Septembre 2011 : le movement Occupy Wall Street prenait l’Amérique et la première place financière au monde par surprise. Un an presque jour pour jour, reportage à New York, auprès de ses ex-partcipants.
New York, Washington Square Park. Linnea Palmer-Paton, 24 ans, bénévole « presse et questions environnementales » pour Occupy Wall Street (dîtes OWS) nous a donné rendez-vous à la Judson Memorial Church qui accueille chaque lundi, depuis juillet dernier, les assemblées générales du mouvement. Ce soir, c’est la dernière des réunions préparatoires pour le premier anniversaire d’OWS – conclave intitulé #S17 (soit 17 septembre) par ses organisateurs affairés. L’assemblée se tient dans l’un des sous-sols, pas vraiment aérés, de l’église: local aux murs roses saumon, aménagé façon salle de réunion AA, où flotte une odeur un peu drôle. Des jeunes et de moins jeunes, accoutrements modestes dans l’ensemble, tatouages, caddies et sacs plastiques, hennés, mini-shorts, lessive pas trop fraîche. Sont aussi présentes quelques personnes d’apparence nettement moins marginale. Plus deux ou trois journalistes. Le cercle d’une soixantaine de chaises se peuple progressivement entre 18h et 19h. Linnea et Drew, les MC, proposent d’ouvrir la séance par une partie dePopcorn, jeu consistant à proposer en un mot ce qui vous semble « mieux que Wall Street » (What’s better than Wall Street?): « le sexe ! la limonade ! tout le reste ! le cancer ! les pommes ! nous ! le soleil! Manger ! se retrouver entre amis ! …»
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La presse, requin aussi dangereux que le pouvoir
S’ensuit un point budgétaire rapide qui révèle des résultats moins positifs (en termes de dons et de levée de fonds privés) que ceux du mois de mai passé : Danielle – jeune-fille brune et énergique – jean cigarette moulant fluo – responsable des questions budgétaires et de toute évidence à l’aise dans la prise de parole – est heureuse d’annoncer qu’un hangar désaffecté de Sunset Park, à Brooklyn, vient de leur être gracieusement prêté pour l’occasion. Seul hic: gros ménage à faire. Rendez-vous donc à tous ceux qui peuvent et veulent le lendemain 17h30 devant le supermarché avoisinant, avec balais, serpillères et gants de caoutchouc. L’adresse du hangar en question n’est pas communiquée à cette heure pour des histoires de sécurité.
Puis c’est au tour des deux coachs presse d’intervenir. Ils sont là ce soir pour rappeler à l’assemblée que «les mots c’est comme le dentifrice, une fois qu’il est sorti, on a du mal à le remettre dans le tube», et qu’il faudra donc tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de livrer des messages à la presse, requin aussi dangereux que le pouvoir, mais dont le mouvement a foncièrement besoin pour faire porter sa voix. On demande à tous, donc, de se préparer à répondre de façon cohérente, et de paraître convaincu et « robuste » dans la défense d’une belle cause le 17 septembre prochain. « Ayons l’air bien organisés« .
Les célébrations se succèderont durant trois jours, du 15 au 17 septembre, dans des parcs et sur des places du bas la ville: Washington Square Park, Foley Park, Thomas Paine, Liberty Plaza, Zuccotti, avec un thème par jour: Education, Célébration puis Résistance pour le jour J. Le ton ne sera pas le même que lors du sursaut de consciences, explosif et imprévisible, que fut le siège de Zuccotti Park l’an dernier – de telles protestations seraient immédiatement dissipées par les autorités. Cette année, tout est méticuleusement bordé.
Dans le quartier de la finance s’échelonneront donc à la fin de la semaine de façon bien orchestrée: ateliers éducatifs, assemblées thématiques, concerts et actions genre sittings, murs et blocus humains. Cinq groupes bénévoles d’OWS sont là pour veiller à la bonne marche des évènements : « Convergence » (en charge des concerts, de l’éducation, des AG); « Actions » (pour le mur humain, les 99 révolutions et Tempête sur Wall Street); « Services » (tech, médias); « Support » (Logements, transports, médical) et « Communication » (locale, nationale, inter-Occupy, flyers…)
On pouvait se demander, depuis des mois déjà, où étaient passés les occupants anti-Wall Street, membres de ce mouvement révolutionnaire et protéiforme aussi vite étiolé qu’il était apparu, et dont la voix dans les médias mainstream n’a pratiquement plus été répercutée après la dissolution du campement, le 15 novembre 2011. Et bien, en réalité, ces derniers travaillaient, ou plutôt travaillotaient: les experts et les intellectuels à la rédaction d’un manuel du protestataire paru au mois d’avril 2012, Occupy Handbook (« Manuel de l’occupant » Back Bay Books/Little Brown & Company, Hachette, 15, 99$); les bénévoles des groupes tels qu’OccupyWallStreet.org ou www.nycga.net à l’organisation de cet anniversaire ainsi qu’à leur inscription dans l’histoire pour les années à venir; enfin les autres Occupy, un peu en marge de ces groupes structurés mais toujours actifs au sein de sous-comités pour l’art et la culture, ont continué de théoriser leurs écoles de pensée et de parfaire leurs jeux révolutionnaires (on notera par exemple NOVAD), école inspirée entre autres des trois D de la philosophie française: Debord, Derrida et Deleuze; http://revolutionarygames.net/).
« OWS, c’est en quelque sorte une façon d’être et de vivre »
«Nous ne sommes pas pour la création de lois établies, nous représentons une contre-culture en mouvement et continuons de vivre en essayant de ne pas nous laisser contaminer par la culture que nous critiquons» rappelle Jeremy Bold, aka Jez, 28 ans, bibliothécaire/philosophe/artiste que Les Inrocks avaient rencontré avant le début de l’occupation l’année dernière.
«Les deux mois de sitting ont donné naissance à des actions et à des créations artistiques spontanées complètement inspirantes; des amitiés et des liens intenses se sont créés illico; le mouvement se déployait selon ses propres règles, dans un spectacle diurne et nocturne continu: une sorte d’état dans l’Etat. Les gens se retrouvaient dans la rue, certains venus des quatre coins du pays et même d’Europe pour prendre part aux débats, à l’émulation, pour échanger et imaginer un monde meilleur. OWS, c’est en quelque sorte une façon d’être et de vivre dans le partage, dans l’assemblée, suivant un modèle de démocratie horizontale, autonome, sans leader, basée sur le consensus et les actions directes – surtout culturelles».
Pour certaines personnes, comme cette assistante sociale qui élevait seule son petit garçon, participer au mouvement sans y consacrer tout son temps était impossible «On m’a fait sentir qu’il me fallait être entièrement disponible sinon ce n’était pas la peine de prendre part au mouvement».Ce qui confirme hélas, et pour le dire vite, le profil-type de l’Occupant à plein temps, jeune un peu paumé en quête d’appartenance, chômeur ou vagabond.
Le magazine canadien Adbusters, sorte de parent à l’origine du mouvement OWS, est soucieux de la croissance de son rejeton, ou plutôt de la nécessité d’enrayer sa dégringolade. Il s’agirait de redonner souffle à une clameur sans base structurante solide ni plateforme cohérente: «davantage d’idées concrètes devraient être partagées et mises en oeuvre pour trouver des solutions efficaces et qui aient du poids» constate Ivan, banquier pour JP Morgan puis Citibank qui a assisté en direct depuis les fenêtres de son appartement du Financial district aux deux mois d’occupation. «Malheureusement un an plus tard, rien n’a changé dans la façon de fonctionner des banques, et ce que je trouve encore plus regrettable, c’est que le mouvement n’ait pas réussi à se faire entendre de la classe ouvrière, de l’Amérique moyenne, qui se contente de ce qu’elle a, de ce qu’elle est, en restant, étonnamment, conservatrice…»
Linnea était encore étudiante en master de communication lorsqu’elle s’est ralliée à OWS, dès ses débuts. Elle a rapidement laissé tomber des cours qui ne la satisfaisaient pas pour prendre une part très active au mouvement, auquel elle continue aujourd’hui de croire avec autant «de passion, d’engagement et de ferveur qu’au début. Les meetings et les discussions ont continué après la dispersion du campement dans d’autres lieux, le mouvement a commencé à prendre différentes formes et directions. Les messages et communiqués durant l’occupation étaient des graines de réflexion semées pour un résultat et des bourgeons au long-terme». Travaillant notamment sur les « questions environnementales » (cf. problèmes que posent les techniques hyper-nocives et dangereuses de fracturation hydraulique de gaz de schiste systématisées sur l’ensemble du territoire américain et désormais multipliées sur la côte Est, mais aussi pompage massif de gaz dans l’Arctique, pipelines entre la Côte Est américaine et le Mexique etc…), Linnea reprendra un boulot à mi-temps dès les festivités passées, tout en poursuivant son action au sein d’OWS.
Comme pour beaucoup d’autres, son implication spontanée et progressivement nécessaire au mouvement lui donne le sentiment que son existence n’est pas vaine, qu’elle sert une cause, celle de ses futurs enfants. Linnea s’est aussi mariée cette année.
Via le réseau actif et tentaculaire d’Occupy, nous rencontrons sur Skype le jeune docteur brésilien Ale aka Atchu, 29 ans, rentré récemment à Sao Paulo après 3 ans passés à New York, pour reprendre sa vie « normale » aux urgences de l’hôpital de la capitale. Il a le trac, et il est heureux, parce qu’il aime son métier. C’est la première fois qu’il retravaille depuis qu’il a terminé son deuxième Master de Santé Publique à NYU en mai 2011, avant de prendre part à OWS comme occupant d’abord, puis comme instigateur du collectif «Revolutionary Games» (jeux révolutionnaires) dédié à la création de jeux révolutionnaires et non-violents dans les espaces publics et sur le web. Lui aussi reconnaît que l’occupation du square était en elle-même vouée à mal tourner, mais maintient que ce rassemblement, ce cri commun, est l’une des plus belles histoires qu’il ait vécues.
«C’est comme tomber amoureux. D’un coup, comme ça, tu te retrouves propulsé au sein d’une communauté de personnes qui partagent les mêmes idéaux, ralliée dans la défense d’une cause, juste, avec le sentiment d’appartenir. Tu vis là une expérience à la fois incroyable, horrible, poétique, triste et merveilleuse.»
Qu’a-t-il fait entre novembre 2011 et son retour au Brésil il y a quelques semaines?
Il raconte: sept mois «incroyables» dans les bureaux désaffectés d’un des grattes-ciel à une rue de la Bourse, sept mois à squatter allègrement l’espace avec vingt de ses compères, avant que la police ne les arrête et ne les évacue de cette auberge espagnole enchantée qu’ils ont baptisée «Magic Mountain» en hommage au film culte de Jodorowsky, Holy Mountain ; ils y ont vécu, dormi, refait le monde en imaginant la suite de leur action; il y ont aussi tenu des «salons surréalistes et dadaesques». Là, il lève vers la webcam une guitare toute couverte de peinture façondrippings de Pollock et me dit que ce look atypique de l’instrument remonte à l’un de leurs happenings on invitation only: il s’est mis à poil, s’est offert comme canevas aux invités pendant un boeuf électrisant, et s’est laissé peindre tout le corps, dans ses moindres plis. Sa guitare, qui n’était pas loin, a essuyé les giclées de couleur…
Quant à son ami Jez, le bibliothécaire/philosophe/artiste qui était lui aussi de la party new-yorkaise pendant ces sept mois, c’est dans le Colorado, à Fort Collins, que nous le retrouvons un an plus tard, alors qu’il s’apprête à des performances commémoratives #S17. Il partage un sentiment similaire: fier d’avoir participé à cette vague protestataire, il continue aujourd’hui son action à travers les mêmes groupes qu’Ale, mais nous avoue que l’occupation en elle-même a assez vite tourné vinaigre. Dès l’instant où l’argent (donations, levées de fonds) est entré dans l’équation, «les gens sont devenus fous; l’esprit du début s’est évaporé, n’ayant pas de leader mais de multiples aspirants au leadership, tout ça est devenu un fiasco et je me suis personnellement désengagé de pas mal de projets dans lesquels j’étais impliqué, comme par exemple de l’équipe en charge des archives du mouvement.»
« Un an plus tard, rien n’a changé au niveau politique »
A ces trois jeunes – exemples parmi d’autres – il aura donc fallu près d’un an pour se relever de deux mois d’ivresse contestataire. Comment du coup pourraient-ils nous décrire OWS aujourd’hui, et se définir eux-même en son sein ?
«L’idée n’est plus de communiquer en prenant racine comme une plante, dans un parc ou dans un square; mais bien plutôt de se faire plante suspendue, aux nombreuses ramifications et de continuer notre action au quotidien, par l’écrit, le jeu, la sensibilisation, l’éducation. Un an plus tard, rien n’a changé au niveau politique. Il nous faut donc poursuivre le combat!»
Et malheureusement la Maison Blanche d’Obama est en partie entre les mains de banquiers ayant fait fortune à Wall Street, et ayant vocation à y retourner, comme jadis l’équipe de Bill Clinton. Romney, son colistier et ses Bains Boys sont très inquiétants. Le montant de la dette mondiale circule en quelques minutes de transactions instantanées sous la houlette des banquiers qui conseillent tous les pouvoirs. La bourse ne sert plus vraiment à financer le développement d’entreprises. Après d’élégants mouvements du menton sur le mode du « plus jamais çà », les dirigeants occidentaux et asiatiques n’ont quasiment rien régulé. La police new-yorkaise a eu carte blanche pour ignorer la liberté de la presse, certes sans parvenir à empêcher OWS de se développer à travers les villes comme une trainée de poudre. Elle fera long feu si le mouvement ne se structure pas au coeur même des partis dominants. Surtout alors que la crise actuelle semble être plus anesthésiante que motivante, et qu’il n’y a guère de pays où une majorité démocratique, transparente, non-corrompue et stable soit à même de transformer l’indignation en réformes structurelles.
Lorsqu’on quitte ce meeting de préparation, la nuit est tombée sur Manhattan, et dans le ciel s’élancent, fières et vers l’infini, les silhouettes de lumière des Freedom Towers, en signe du onzième anniversaire des attentats. Avant de rentrer, un détour par le square Zuccotti: petit parterre d’arbres au coeur des gratte-ciel oppressants-impressionnants de Wall Street. Personne. Nobody. C’est la nuit. Bancs de granit, tables, chaises et lumières chic à même le bitume. Personne. Pas un chat en ce lieu du fameux campement. Seulement deux sculptures en une sorte de dialogue qui résonne avec les tours qui les encerclent : l’une, Double Check, de l’artiste américain connu pour ses trompes-l’oeil grandeur nature, John Seward Johnson, figure un businessman de bronze assis sur un banc; l’autre, Joie de Vivre, par l’Américain né en Chine de parents italiens Mark di Suvero, brandit vers le ciel ses poutrelles d’acier soudé peintes en rouge, hautes de 21 mètres. L’une, donc, plutôt basse, au sol, et l’autre qui se propulse en direction des étoiles, à moins qu’à l’assaut des buildings. Cohabitation et métaphore qui donne à songer. A suivre…
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