Le Comité scientifique spécialisé temporaire mandaté par l’Agence nationale de sécurité du médicament a publié en juin son projet d’expérimentation du cannabis à visée thérapeutique qui, s’il est validé, débutera en 2020. “Les Inrocks” ont recueilli les témoignages de personnes en consommant déjà dans ce but… et donc dans l’illégalité.
“Je fume avant de dormir, car cela me permet de passer la nuit : sinon, j’ai beaucoup trop mal.” Rachel a 23 ans, est étudiante dans la Nord de la France, et consomme du cannabidiol (CBD) depuis quelques mois. Pas pour le plaisir, elle qui n’a jamais trop aimé, pour le dire trivialement, tirer des lattes, mais plutôt pour se soulager : atteinte d’une maladie de crohn et d’une spondylarthrite ankylosante, la jeune femme décrit un quotidien fait de douleurs abominables.
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“En cas de grosse crise, je ne peux pas me lever, pas m’habiller ni me laver seule, je ne peux même pas parler, en fait.” Ses traitements actuels, nombreux et lourds – piqûres une fois par mois, codéine, cortisone, parfois de la chimiothérapie – sont justement trop nombreux et lourds à son goût, elle qui aspire à “réduire sa dose quotidienne et hebdomadaire de médicaments, et utiliser quelque chose de plus naturel”.
Le CBD – l’un des composants du cannabis, outre, entre autres, le THC -, c’est sa mère, démunie et touchée de voir sa fille souffrir le martyre, qui lui en a parlé : “Elle cherchait tous les moyens possibles pour que je me sente mieux.” Rachel décide il y a quelques mois de franchir le cap. Résultat : “J’ai découvert que ce qu’il me fallait, c’était le CBD, qui a des vertus anti-inflammatoires. Depuis que j’ai commencé, cela me soulage énormément.”
La jeune femme a longtemps été réticente, racontant “l’étape compliquée que représente le fait de se dire que l’on va commencer un traitement illégal dans son propre pays” – elle y a accès via une amie faisant pousser du CBD chez elle. Par ailleurs, Rachel compte bientôt prendre rendez-vous chez le médecin en Belgique, faute de pouvoir bénéficier d’une prescription en France, où le cannabis thérapeutique est illégal, a contrario de 21 pays sur 28 en Europe.
Une expérimentation en 2020 ?
La situation pourrait changer : le Comité scientifique spécialisé temporaire (CSST) mandaté par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a rendu public en juin son projet d’expérimentation du cannabis à visée thérapeutique. Cinq indications ont été retenues pour l’expérimentation qui, si elle est acceptée par le directeur de l’ANSM puis par la ministre de la santé, devrait débuter en 2020 sur 1500 à 3000 patient.e.s, quand 300 000 à 1 million de personnes pourraient être concernées : « Les douleurs neuropathiques réfractaires aux thérapies accessibles, certaines formes d’épilepsie pharmacorésistantes, certains symptômes rebelles en oncologie (tels que nausées, vomissements, anorexie…), dans les situations palliatives, dans la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques ou des autres pathologies du système nerveux central. »
Olivier, atteint d’une adrénomyéloneuropathie, soit une maladie neurologique génétique et orpheline lui provoquant des douleurs neuropathiques, “a beaucoup d’attentes sur cette expérimentation, même si tout a l’air très verrouillé” : sa maladie rentre dans le cadre des cinq indications retenues. En fauteuil roulant car ayant de grandes difficultés à marcher, Olivier souffre de façon continue. “Ce sont des douleurs dans les jambes qui, sur une échelle de 1 à 10, ne sont qu’à 3, parfois 4. Mais, en fait, c’est tout le temps. Je ne sais que j’ai des jambes que parce qu’elles me font constamment mal.”
“Je retrouve des sensations dans mes jambes”
L’homme de 37 ans a testé tous les antidouleurs possibles, et craint beaucoup la morphine : “J’ai peur d’en prendre des cachets comme des tictac.” Seul le tramadol (un antalgique opiacé assez fort) le soulage, mais avec en prime des effets secondaires “pires que la douleur”. Il y a deux-trois ans, n’en “pouvant plus”, Olivier décide d’essayer le cannabis : pour avoir déjà eu l’occasion de fumer des années auparavant, il sait que l’effet lui est favorable. Il achète alors un appareil pour vaporiser des plantes de cannabis, qu’il s’agit d’inhaler : “C’est en vente libre, sur Amazon !” Son verdict : “C’est vraiment exceptionnel : la douleur disparaît, et je sens de nouveau que j’ai des jambes autrement que par ce biais. Je retrouve aussi des sensations dans celles-ci.”
Tous ses médecins sont au courant : “Tous me disent systématiquement que je fais bien, et que je ne suis pas le seul de leurs patients à en consommer.” Il s’est débrouillé pour trouver quelqu’un pouvant le fournir, ce, “totalement dans l’illégalité”. “Cette personne ne peut pas m’en vendre tout le temps, donc je n’en consomme pas très souvent. Je réserve cela pour les moments où, vraiment, j’en n’en peux plus”, raconte celui qui en consomme aussi très ponctuellement à des fins récréatives – “Je suis défoncé, mais je suis donc aussi défoncé dans les jambes, et j’ai des sensations” -, et qui estime qu’en France, “on a un comportement réactionnaire par rapport au cannabis”.
“Cela soulage plein de choses qui s’accumulent et qui vous rendent la vie un peu impossible”
Fabienne Lopez, présidente de l’association Principes actifs, qui regroupe des personnes ayant déjà recours au cannabis à des fins thérapeutiques, partage cet avis. La liste d’indications retenues par le CSST est selon elle “trop restrictive, et pas assez précise” : “Une porte a été ouverte, ce qui est déjà pas mal : en 20 ans, on a eu du mal à l’ouvrir. A partir de là, on ne sait encore que très peu de choses, c’est très flou. Beaucoup de maladies sont restées sur le côté.”
Elle-même atteinte d’un cancer du sein il y a dix ans, elle a vu dans le cannabis un moyen efficace pour se sentir mieux : “Les traitements de chimiothérapie, quand vous avez atteint un certain âge, provoquent des effets secondaires qui durent et qui s’installent. Je me suis rendue compte que le cannabis était intéressant dans le cadre de ces effets secondaires : cela soulage les douleurs musculaires, osseuses, les nausées, les démangeaisons… Bref, plein de choses qui s’accumulent et qui vous rendent la vie un peu impossible.”
L’Académie nationale de pharmacie réticente
Celle qui appelle à une “dispense de peine immédiate” pour toute personne appréhendée pour possession de cannabis alors que l’usage qu’elle en fait figure sur son dossier médical, aimerait que les médecins généralistes puissent en prescrire. Ce, alors que le projet d’expérimentation prévoit que seuls les spécialistes, sur la base du volontariat et après une formation, seront autorisés à le faire, et ce plutôt en dernière intention. “Ce n’est pas parce que la ministre de la santé donne son accord que les médecins qui ont des convictions assez fortes contre le cannabis vont changer d’avis.” Olivier abonde : “Il y a des médecins qui ne vont pas vouloir. Moi, je souhaiterais quelque chose de clair.”
Comme le rapporte l’AFP, l’Académie de médecine a pointé du doigt des risques de dépendance, d’infarctus, de cancer du poumons liés à la consommation de cannabis ou encore d’ingestion accidentelle par les enfants, tout en estimant que “toute appellation ‘médicale’ ou ‘thérapeutique’ appliquée à un produit n’ayant pas suivi [un long processus de contrôle, d’analyse des risques et de validation] est abusive et illicite”. Même discours chez l’Académie nationale de pharmacie, qui parle de dénomination “abusive et dangereuse” concernant l’expression “cannabis thérapeutique”.
“Il ne s’agit pas que ces médicaments puissent être prescrits de manière plus souple que d’autres”
“Ce sont des médicaments, et cela reste un stupéfiant. Il est donc normal de les surveiller et de faire attention. Il ne s’agit pas qu’ils puissent être prescrits de manière plus souple que d’autres médicaments”, assure le médecin psychiatre Nicolas Authier, qui a présidé le CSST. Pour ce spécialiste en addictologie et pharmacologie, ce projet d’expérimentation “est une avancée, qui fera bien sûr l’objet de critiques et de commentaires de la part des patients et de certains médecins. Mais il a le mérite d’exister, et d’être un projet qui permettra à la fois l’accès tout en étant rassurant. Il est certes qualifié parfois d’un peu prudent, mais c’est une première étape vers peut-être, un jour, un accès plus large, plus facilité, plus conventionnel”.
Il argue que “la liste a été établie en fonction des données scientifiques disponibles au moment de notre réflexion, c’est-à-dire à la fin de l’année dernière, et établie en fonction de ce que souhaitaient les sociétés savantes de médecine concernées par l’usage du cannabis, certaines disant oui, d’autres non, comme par exemple la société française de parkinson”. Les “expériences étrangères” ont elles aussi été prises en compte, pour atteindre, au final “cinq situations cliniques qui sont parfois transversales, comme par exemple ‘la douleur neuropathique réfractaire’, que l’on peut retrouver dans le cancer, les soins palliatifs, la sclérose en plaques, chez les gens diabétiques ou qui ont eu des opérations. »
Et d’ajouter : « Bref, ce n’est pas si restrictif que cela, même si en effet on n’a pas retenu certaines maladies. On comprend et on entend les patients, mais il fallait bien commencer avec quelque chose : il faut commencer avec ce dont on a le plus de bénéfices attendus, pour ne pas aller à l’échec. Ou alors, cela ne sert à rien d’initier une réflexion, autant que ce soit une décision purement administrative.” Fabienne Lopez, elle, s’interroge justement : « Pourquoi une expérimentation ? Tous les tests ont déjà été faits à l’étranger. »
Aux personnes craignant une augmentation de la consommation du cannabis à visée récréative – dont la légalisation est elle-même régulièrement demandée du fait notamment de l’échec des politiques de prohibition et de répression – Nicolas Authier répond ceci : “Cela ne va pas être pas le cas. Le cannabis, en France, il y en a partout, tous ceux qui veulent en consommer le font facilement, ils ne vont pas aller s’amuser à aller se procurer une ordonnance chez des médecins spécialisés à l’hôpital, tout cela pour recevoir un traitement qui ne lui procurera probablement aucun effet de défonce. On n’est pas du tout sur la même qualité de produits, on ne parle pas de la même chose, pas du même cannabis. C’est hors sujet.”
Des formes vaporisées, des huiles ou encore des comprimés et des patches
Selon lui, il s’agit d’ailleurs de parler des cannabis thérapeutiques, au pluriel : “A partir d’une plante, qui peut varier dans sa nature en fonction de l’espèce utilisée ou des cultures, on va aboutir à des médicaments très différents : certains avec seulement du CBD, et pas de THC, certains avec autant de CBD que de THC, d’autres avec les deux mais pas forcément un ratio de un pour un… Bref, des médicaments qui n’ont rien à voir tant en terme d’indication, d’emploi, de bénéfices que d’effets indésirables.”
Si l’expérimentation a bien lieu, outre la mise en place d’un registre de suivi des patient.e.s, ceux et celles-ci pourront, via une cellule d’approvisionnement mise en place officiellement, se fournir en “préparations faites à l’avance, bien calibrées et standardisées”, en pharmacie, avec leur prescription. En fonction des effets attendus – rapides ou durables -, celles-ci consisteront en vaporisation, en gouttes à mettre sous la langue ou encore en des comprimés et des patches. Les formes fumées, du fait de leur nocivité pour les poumons notamment, ne seront elles pas prescrites.
Muffins et cookies
Rachel, qui fume donc du CBD, en est consciente. Et aimeront à terme obtenir des comprimés voire cuisiner avec ce produit, de façon à obtenir des effets plus durables, mais aussi de pouvoir en consommer plus discrètement : “Quand je fume, je n’ai pas un bienfait toute la journée, il faudrait que j’en fume plusieurs fois par jour. Mais je ne vais pas sortir de cours à la pause clope pour fumer un joint de CBD ! Voilà pourquoi je pense à cuisiner avec : je ferai des petits muffins ou cookies, et fin de l’histoire, ça ne se voit pas.”
D’autres personnes, comme June, 52 ans, qui souffre de la même maladie que Rachel – une spondylarthrite ankylosante – et qui se déplace en fauteuil roulant du fait de sa quasi-impossibilité de marcher, se fait livrer de l’huile de CBD en direct de la Hollande. “Je reçois ça par la poste. J’avais songé à planter du cannabis chez moi, mais je n’ai pas du tout la main verte… En tout cas, j’en prends avant de dormir, et ça m’aide beaucoup : la journée on ne s’en rend pas autant compte, mais la nuit, la douleur vous réveille. Déjà, l’endormissement est terrible, et ensuite, vous ne dormez que quatre-cinq heures au naturel”, raconte cette femme pour qui « il est urgentissime que le cannabis thérapeutique soit légalisé ».
“Bientôt, il y aura un gros coup d’accélérateur”
D’autres, enfin, à l’image de Philippe, qui est membre de Principes Actifs, cultivent directement du cannabis chez eux et elles, pour pouvoir directement soulager leurs problèmes de santé. Les siens : une hépatite C découverte au début des années 2000, et une addiction aux opiacés et à la codéine, développée suite à une dépression, qu’il combat toujours aujourd’hui.
“Dans un premier temps, le cannabis m’aidait aussi bien à supporter le traitement contre la maladie, ainsi que son vécu : la très grande fatigue, les états nauséeux, la dépression. J’avais perdu tous mes cheveux en trois mois, j’avais perdu 12 kilos.” Il a mis “des années à trouver les trois-quatre variétés” de cannabis qui lui conviennent. Aujourd’hui, la publication du projet d’expérimentation le rend “tout de même content : certes, cela reste beaucoup trop lent, ce sera expérimenté sur peu de personnes. Mais c’est un premier pas, et j’ai le pressentiment que, bientôt, il y aura un gros coup d’accélérateur”.
« Si on m’enlève mon cannabis, je le re-planterais directement »
Est-il effrayé par l’idée que les forces de l’ordre ou la justice ne découvrent ses plantations, lui qui, tout comme de nombreux autres malades, transporte toujours sur lui une attestation médicale indiquant que sa consommation de cannabis est à visée thérapeutique ? “Cela m’a longtemps stressé, sur le principe de la double peine : avoir des soucis judiciaires, et ne plus pouvoir bénéficier de cela alors que ça me soulage. Progressivement, je me suis dit que ça ne servait à rien de flipper. J’ai même abordé l’année 2019 en me disant que cela serait une bonne chose de me faire choper, en me disant que ce serait l’occasion d’aller à la Cour européenne. Bon, je préférerai que cela ne m’arrive pas. Mais aujourd’hui, qu’ils viennent : si on m’enlève mon cannabis, je le re-planterais directement”.
Olivier nous dira exactement la même chose, ajoutant qu’une procédure judiciaire serait également l’occasion pour lui d’évoquer « l’inaccessibilité du Tribunal de Grande instance de [sa] ville en fauteuil roulant » : “J’en suis à un point où j’ai tellement mal, que je n’en ai plus rien à foutre.” Quand on lui raconte que Philippe est sensiblement sur la même ligne que lui, il nous répond ceci : “Cela doit être le petit côté universel face à la douleur.”
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