La réponse est « oui », évidemment, même si ce n’est pas simple. Et non, on ne vous ressortira pas le fameux adage « on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui ».
Comme tout le monde ou presque, Yassine Bellatar se souvient très bien de ce qu’il faisait le 13 novembre. Ce soir-là, l’humoriste était sur scène pour l’inauguration de son théâtre. Rapidement, il se sent que quelque chose de « bizarre » se passe sans pour autant imaginer qu’à quelques kilomètres de là, des djihadistes sèment la terreur dans Paris. « Tout le monde était sur son portable, je n’arrivais à créer aucune interaction avec le public« , se souvient-il. « A un moment, je me suis dit que c’était à cause du match de foot, qu’on devait se prendre 40- 0 !« . Finalement, c’est une des spectatrices qui l’alertera.
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« C’est marrant, les Blancs sont vraiment bien élevés, ils attendaient que je finisse mon spectacle pour m’avertir alors que les Noirs et les Arabes se sont mis à gueuler dans la salle! » C’est par cette anecdote qu’il inaugure son sketch tiré de ce funeste vendredi soir. Vingt minutes au cours desquelles il se moque de nos peurs, des amalgames mais aussi de l’amateurisme des terroristes qui fraudent le métro alors même que tous les flics de France sont à leurs trousses. « Allô, Jean-Claude, j’ai un dénommé Abaaoud qui n’a pas payé. Tu me fais une recherche s’il te plaît. Ah, il est recherché pour avoir tué 130 personnes. Je lui mets une amende quand même?« . Le public se marre. « Immédiatement, j’ai eu envie de parler des attaques, c’était même une nécessité. En tant que Français, Parisien, musulman, humoriste engagé« , confie le trentenaire en finissant son café.
« Bonjour, c’est pour les calendriers »
Juste après les attentats, le besoin d’en rire s’en fait pressant. D’abord sur les réseaux sociaux. Quelques détournements nous ont fait sourire. A l’instar de cette photo d’un groupe d’intervention prêt à donner l’assaut souligné de la légende : « Bonjour, c’est pour les calendriers« . Ou de ce drapeau de l’Irlande sur lequel est inscrit « Nous sommes Paris. Signé : Association mondiale des daltoniens« . On a même franchement ri en découvrant toutes les blagues autour de Jawad, le « logeur de Daech ». Et ce, alors même que l’assaut contre l’appartement dans lequel se cachait le logisticien des attaques, Abdelhamid Abaaoud, était toujours en cours.
Bonjour, c'est pour les calendriers. pic.twitter.com/SVaTh87Rqy
— justice pandine (@pandanael) November 18, 2015
« Rire est une forme de soupape après la stupéfaction et la peur« , analyse Christophe Alévêque. L’humoriste est remonté sur scène quatre jours après les attaques. “Je voulais en parler dans ma revue de presse mais je ne savais pas trop comment ce serait accueilli, si ce n’était pas trop tôt. » Alors, il a laissé le choix au public. « Quand j’ai prononcé le mot ‘attentat’, les gens dans la salle ont applaudi à tout rompre. Jamais, je n’avais entendu rire autant pendant mon spectacle. »
Le rire désarme, ne l'oublions pas.
Pierre Dac pic.twitter.com/qdumoy9ZCz— C'est personnel (@dulatenmots) November 15, 2015
Pour les humoristes aussi, parler des « événements« , comme certains les appellent pudiquement, est une forme de thérapie. Le soir des attaques, Kevin Razy venait de sortir de scène et s’apprêtait à rejoindre sa mère pour dîner à son QG, la Bonne Bière. Au dernier moment, celle-ci a annulé. Rien à voir avec les attentats, juste un banal contretemps qui leur a peut-être sauvé la vie. Cinq personnes sont décédées à la terrasse de ce bar pris pour cible par l’un des commandos.
« Après le 13 novembre, on a tous eu tendance à se dire ‘j’allais souvent là-bas’, ‘je passais tout le temps par là’… Moi, je jouais au Bataclan le mercredi, je devais aller dîner dans un des lieux visés, ça fait bizarre de se dire que ça aurait pu être nous« , confie-t-il pudiquement. Malgré le choc, il a publié une vidéo, mi-tutoriel, mi-humoristique, trois jours plus tard sur la bonne conduite à tenir sur les réseaux sociaux puis en a fait le cœur de son spectacle. « Rire des attentats, c’est aussi une forme de résistance, affirme-t-il. Daech a voulu nous empêcher de sortir, d’écouter de la musique, de nous marrer. Je n’aime pas qu’on me dise ce que je dois faire ! »
La seule limite : manquer de respect aux victimes
Un tel sujet n’autorise aucune approximation. Les humoristes suivent les derniers rebondissements de l’enquête de près, travaillent avec des journalistes ou des chercheurs pour mettre au point leurs sketchs. « Chaque mot compte », explique Kevin Razy, « on peut aller loin, dire beaucoup de choses mais il faut être précis, s’appuyer sur une base factuelle solide. » Quitte ensuite à vulgariser ou à grossir le trait.
Parfois, la réalité prête à rire sans même avoir besoin d’être caricaturée. Comme lorsqu’il moque les chaînes d’infos en continu qui annonce des « scoops » pour mieux les démentir cinq minutes plus tard ou parodie la course à l’échalote des graphistes prêts à tout pour trouver l’image qui fera le buzz.
La seule limite que tous se posent, c’est de manquer de respect aux victimes. L’humour noir ne doit pas être macabre. « Surtout, ça n’apporterait rien. Notre rôle, c’est d’analyser ce qu’il y a autour des attentats« , précise Yassine Bellatar. Chacun à ses marottes : la psychose ambiante, la politique sécuritaire, le traitement médiatique ou la folie meurtrière des terroristes… « Evidemment, tu écris pour être drôle, mais il y a un message derrière. Un humoriste, c’est un politique avec un nez rouge !« , poursuit-il. Bien qu’ils aient tous les trois un humour très différent, ils sont animés par la même question: comprendre l’inexplicable, le pourquoi des attentats. « Comment des mecs de ma génération, qui ont grandi en France comme moi, ont pu un moment se retourner contre nous ? C’est ça que je veux savoir« , résume Yassine Bellatar.
Se jouer de la peur
Pourtant, rire d’un sujet aussi sensible n’est pas toujours simple. Il y a d’abord l’appréhension. De trouver le ton juste, de faire passer le bon message, d’être « à la hauteur » en somme. Mais également de se moquer frontalement d’un groupe terroriste qui n’hésite pas à cibler ses détracteurs. « Dans une de mes émissions, je m’adresse directement à Rachid Kassim [ le nom de ce recruteur français est associé à plusieurs attentats ou tentatives d’attentats, ndlr] en lui proposant de se supprimer. Je sais que c’est risqué mais je me sentais obligé de le faire », confie Kevin Razy.
Christophe Alévêque, lui, s’empêche de penser à la peur. Il a perdu plusieurs de ses amis lors de l’attaque de Charlie Hebdo. « Evidemment, on garde ça dans un coin de notre tête, mais on peut pas y penser tout le temps, sinon on n’avance pas ». En revanche, il confie la difficulté de parler chaque jour d’un sujet aussi anxiogène. « J’en ai parlé pendant un an et demi », explique Christophe Alévêque, « tous les soirs, les attentats, les attentats, les attentats. Quand j’ai terminé mes dates parisiennes, au mois d’avril, j’étais épuisé aussi bien physiquement que moralement ». Paradoxalement, si c’était à refaire, il le referait. La question ne se pose même pas. « C’est ce qui m’a fait avancer dans toute cette absurdité. »
Yassine Bellatar est au théâtre de Dix-Heures avec Ingérable. Christophe Alévêque est en tournée avec son spectacle Ça ira Mieux demain. Kevin Razy est à l’Apollo Théâtre avec son spectacle éponyme.
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