France 2 diffuse, jeudi 2 mai à 21h, un numéro de l’émission “Laissez-vous guider” consacré à la Révolution française, présenté par Stéphane Bern et Lorànt Deutsch, connus pour leurs convictions royalistes. L’historienne Sophie Wahnich, spécialiste d’histoire de la Révolution française, relève les biais idéologiques du programme.
L’annonce de la diffusion d’un numéro de l’émission “Laissez-vous guider”, sur le thème de la Révolution française, présenté par Stéphane Bern et Lorànt Deutsch a suscité un petit émoi dans le milieu des historiens, ainsi que dans la sphère politique. En cause, le fait que “deux partisans d’une histoire royaliste” (dixit l’historien Guillaume Mazeau) aient été choisis pour rendre compte de cette période. Pour juger sur pièce du résultat, nous avons fait visionner l’émission à l’historienne spécialiste de la Révolution française Sophie Wahnich, directrice de recherche au CNRS, membre de la Social Science School de Princeton, auteure de La Révolution française n’est pas un mythe (Klincksieck, 2017) et de L’Intelligence politique de la Révolution française (Textuel, 2019). Alors que 1789 “sert d’allégorie aux Gilets jaunes”, et que cet événement fondateur de la république démocratique inspire des pièces de théâtre et des films, elle s’interroge : “Qu’arrive t-il à l’objet historique ‘révolution’ quand il passe par ‘l’assaisonnement’ proposé par cette émission ?” Selon elle, ce document télévisuel tente de “faire passer une histoire doloriste et monarchiste pour un récit pertinent, classique et émouvant”. Elle relève cinq points particulièrement problématiques.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
1 – Les lieux communs sur la prise de la Bastille
“Le processus de désactivation politique tient en premier lieu à l’organisation même du récit, qui n’est pas un récit mais une déambulation touristique qui désarticule la chronologie des événements, et fait ainsi perdre toute cohérence à leur enchainement. L’émission débute à la Bastille, mais l’appel aux armes de Camille Desmoulins (qui craint une Saint-Barthélémy des patriotes) n’arrive qu’en fin d’émission, dans le contexte du Palais-Royal. Il s’agit alors davantage d’expliquer les origines de la cocarde, que de donner à entendre ce qui anime les Parisiens en termes d’espérance et d’effroi, la veille de la prise de la Bastille. Le récit n’est pas scandé par des dates, il ne présente ni cause ni conséquence, sinon celles des lieux communs les plus convenus : le peuple a faim (c’est ainsi en une seule phrase que nos compère en parlent à la Bastille), le roi et la reine en perdront la tête.
Sur ce qui fait de la révolution un événement politique populaire, on ne saura rien. Le peuple comme acteur politique doué de liberté est absenté. Le seul peuple qui reste est celui des spectateurs : un peuple de badauds qui veulent bien se laisser guider et aller au spectacle sur les grands boulevards pour écouter et voir un mélodrame. A priori aussi un peuple de province à qui on explique le métro parisien – sa ligne 5 où restent des vestiges de la Bastille (mais on omet de dire que récemment à cet endroit même, la présentation de Robespierre a été démantelée au profit d’une présentation neutralisée de l’événement).”
2 – Le savoir people contre l’histoire
“Cette émission de télé serait donc le nouveau “théâtre du peuple”. Peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse. Ici celle des émotions patrimoniales, des émotions doloristes royalistes, des émotions culinaires – Top Chef n’est pas loin quand on prépare la tête de veau au Procope, qu’on évoque Jacques Chirac, mais pas la tradition de consommer ce plat le 21 janvier [pour célébrer la décapitation de Louis XVI sur la place de la Révolution, ndlr]. Le plaisir d’un certain savoir précis et factuel est lui aussi présent. Anecdotes et détails vrais : la Bastille, c’est “66 m de haut sur 34 m de large, un immeuble de huit étages…” ; échange entre la Rochefoucauld et le roi, qui donne la note people : “C’est une révolte ? Non, Sire, c’est une révolution !”. Il y a des choses plus incongrues, comme le récit de la légende de l’homme au masque de fer, qui n’entre pas dans le sujet mais qui a fait rêver chaque enfant curieux, et l’histoire de l’éléphant voulu par Napoléon pour orner la place, et qui se décompose offrant cependant un logement à Gavroche.
Ce ne sont ni des problèmes, ni des questions, ni des archives qui sont présentés, mais toute une signalétique qui permet à ce peuple spectateur de ne pas vraiment apprendre quoi que ce soit, mais de se reconnaître dans un savoir mille fois entendu mais agencé différemment. C’est bien ce que les Grecs anciens appelaient un assaisonnement au théâtre…où les thèmes sans surprises mettent le spectateur dans un univers familier, mais original dans sa facture. Alors quelle est cette familiarité et cette originalité ? Quel mythe est réactivé grâce à ces détails vrais ?”
3 – Un tropisme royaliste et contre-révolutionnaire
“En ce qui concerne la Révolution française, réactiver des lieux communs revient toujours à réactiver un discours contre-révolutionnaire, qui depuis Edmund Burke et Joseph de Maistre [deux philosophes contemporains de 1789 et contre-révolutionnaires, ndlr] passe plus de temps à déplorer la mort du couple royal qu’à saluer la rédaction d’une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ici elle aussi absente des propos tenus, quand tous les chapitres de l’émission parlent du roi et de la reine et font pleurer sur leur sort bien injuste. L’accusation d’inceste fait frémir les “cœurs de mère” comme la mort de Marat, qui elle aussi devient une ritournelle antirévolutionnaire sur sa supposée cruauté. Tout l’art consiste à faire passer une histoire finalement doloriste et monarchiste pour un récit pertinent, classique et émouvant. Un récit qui en vaudrait bien un autre, et qui n’aurait pas besoin de s’encombrer d’historiens de métiers, tout en se donnant des allures scientifiques en convoquant des historiens de l’architecture et des journalistes férus d’histoire.”
4 – Une réduction de l’histoire à l’entertainement
“On visite la révolution comme on visite le musée Grévin, mais un musée Grévin en plein air où alternent des jeux de rôle dans des monuments surgis de terre grâce à la magie d’infographistes jouant à faire trembler le sol de notre savoir intuitif aux côtés de cuisiniers, d’un chanteur, d’une guide touristique du palais de justice et d’une marionnettiste de théâtre d’ombre. Or après tout pourquoi ne pas s’amuser ? Faut-il absolument être grave et triste pour parler de la Révolution ? Non, bien évidemment. C’est ce que nous disent les comédiens amateurs qui figurent le peuple vociférant au Palais-Royal, un peuple bigarré, déguisé, un peu ridicule mais bon enfant, où une dame explique doctement qu’elle est en habit de marquise, mais d’autres en paysans ou artisans.
La réduction de l’histoire à l’entertainement a sans doute débuté avec le bicentenaire (en 1989), elle a prospéré au Puy du Fou, et fait des émules dans toutes sortes d’associations patrimoniales qui proposent des parcours d’interprétation en pleine nature pour commémorer des batailles, visiter des lieux-dits et des monuments, sans même voiler l’ambition d’attirer pour le commerce, des touristes. La période révolutionnaire elle-même avait promu ce genre d’exercices alors patriotiques pour faire connaître ses héros et en faire des modèles d’apprentissage civique. Mais là où la fête décadaire se voulait instructive et éducative, là où les acteurs modernes souhaitent des émoluments et des retombées, que veut l’émission de télé en mimant ces pratiques, en les mimant d’ailleurs souvent mal, comme si le jeu de rôle n’était qu’esquissé, évoqué ? Pourquoi proposer à deux personnes de jouer les rôles de roi et de reine, si c’est juste pour les faire déambuler en pseudo carrosse ?”
5 – Des produits dérivés idéologiques qui ne disent pas leur noms
“Sans doute que tout est là : le jeu de rôle et l’identification est la règle du jeu. Stéphane Bern et Lorànt Deutsch demandent à chacun d’être dans une immersion non pas historique mais ludique, prétexte aussi léger que les bulles de champagne bues à la Bastille pour faire savoir qu’il en aurait coûté à un prisonnier noble la valeur de 75 euros. Le détail vrai ramené à nos repères contemporains, notre monnaie, notre conception de la justice, de la douleur, de l’émotion, associé à un savoir en miettes, permet de ne plus interroger le sens même de ce que l’on entend. Il ne s’agit pas de comprendre mais de bien s’amuser.
L’histoire, comme Marie-Antoinette ou la Bastille, est devenue un prétexte pour des produits dérivés idéologiques qui ne disent pas leur noms. De la Bastille à la prison du temple, on sera passé par le tunnel du canal Saint-Martin, inutile sinon pour faire un bon mot : c’est le seul tunnel avec un “virage”, et Stéphane Bern d’entendre “naufrage”. Lui aussi s’amuse à dire ce qu’il pense, en mode lapsus inconscient. La révolution dérapage n’est pas loin. Ici elle est un “tunnel” qui produit un tournant historique, naufrage de la monarchie. Ici il ne s’agit donc certes pas de penser la révolution, mais de réactiver un imaginaire collectif réactionnaire en s’amusant. Et ainsi de désactiver une demande sociale d’histoire politique de la révolution.”
Derniers ouvrages parus de Sophie Wahnich : La Révolution française n’est pas un mythe (Klincksieck, 2017) et L’Intelligence politique de la Révolution française (Textuel, 2019)
{"type":"Banniere-Basse"}