, cela part de la mairie, et cela remonte par strates jusqu’au ministère. Quand elle parle de “la clé USB pour le service informatique de la ville de Pantin”, on comprend qu’elle doit se battre dès le niveau de la municipalité, puis de l’inspection académique, puis de l’inspection générale, du rectorat, du ministère… Les gens ne mesurent pas à quel point on est dans un vrai labyrinthe quand on essaye de bouger dans ce métier. Et chaque palier est une offense et une humiliation.
Elle parle aussi de la solitude qu’elle ressent, et de celle de ses collègues qui viennent d’arriver…
Oui, c’est une solitude à la fois vis-à-vis des parents et de l’institution. Je ne suis pas directrice d’école, mais Véronique Decker l’a été. Elle explique qu’on est pris dans des injonctions contradictoires, avec d’un côté une institution qui judiciarise de plus en plus les problèmes pour se protéger des plaintes des parents, et de l’autre des parents en demande de relations individuelles. C’est psychologiquement intenable. C’est de cette solitude qu’elle parle.
Que s’est-il passé à l’école ces dernières années pour qu’on en arrive à ces extrémités-là ?
Vous faites bien de dire “ces dernières années”. Il faut être très honnête et ne pas dire que c’est de la faute à Jean-Michel Blanquer [l’actuel ministre de l’Education, ndlr]. Cela fait plus d’une décennie que le mal-être de l’école s’est intensifié. La raison principale, c’est la multiplication des réformes qui répondent à un calendrier politique et économique : celui de l’austérité, des alternances politiques, et de l’Union européenne. Les enseignants ont besoin de temps pour s’approprier une réforme. Ils ont besoin d’avoir le temps de savoir ce qui se joue. L’accélération et le rythme frénétique des réformes produit de la confusion, du brouillage, des injonctions contradictoires, et une forme de confiscation du métier. Et ça, c’est de la souffrance.
Est-ce neutre que ce drame survienne à Pantin, en Seine-Saint-Denis ?
La Seine-Saint-Denis est un département complètement sinistré du point de vue scolaire. Christine Renon tire l’alarme de façon dramatique et irrémédiable. D’autres l’ont également fait : Véronique Decker à Bobigny, des instituteurs et des institutrices à Montreuil (qui ont dénoncé la présence de rats dans une école), des mamans… L’une d’elles m’a dit qu’à la Toussaint, donc à la rentrée, son enfant de trois ans avait eu quatre enseignants ! Souvenez-vous également du mouvement des Bonnets d’ânes, une organisation de parents du 93. C’est indigne, tout le monde sait que le département est laissé à l’abandon sur le plan scolaire. C’est totalement signifiant que ça arrive là.
Servanne Marzin a rendu compte sur Twitter de la manière dont les parents et les enfants de cette école, à Pantin, ont été accompagnés après ce traumatisme. Est-ce symbolique de cet abandon ?
Oui, complètement. Et le pire, c’est que je crois que ce n’est même pas conscient de la part de l’administration. Il y a un drame, et une procédure mécanique se déclenche : il faut appeler tel bureau, quelqu’un va faire le sale boulot, mais comme ils ne sont pas nombreux à cette strate, ce sera fait rapidement et mal. Comme une fatalité.
Quelqu’un qui écrit : “Aujourd’hui, je me suis réveillée épouvantablement fatiguée, épuisée”, et qui se donne la mort, c’est quelqu’un qui ne trouve plus aucun sens dans son métier. La maternelle est un sas de transition entre la toute petite enfance et l’école élémentaire, c’est très important. La directrice et les instituteurs et institutrices nouent des relations affectives très fortes avec les parents et les enfants. Ne pas prendre cela en considération et ne mettre en place qu’une cellule d’écoute de quelques heures, c’est symptomatique d’une déliquescence du rapport humain dans l’institution.
1/ Au lendemain de la cérémonie en hommage à #ChristineRenon , je souhaite informer de la manière dont les parents et les enfants du quartier ont été accompagnés dans ce moment si violent.
— Servanne Marzin (@ServanneMarzin) September 27, 2019
Que faut-il faire pour que son geste serve à quelque chose, qu’il ne se reproduise pas ?
De toute urgence, il faut arrêter tout, écouter les profs, et vraiment leur redonner confiance dans leur capacité d’expertise professionnelle. C’est ce qui produit le plus de souffrance : le fait qu’on leur a complètement confisqué leur outil de travail. On le voit avec les circulaires du rectorat de Créteil qui rappellent les directeurs qui ont reçu sa lettre à leur devoir de réserve. Tant qu’on n’aura pas compris que les gens choisissent ce métier parce qu’ils ont une idée de ce que ce métier doit être, et de comment il faut le faire, on va multiplier les drames de cette nature, c’est évident.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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